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Chaque fois que je me rendais à la campagne afin d'y rester quelques semaines, je pensais réunir les conditions idéales pour cesser de fumer. Il me fallait un rythme de vie différent, plus proche de la nature. Je me disais qu'au moment où l'envie d'allumer une cigarette me prendrait, je pourrais marcher dans la forêt ou le long de la rivière pour l'oublier. Quand, au retour d'une grande balade à bicyclette, je buvais un verre de vin blanc, j'avais tellement l'habitude de fumer que l'idée même de me refuser ce plaisir me semblait ridicule. J'avais beau compter le nombre de cigarettes que je consommais chaque jour, je trouvais toujours le moyen d'estimer que j'étais raisonnable. Il est vrai que je ne fumais pas comme un pompier, je me contentais d'acheter un paquet tous les deux jours. Il m'arrivait parfois de dépasser la dose que je m'étais prescrite, mais le lendemain je rétablissais la moyenne que je m'étais imposée en redoublant d'attention. J'ai compris que plus j'étais vigilant, plus je comptais régulièrement les cigarettes que je sortais du paquet, moins je me préparais à cesser de fumer. Lorsque j'ai acheté des chewing-gums à la nicotine, j'ai lu sur le prospectus que la première cigarette, celle qu'on fume le matin après le café, était le signe le plus déterminant de cette dépendance. Celle-là, comment aurais-je pu m'en passer ?
Ce matin, je me lève décidé à ne pas prendre une cigarette après mon café, comme je l'ai fait depuis une trentaine d'années. Si l'envie est trop forte, je pourrai toujours me recoucher. Au lit, je n'ai jamais fumé. Hier soir, je me suis dit que c'était la dernière. Je n'ai pas voulu imaginer que ce serait fini, que je ne fumerais plus jusqu'à ma mort. Je préfère penser que si j'arrête maintenant, je garde la possibilité de fumer de temps à autre. Il me faut passer par l'épreuve d'une cessation entière, mais non définitive. L'idée même qu'une plaisante habitude soit supprimée de ma vie me paraît insoutenable. J'ai l'impression de me retirer toute chance de redécouvrir un plaisir que j'aurais perdu. Je suis là, près de la table, je sais que le paquet n'est pas loin, je dois résister.
Certains osent me dire que je n'ai pas de volonté. Il est vrai que je déteste la volonté quand elle est prise pour une valeur morale. Au nom de quoi cette volonté devrait-elle se retourner contre moi ? Au nom de ma survie ? Quel sens puis-je donner aujourd'hui à la survie ? Les menaces qui sont susceptibles de précipiter l'heure de notre mort demeurent innombrables. Rien ne me garantit que je vivrai plus longtemps si je n'abuse plus de la nicotine, si je ne laisse pas ma langue et ma gorge submergées par des vagues de fumée chargées de goudron ou de je ne sais quelle autre substance toxique. Je ne peux pas me dire qu'une cigarette en moins, c'est une heure de gagnée. Si je devais appliquer le même raisonnement à bien des choses que je consomme, à l'air que je respire, je ne serais plus en mesure d'apprécier la vie. Qui plus est, il faudrait que je connaisse l'heure initialement prévue de ma mort pour savoir si j'ai vraiment gagné un temps supplémentaire d'existence.
Je ne suis pas dupe de mes fantaisies, je sais trop combien il m'est agréable de jouer à la dernière cigarette. Vous vous préparez à la fumer, vous vous dites que ce sera bientôt fini, que vous ne ferez plus le geste que vous êtes en train de faire, que vous garderez un souvenir de ce geste. Vous avez vu comment ceux qui ne fument plus cherchent parfois dans leur poche un paquet qui n'y est plus depuis des années, comment ils approchent l'index et le majeur de leurs lèvres. Le réflexe résiste. Vous pensez aussi à cette cigarette que le condamné à mort fume avec une superbe délectation avant son exécution, vous le voyez en train d'envoyer des volutes de fumée, à l'aube, en cet instant ultime où son dernier geste condense toute la puissance de la vie. Vous êtes ému, c'est le plus beau moment que vous vivez, vous avez envie qu'il se reproduise, vous cessez de fumer pendant plusieurs jours, vous reprenez votre première cigarette, vous en consommez d'autres pendant plusieurs semaines, et, de nouveau, vous vous mettez en condition d'arrêter, vous retrouvez alors cette circonstance qui vous fascine, celle de la dernière cigarette.
