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Il est impossible d'ignorer les dangers que provoque le tabac. Les informations morbides qui circulent quant à la destruction évidente des autres et de soi-même ne semblent laisser aucune place à cette éventualité rassurante pour le rumeur que l'herbe à tous les maux contiendrait quelque effet bénéfique. Les risques de cancer sont si probants que de telles informations semblent se transformer en interdits. Comment extraire encore une cigarette de son paquet quand il est écrit sur l'emballage : « fumer tue ? » Vous n'avez ni l'intention de vous suicider ni celle de commettre un meurtre et, cependant, votre choix correspond à une semblable alternative qui, de fait, n'en est plus une. Le principe de cette affirmation péremptoire est de vous convaincre que vous ne choisissez pas, que vous êtes une victime consentante du travail de la mort. Vous imaginez être libre en fumant votre cigarette, mais seul a acquis la fierté de sa liberté, celui qui ressent combien il a vaincu le pouvoir de la mort en cessant de fumer.
Parfois l'ancien fumeur apprécie avec une joie inouïe la fumée de cigarette, qui lui rappelle une atmosphère perdue. Souvenir de sa jeunesse tardive quand il passait des nuits à cloper comme un malade en jouant au poker. Sans doute est-il satisfait au temps présent d'être sorti de cette période qui l'aurait conduit plus tôt au cimetière. Il serait pourtant bien tenté de tirer une petite bouffée, de flairer encore le tabac, il sait qu'il encourt le risque de replonger, il sait qu'il survit comme un récidiviste potentiel et que le moindre geste de goûter ce qu'il a abandonné depuis tant d'années deviendra l'occasion de recommencer. Il est persuadé que sa liberté actuelle ne saurait être compromise en cédant un instant à cette irrésistible tentation. Il a d'ailleurs appris à songer à autre chose dès qu'il sent monter en lui un tel désir. Au comble de l'ironie, l'ancien fumeur encourage ceux qui fument en leur disant qu'il n'y a aucune raison de perdre une pareille source de plaisir. Il leur explique combien il a souffert pendant des mois et même des années en cherchant à se débarrasser d'un attrait aussi obsessionnel. Un ancien fumeur m'a dit qu'aujourd'hui encore, vingt ans après avoir pris sa décision d'en finir, il se voyait dans ses rêves une cigarette à la bouche avec des volutes de fumée devant les yeux. Il m'a même dit que c'était pour lui aussi joyeux que l'érection du petit matin.
Les injonctions à ne plus fumer se déclinent comme autant de signes inéluctables de la décrépitude du corps : « Fumer provoque un vieillissement de la peau », « Fumer rend impuissant »... Il ne suffit pas de savoir que l'usage de la cigarette tue, il faut aussi comprendre comment, avant de connaître une fin précoce, la déchéance du corps se réalisera de différentes manières au point que nous sommes assurés d'avoir honte de nous-mêmes. Il faut avoir cette représentation devenue commune que les maux de notre corps, provoqués par le tabac et ses adjuvants, seront si reconnaissables que nous assisterons à notre lente dégénérescence jusqu'à l'expansion métastasique qui, détruisant nos organes, nous donnera le coup de grâce. Voilà la représentation obsédante que les rumeurs invétérés doivent avoir à l'esprit ! L'image d'un corps destiné à devenir une ruine avant de sombrer dans la mort.
Quand nous nous souvenons des anciennes publicités pour la consommation du tabac, nous ne pouvons oublier combien le port de la cigarette sur le bord de la lèvre inférieure était un signe de séduction. Pour circonvenir les femmes, pour que les hommes soient eux-mêmes éblouis, pour que l'atmosphère d'une rencontre garde son irrésistible attrait, il fallait que les diverses façons de tenir une cigarette, d'envoyer ou de retenir la fumée, manifestent la mystérieuse singularité de chacun. Ce qu'il était possible d'imaginer de la profondeur d'un être humain venait de l'allure que lui donnait sa manière de fumer. Depuis le regard pénétrant jusqu'à l'évanouissement passager de la vision la gamme des postures adoptées offrait les signes les plus harmonieux et les plus convaincants d'une connivence immédiate entre le corps et l'esprit. L'usage subtil de la cigarette apparaissait comme l'artifice le plus naturel dans les échanges privés ou publics.
