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Dans l'avion qui me ramène à Paris, je lis La Méthode simple pour en finir avec la cigarette. Ce livre aurait permis à des dizaines de milliers de fumeurs de cesser de fumer. Son auteur, tenu pour l'expert le plus célèbre dans l'assistance portée aux fumeurs qui veulent arrêter, était comptable. Il est devenu psychologue pour le bien des autres, pour sauver l'humanité des affres du tabagisme. Sa louable vocation lui a rapporté une petite fortune et une notoriété qu'il n'aurait jamais connues dans son entreprise. Selon lui, il ne s'agit pas d'apprendre à détester la cigarette mais d'accepter préalablement l'évidence de ce fait qu'elle est la cause d'un mal absolu. Le plaisir qu'elle procure, les illusions séduisantes qu'elle offre, n'existent pas, les facultés thérapeutiques que nous lui prêtons, sont de pures chimères. La seule réalité est qu'elle tue.
Pour réussir à admettre comme une certitude radicale l'impact terrifiant de sa désastreuse nocivité, il faut savoir reconnaître humblement une profonde erreur existentielle, celle d'avoir fumé. L'apologie contemporaine des séances de groupe au cours desquelles les gens expriment leurs manières de résister à la tentation de fumer se fonde sur le partage de leurs humiliations. Pour découvrir la chance d'être délivré d'une pareille addiction, il faut savoir s'humilier soi-même en manifestant de la honte vis-à-vis de ce qu'on a fait ou de ce qu'on continue à faire. Et s'humilier collectivement demeure le meilleur moyen d'éviter toute complaisance à l'égard de soi.
Il faut que s'opère cette association affligeante : l'horreur de la cigarette équivaut à l’horreur de soi fumant. Mais l'horreur de soi fumant, convenons-en, ne peut se départir de l'horreur de soi en général.
Je ne sais pas combien de temps je résisterai à la tentation de fumer. Je regarde les gens, je me demande souvent comment ils font pour vivre, pour aimer vivre, comment ils se donnent de bonnes raisons pour continuer à être ce qu'ils sont. Ils savent où ils vont, ce qu'ils vont faire de leur journée, ils ont des activités qui se succèdent ou qui se répètent, leur temps est si bien occupé qu'ils n'ont pas besoin de réfléchir à ce qu'ils pourraient faire d'autre s'ils n'avaient rien à faire.
Sans fumer, ma fébrilité cesse, elle perd sa puissance à imprimer un rythme aux gestes que je pourrais effectuer, aux intentions que je devrais avoir, ou aux idées qui semblent m'échapper. Sans doute faut-il que je sois patient, que j'attende le retour du mouvement au cœur de cette inertie qui m'immobilise. Je ne vais tout de même pas me morfondre tous les jours en comptant les heures qui précèdent le moment où je me coucherai. Je dois réussir à me convaincre qu'il s'agit là d'un état passager. Mais sa durée risque de me rendre dépressif. Je préfère voir les autres vivre. Chacun a une allure. Une démarche. Cette manière singulière d'avancer sur un trottoir, de s'arrêter sur le bord en attendant que le feu devienne rouge. Les corps passent un par un devant mes yeux. Leur translation anéantira peut-être mon envie de fumer.
Au fil des jours, l'envie disparaîtra, et un soir, beaucoup plus tard, lorsque la dépendance aura été congédiée, je prendrai un cigare. Je le choisirai avec plaisir, je me réconcilierai avec le vrai goût du tabac, je n'aurai plus besoin d'attendre la naissance du dégoût pour me persuader que je ne devrais plus fumer du tout. Ce sont l'addiction, la nervosité, le stress qui nous irritent, la manière de savourer un cigare réclame du temps, un temps indéfini, particulier, un temps qui n'a point besoin d'être répété comme dans l'usage fébrile des cigarettes. Le cigare n'est pas une alternative, il est un choix. Il faut avoir cessé de fumer pour en ressentir la volupté. Ce n'est pas une nouvelle habitude qui s'impose pour l'avenir, c'est le fruit occasionnel d'une résolution définitive de la dépendance.
Choisir le mouvement perpétuel, celui qui conduit à se coucher par épuisement. Oublier de compter le temps qui passe. Eviter de revenir en arrière. Suspendre la mémoire. Se regarder dans la glace, sourire en songeant que la teinte rousse des poils de la moustache finira par disparaître. Ouvrir la fenêtre, humer l'air. Prendre un bonbon à la menthe, juste un. Le laisser fondre dans la bouche. S'occuper, avoir des obligations. Dormir. Parachever ce qui est déjà commencé, prendre l'habitude de terminer calmement ce qui a été entrepris. Des cadences, un rythme du corps pour conjurer la tentation de l'impotence. Croire en une belle victoire sur l'impuissance, celle qui guette le fumeur chronique. Apprécier cette chance inouïe de sentir le désir retrouver son énergie juvénile. Et rire de tout et de rien, rire de cette manière si insensée qu'elle entraîne enfin l'ivresse. Il suffit de reconnaître à l'instinct de vie sa qualité d'être invincible.