Il est incroyable que, dans des méthodes écrites pour en finir avec la cigarette, la dernière doive être consommée en éprouvant le plus grand dégoût. Pour savourer la joie d'être enfin libre de toute dépendance, il vous est conseillé de bien penser, en tirant les ultimes bouffées, à tous les poisons que vous avez ainsi absorbés depuis que vous fumez. Il vous est même enjoint d'imaginer qu'il est magnifique dans la vie de ne plus jamais faire ce geste que vous avez pris si longtemps pour un signe imparable de séduction. Il faut vous persuader que la dernière cigarette est l'essence même de l'horreur que vous avez vécue en fumant. Il faut qu'elle sente si mauvais qu'elle ne soit plus l'objet d'une tentation, à moins que vous n'ayez, comme bien des gens, une attraction particulière pour ce qui devrait vous dégoûter. Michelet, le célèbre historien, reniflait bien des urines avant de pouvoir écrire.
Le lendemain, j'adopte une autre tactique. Avant de me lever, durant ce temps où je demeure éveillé, songeant à ce que je ferai dans la journée, je me dis que la cigarette que j'ai fumée avant de me coucher pourrait devenir la dernière. Il suffirait que je la considère une fois pour toutes comme étant la dernière. N'ayant pas encore le goût du tabac dans la bouche, je devrais profiter de cette purification que la nuit vient de m'offrir. Ce serait plus aisé de procéder ainsi plutôt que d'attendre le milieu de la journée pour décider d'arrêter. Personne, me semble-t-il, n'a fumé sa dernière cigarette après le repas de midi. Il est impossible d'imaginer que pareille décision soit prise à un autre moment qu'en soirée. J'ai pourtant essayé de la prendre après avoir fumé la cigarette du petit déjeuner.
Il est sept heures, je m'approche de la fenêtre, je regarde au-dehors et je me dis que ce sera peut-être moins difficile que je ne le pensais. Deux heures plus tard, l'envie est là, tenace, je lui résiste, je marche de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre, je respire à pleins poumons, je bois trois ou quatre verres d'eau, je fais des exercices, je sens l'envie s'amenuiser, du moins j'y crois. Quand je m'assieds de nouveau à mon bureau, je réussis à travailler pendant une heure, et là, brusquement, je retourne dans la cuisine pour me saisir du paquet de cigarettes que j'ai gardé par précaution. Il est évident que, si je ne l'avais pas eu, ce paquet, je serais sorti en acheter un autre.
Je sais, comme tout fumeur qui souhaite en finir avec sa consommation abusive de cigarettes, qu'il est nécessaire de séparer la dépendance du plaisir. C'est une épreuve philosophique. Comment puis-je me représenter que ce que je crois être un plaisir n'en est pas un ? Celui qui tente de fumer de manière épisodique tient, me semble-t-il, à circonscrire le plaisir pour l'isoler de l'obsession, pour lui conserver sa valeur exceptionnelle. Lorsque nous n'avons pas fumé pendant plusieurs heures, nous constatons combien la cigarette que nous venons d'allumer nous enivre, combien elle nous fait presque trébucher, si nous sommes debout, en provoquant l'effet d'une drogue que nous découvrons avec cette terrible sensation d'un trouble qui nous redonne l'envie irrésistible de continuer à fumer.
Comment se convaincre de ce fait pourtant évident que le plaisir n'est pas lié à l'habitude ? Le grand fumeur est assujetti à sa propre dépendance, il ne peut plus connaître le plaisir, il a un comportement comparable à celui d'une machine à vapeur. S'il n'a pas sa dose quotidienne, il est affolé, il n'est plus bon à rien. La seule solution, pour lui, est d'abandonner un pareil déterminisme qui le rend trop malheureux. Les anciens fumeurs louent la liberté qu'ils ont retrouvée, comme s'ils vivaient une autre vie depuis qu'ils ont cessé de fumer, comme s'ils pouvaient enfin respirer à pleins poumons. Ils affichent un bonheur qu'ils aiment rendre enviable au regard de ceux qui continuent à être asservis au terrible besoin de chercher un bureau de tabac à n'importe quelle heure du jour et de la nuit.