Le symbole de la grande rupture, du retournement irréversible qui caractérise notre époque, est advenu le jour où le fier cow-boy qui ornait les paquets de Marlboro a été présenté dans un état pitoyable sur l'écran de la télévision. Lui pour qui la conquête de la vie s'exprimait par la majesté de l'acte de fumer une cigarette, a été exhibé au public du monde entier la tête, la gorge, la poitrine décomposées par le cancer. Lui qui affichait une souveraineté sans partage a dû articuler quelques mots inaudibles pour signifier à tous combien il n'en serait pas là s'il avait cessé de fumer. Voilà ce qui était attendu de lui : des regrets sincères et dramatiques. Personne ne lui a tendu la dernière cigarette, qui n'aurait pourtant pas changé son destin. D'autres vedettes de la publicité pour le tabac ont ensuite été montrées dans le même état déplorable comme si le pouvoir de leur séduction les avait conduites à la décrépitude et à la mort. La règle morale est simple : défier la mort par l'usage du tabac n'est en aucun cas un signe d'amour de la vie. Il est alors impossible d'accuser la publicité sur le tabac d'être mensongère, puisqu'elle présente inlassablement les indications de la nocivité du produit. En se désignant comme une marchandise qui tue, le tabac est le seul produit authentique sur le marché. On voit mal comment d'autres biens de consommation pourraient énoncer cette même vérité sans risquer d'entraîner des faillites. Si tout ce qui peut provoquer notre mort était annoncé, nous serions assiégés par des présages si morbides que la mort elle-même se présenterait comme une délivrance. La publicité sur le tabac a utilisé des métaphores fatales : le grand saut, le grand voyage, l'instant suprême... Elle n'a jamais dit qu'elle voulait notre mort ; elle est contrainte de l'énoncer afin de nous persuader que le plaisir et la mort sont des frères ennemis. Vous êtes libre d'être circonvenu par des tentations mortelles, mais vous devez savoir ce qui vous attend. La contagion du tabagisme est conjurée par la propagation menaçante de l'angoisse.
Je ne sais pas combien de fois j'ai tenté de fumer la dernière cigarette. Je sais seulement que l'angoisse ne me quittait plus depuis qu'un docteur avait remarqué que du lichen s'était formé sur mes parois buccales et sur ma langue. Il m'avait enjoint de ne plus fumer si je voulais me donner au moins une chance d'éviter un cancer. Il m'a aussi dit que le lichen était lié à l'angoisse, que son origine était psychosomatique, et que j'aurais d'autant plus de difficulté à cesser de fumer que je grillais une cigarette pour soulager mon état d'anxiété. Je me trouvais dans cette situation où je ne pouvais plus distinguer l'angoisse du plaisir. Je ne croyais pas que la cigarette n'eût qu'un effet de soulagement, j'en prenais souvent une lors de grands moments de joie. Je ne parvenais pas à m'effrayer en imaginant la dégradation qui s'opérait à l'intérieur de mon corps. Une amie m'avait pourtant dit que le lichen, à une période difficile de sa vie, avait envahi tout son corps, lequel s'était mis à ressembler à un tronc d'arbre assiégé par du lierre. Du moins l'avait-elle vu ainsi. Lorsque je passais ma langue sur la paroi buccale, je sentais bien que des rhizomes s'étaient formés et qu'ils ne disparaîtraient plus. Je n'avais pas vraiment peur, je pensais que le corps avait lui-même ses facultés de résistance à la détérioration, quelle que soit la forme que celle-ci prendrait. Je me souviens de cette femme qui tenait un café dans un village et qui fumait des Gauloises derrière son comptoir en conversant avec ses clients. Elle eut un cancer de la gorge. Peu de temps après l'avoir appris, elle changea le décor de son café. Elle retira les boiseries, les étagères, les bibelots, elle fit repeindre les murs en blanc, elle conserva trois ou quatre tables pour recevoir ses derniers clients, ceux qui accepteraient de venir ici sans fumer. Je la revois debout derrière son bar, les yeux hagards, le cou entouré d'un pansement, incapable de parler. C'était horrible : sur les murs, elle fit accrocher les radiographies de sa gorge et de ses poumons, en couleur, exposées comme les œuvres d'un artiste. Quand je suis venu dans son café, quelques semaines avant sa mort, je l'ai regardée en train d'observer les photographies de sa décrépitude. Le silence qui régnait dans cette salle était devenu insupportable, j'ai eu l'impression d'être assis là dans l'antre qui précède l'accès au tombeau. Je ne bougeais plus, je n'osais pas sortir, je me sentais condamné à attendre avec elle l'heure de son trépas en regardant les signes abstraits qui, de l'intérieur de son corps, l'avaient annoncée.
Pour elle, c'était trop tard. Elle n'avait plus aucune chance de retarder sa mort. Son changement d'existence n'était qu'une manière de l'accepter. Elle aurait fort bien pu, étant donné son état déplorable, continuer à fumer des cigarettes sans trop souffrir. Pourquoi fallait-il qu'elle exacerbe le moralisme infligé par l’anti-tabagisme en créant le théâtre quotidien de sa culpabilité ? Je pense aujourd'hui, quelques années après son enterrement auquel j'ai assisté, qu'elle n'a pas de cette façon fait allégeance à un pareil moralisme, mais qu'elle a plutôt parodié par l'horreur le pouvoir de la prédestination. En effet, comment croire à notre époque en un déterminisme prétendument scientifique qui rapporterait les innombrables causes de notre mort à une seule origine ? Et je pose cette question en toussant comme un perdu à cause de la cigarette que je viens de consommer.
Suis-je à ce point inconséquent ? Avec l'exposition de ses radiographies, cette femme ne me signale pas son regret désespéré de n'avoir pas écouté son médecin, de n'avoir pas suivi les injonctions morales qui l'auraient sauvée de son funeste destin, elle me dit que, s'il en est ainsi, puisqu'elle doit mourir, autant regarder ce qui se passe à l'intérieur du corps pour connaître l'œuvre de la mort. Elle ne veut pas dire : « Si je n'avais pas fumé, je n'en serais pas là », elle dit : « Voilà comment j'ai vécu, voilà comment je mourrai. » Elle rejoint la sagesse d'antan, celle qui conduisait les hommes à écrire au-dessus des crânes sculptés sur les pierres tombales : « Nous avons été comme vous, et bientôt vous serez comme nous. »
II est commun de considérer que la peur incite à ne plus fumer. La peur de la maladie, de la vieillesse prématurée, de la mort... Il faudrait compter sur elle, la peur, pour nous donner la volonté d'en finir. Il suffit qu'elle prenne une tournure obsessionnelle pour provoquer la stimulation de nos mécanismes de défense. La peur fait peur. Elle nous envahit, elle est contagieuse, nous lui octroyons toutes les raisons d'être qui suffisent à la rendre particulièrement virulente.
Il est difficile d'admettre en contrepartie que nous substituons des modes de destruction les uns aux autres, et qu'en ce sens, la peur de la mort peut nous rendre morbides. C'est là une question d'économie corporelle dont la finalité première demeure la représentation de la longévité. La peur nous permettrait de développer des mécanismes de protection qui nous garantiraient une plus longue durée de vie. La santé, dit-on, est le bien le plus précieux, mais les économies de survie ne sont guère radieuses, elles impliquent une gestion mortifère des besoins et des désirs par l'accroissement des interdits. Objet de tous les soins, le corps devient objet de toutes les mortifications.