Si je ne prends aucune cigarette, j'ai l'impression d'être plongé dans un étrange état d'inertie, je ne parviens plus à associer les idées qui me préoccupent, ma mémoire se délite, je ne vois plus très bien ce qui m'entoure, je ne prête guère d'attention à ce qu'on me dit, je ne sais plus que penser de quoi que ce soit. Il faudrait que j'arrive à imaginer qu'étant debout, je sois encore au lit et que j'accepte la confusion mentale comme une source particulière de réflexion. Puisqu'en étant étendu je n'éprouve pas le besoin de fumer, il faudrait que, debout, je me vive comme étant allongé sur une couche. Il faudrait que mon point de vue sur le monde demeure le plus longtemps possible horizontal. Ce qui me chagrine le plus, c'est qu'en m'abstenant de fumer, je n'ai plus d'idées, comme si de la consommation régulière de nicotine advenait le rythme tout aussi cadencé des pensées. J'ai beau rester assis derrière mon bureau, dans l'expectative d'une réflexion qui va bientôt naître, je me sens vidé de l'intention même de réfléchir. La première cigarette me tire de cette effroyable situation. Elle est un véritable soulagement.
Dans le monde des entreprises, rares sont devenus les gens qui fument en travaillant. L'autorisation de consommer des cigarettes dans un boxe réservé à cette fonction, si elle limite les effets nocifs de la tabagie, laisse croire au fumeur qu'il peut toujours avoir un instant d'apaisement en répondant à son envie comme on satisfait un besoin pressant. Travaillant chez moi, je m'évertue pourtant à appliquer le même règlement. Toutes les heures, je quitte mon bureau pour aller fumer une cigarette dans la pièce à côté. Il est hors de question que je l'allume dans mon lieu de travail. Le temps de la fumer est pris pour celui d'une détente. Et je crois même qu'en la fumant, mes neurones retrouvent une intensité d'action qu'ils étaient en train de perdre.
Comme tant d'autres rumeurs, j'ai souvent pensé que si je cessais de consommer des cigarettes, je pourrais prendre un cigare, un vrai cigare une fois par semaine. Il est de coutume de croire que le cigare offre un plaisir qui nous délivre de l'addiction. Cette indépendance du plaisir, bien qu'elle puisse apparaître comme une pure fiction, suppose certaines règles du comportement. Le temps de fumer un cigare n'a pas de commune mesure avec celui de la consommation rapide de la cigarette, c'est un temps plus proche du moment consacré à la première ou à la dernière cigarette. Celui qui fume le cigare, même s'il demeure à côté de nous, semble vivre une absence discrète en présence des autres. Il se crée lentement une union entre lui et l'objet convoité, au point que l'un et l'autre ne semblent plus faire qu'un derrière des volutes de fumée dont le parfum devrait produire l'enchantement de l'entourage. La jubilation du fumeur de cigare est moins ostentatoire qu'elle ne paraît, elle se lit sur son visage quand ses yeux se réjouissent à l'instant où la fumée embaumée, après être restée dans la bouche sans jamais descendre dans les poumons, s'échappe peu à peu comme si son expulsion ne réclamait aucun effort. Aucun signe d'angoisse, de nervosité ne transparaît, la sérénité se répand dans le corps avec cette douceur que le monde est incapable de donner. La question existentielle, fumer ou ne pas fumer, n'a plus aucune raison d'être posée, elle est éludée telle une outrageante ineptie imposée par la déraison d'une conception trop parcimonieuse de la santé.
Isoler le temps de fumer, le prendre comme un temps qui pourrait paraître hors du temps. Se retirer dans le fumoir. Faire de ce temps celui d'une cérémonie. Telle serait l'alternative à une répétition si obsessionnelle qu'elle finit par abolir la félicité du moment où l'angoisse n'a plus lieu d'être.