On connaît le vieux principe du Nirvana : la volonté de réduire à zéro toute excitation est le destin même des pulsions de mort. Il faudrait s'approcher au plus près d'un état de mort pour se donner les chances de survivre le plus longtemps possible. L'équilibre obtenu grâce à une juste mesure entre l'excès et le défaut apparaît comme le souvenir d'une philosophie surannée, l'impératif de la survie se fonde désormais sur la lutte contre la virtualité même de l'excès.
Imaginer l'horreur, est-ce le meilleur moyen de se convaincre d'arrêter de fumer ? Je peux me construire une vision de l'état interne de mon corps, je peux me représenter la noirceur de ma gorge et de mes poumons provoquée par la fumée du tabac, je peux regarder mes dents jaunir, je peux même me figurer une avancée progressive, sournoise, des métastases, de ces cellules destructrices que les substances nocives excitent, je ne sais pas pourquoi la peur de ma mort ne m'effraie pas au point d'avoir la volonté d'en retarder la venue. Dois-je en déduire que je reste inconscient du malheur qui ne manquera pas de se produire ? Ou dois-je croire que je me fais complice de ma propre dégradation ? Bien que je ne supporte pas, comme tant d'autres, les manières discriminatoires avec lesquelles on tente de nous convaincre de cesser de fumer, je ne peux ignorer l'évidence de cette déchéance qui s'accomplit à l'intérieur de mon corps. L'un de mes amis qui ne fume plus depuis deux années me dit souvent qu'il est préférable de ne point s'arrêter, et pourtant il l'a fait. Il ne manifeste pas la moindre tentation de recommencer, il dit qu'il a trop souffert durant de longs mois au cours desquels il était persuadé d'avoir perdu la raison. Etait-ce le manque de nicotine qui le rendait fou ? Fallait-il qu'il subisse l'épreuve d'une telle déchéance mentale pour redécouvrir sa puissance intellectuelle sans le moindre recours à une drogue ? Maintenant, il a l'air d'être sauvé, il ne fait pas le fanfaron, il apprécie que les autres fument autour de lui. Nous, les autres, nous pourrions le prendre mal, puisqu'il semble nous dire qu'il est tiré d'affaire, qu'il ne reviendra jamais sur sa décision, parce qu'il ne veut pas revivre cette terrible période où il a bien cru qu'il ne serait plus lui-même.
Ce temps de la grande rupture, tel que mon ami l'a vécu, est peut-être une expérience fascinante. Un véritable changement d'existence. La consommation régulière des cigarettes soutient l'enchaînement des gestes quotidiens, la succession des activités, et sans doute la concaténation du langage. Imaginons que cette habitude de la continuité s'effondre, le sens de ce que nous sommes en train de faire va perdre lui aussi son pouvoir de nouer le présent au futur immédiat. Il faudra que j'accepte le désarroi dans lequel je serai plongé, que je l'apprécie même comme une possible qualité de la vie. Etre là, commencer de faire quelque chose, oublier ce qu'on avait entrepris, s'asseoir, attendre, réfléchir à ce qu'on devrait envisager de faire, se lever, regarder autour de soi, découvrir l'inertie, la voir s'installer dans notre corps, la voir créer ses propres effets de pesanteur, consentir à l'abandon sans le moindre objectif. Une expérience initiatique. Une autre manière d'être au monde. Et surtout ne plus songer un instant qu'il s'agit d'une affaire de volonté. C'est une autre vie qui commence, et pour qu'elle puisse prendre forme, il lui faut passer par cette période préalable durant laquelle le regard porté sur le monde n'est plus le même. Celui qui a cessé de fumer au nom de la survie ignore cette singulière expérience. Il a trop besoin des artifices de la morale et de la science pour se justifier.
Il faut que l'acte souverain d'allumer une cigarette soit préservé dans la manière de cesser de fumer. Il faut que l'acte de fumer devienne une pure abstraction sans jamais disparaître. Voilà ce que je me suis dit pour me préparer aux premiers jours, à ces fameux jours où tout basculera.