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III

Le fumeur doit se représenter qu'il cherche à provoquer la mort des autres. Il doit accepter leur intolérance radicale comme l'expression d'un salut communautaire alors qu'il est a priori exclu de tout partage commun de l'espace. Et si par mégarde il sourit en allumant une cigarette, il semble manifester son plaisir sournois de faire le malheur des autres. Sa possibilité d'être courtois lui est retirée puisqu'il n'est plus en mesure d'apprécier les convenances. Il est sommé de se replier, de s'isoler, afin de reconnaître qu'il n'est plus un être social. Il lui faut comprendre que s'il veut revenir à la vie sociale, il doit d'abord passer par l'épreuve d'une terrible humiliation au moment même où il est en train de fumer. Ainsi doit-il s'enfermer dans des espaces réservés aux fumeurs, si exigus qu'il tousse avec ses compagnons de misère qui, eux aussi, crachent leurs poumons en pompant la fumée des cigarettes comme des locomotives qui ont fait leur temps. Ces espaces-là, qu'on découvre dans certains aéroports, sont vitrés de sorte que l'on peut voir les condamnés s'agiter dans une épaisse fumée comme s'ils étaient déjà asphyxiés. Il est vrai qu'ils ont encore la chance de pouvoir en sortir, et qu'ils sont libres de ne point y aller. On leur fournit seulement une expérience salutaire qui préfigure ce que pourrait être leur sort définitif.

La manière de répandre la fumée de sa cigarette autour de soi est devenue un viol de l'espace public. Le fumeur est un criminel, mais il est aussi un violeur parce qu'il s'approprie un territoire qui ne lui appartient pas. Il impose sa loi en simulant quelque attention à l'égard d'autrui pour jouer les séducteurs. Comble du vice : on a toujours l'impression qu'il lui faut un espace vierge pour jouir de sa cigarette comme si c'était la première. Il n'ose plus envoyer sa fumée dans les yeux des femmes, ce n'est plus le signe intempestif d'une déclaration d'amour. Il l'envoie de côté, il envahit l'espace par les alentours, et ses petits nuages de fumée tentent d'en rejoindre d'autres pour former des anneaux de complicité.

Désormais l'espace public a été conquis par les non-fumeurs, les fumeurs n'ont qu'à bien se tenir, ils sont sous haute surveillance. Les signes de tolérance se font rares. Dans un restaurant, le tenancier a fabriqué des pancartes en carton qu'il accroche au mur, au-dessus de la tête des clients. Sur le recto, il est écrit : Espace fumeur, sur le verso : Espace non-fumeur. Lorsque les clients fument, il utilise le recto ; lorsqu'ils ne fument pas, il retourne la pancarte.

Hélas, aux subtilités du civisme s'est substituée la rigueur du moralisme. On aurait pu imaginer une société dans laquelle la prévenance eût été l'arme de la bonne entente, mais la discrimination exacerbée semble demeurer la règle essentielle du maintien de la communauté.

Qui a vraiment le pouvoir ? Les fumeurs ou les non-fumeurs ? Vous l'avez toujours eu, disent les non-fumeurs, c'est à notre tour de l'avoir ! Vous nous avez pollué la vie pendant des décennies, c'est à notre tour de vous pourchasser. Nous ne sommes pas intolérants, nous sommes assurés d'avoir raison. Les arguments que vous osez encore nous donner, vous les fumeurs, nous les tenons pour nuls et non avenus, les nôtres sont légitimes et bienvenus. Donc, c'est la guerre.

La raison est du côté des non-fumeurs, mais elle ne leur suffit pas, ils veulent la guerre pour exercer leur « nouveau » pouvoir, celui de rendre coupable le fumeur qui tue. Ce dernier doit se persuader qu'il est voué à disparaître, que ses moyens de défense sont insensés au regard des normes établies sur des fondements scientifiques pour gérer un nouvel espace commun sans fumée.

Parfois, il faut tout de même le reconnaître, l'intelligence du non-fumeur se manifeste par son absence d'interdit. Elle ne vient point de sa tolérance ostensible, elle tient plutôt d'une résistance manifeste à la terreur. Le fumeur est sympathique aux yeux du non-fumeur récent parce qu'il garde, malgré sa dépendance, une certaine liberté à l'égard du terrorisme moral qui vise son extermination. Le non-fumeur récent sait qu'il a changé ses manières d'être au monde, qu'il n'est plus le même depuis qu'il a cessé de fumer. Au-delà des bonnes raisons qu'il avait de ne plus fumer, il se souvient que le jour où il a allumé sa dernière cigarette, il a assumé l'arbitraire de son choix. Mais il sait surtout que les non-fumeurs qui aboient les règles morales de la discrimination pourraient bien le faire en d'autres circonstances plus inquiétantes encore.

De la fenêtre, j'aperçois la forêt, j'observe la variation des teintes vertes ou ocres des arbres en me disant que les premiers signes de l'automne ont fait leur apparition. Je pense alors que si je ne fumais pas, je pourrais mieux m'abandonner à la contemplation de la nature. Mon regard serait capté par ce qui se présente à lui sans que je décide de ce que je vois. J'imagine un monde sans volonté individuée, un monde dans lequel les intentions pousseraient comme des fleurs, s'épanouiraient pour s'éteindre en laissant leur place à d'autres desseins plus obscurs que nous ne connaîtrions pas. Je l'ai vue mille fois, cette route qui entre dans la forêt, je peux fermer les yeux et en faire le tracé comme si je la voyais encore. Je l'ai vue derrière des volutes de fumée, elle était devenue plus floue, comme dans un léger bougé au cinéma. Ne plus voir les choses derrière cet écran de fumée. Choisir un regard qui ne serait plus sous l'effet de la nicotine pour laisser le paysage se construire tout seul.

Il y a ce leurre : découvrir une autre jeunesse. Marcher le long de la rivière au petit matin, aspirer l'air frais, le laisser entrer dans les poumons, gonfler la cage thoracique avant d'expirer. Avoir l'impression de vivre son propre corps comme un objet de la nature, comme un arbre, comme une fleur, ou plutôt comme un oiseau. Le bonheur d'être pénétré par la nature elle-même. Ainsi devrais-je penser avoir durant toute mon existence préparé la noirceur présente de mes organes. Pourquoi faudrait-il que je déteste ce que je suis aujourd'hui pour découvrir une autre jeunesse ?

Il paraîtrait souhaitable de croire que celui qui vient d'arrêter de fumer soit sous le coup d'une révélation. Il découvrirait la joie du salut comme un jeune initié qui fait son entrée dans une secte. Tout ce qu'il a vécu auparavant serait comparable à une longue période d'aveuglement, à ce temps durant lequel il n'aurait jamais su qu'il avait en lui la force de vivre à pleins poumons. La sortie du tunnel. Et derrière soi, l'horreur de l'encrassement. Pire que la guerre. Mais pourquoi la société a-t-elle laissé tant de gens mourir à petit feu ? Pourquoi ces centaines de milliers de cadavres de fumeurs ? Pourquoi un tel désastre opéré de manière si insidieuse par consentement mutuel à la crémation des organes ? Comment une société a-t-elle été capable de provoquer la mort en hécatombe de ses propres membres en orchestrant la publicité d'un produit qui tue ? Ces questions laissées sans réponses demeurent à l'origine de l'étrange perversité des pouvoirs publics qui ont habilement réussi à se dédouaner de leur responsabilité présumée. Si tous les morts, qui l'ont été à cause du tabagisme, étaient encore vivants, les caisses de retraite seraient dans l'impossibilité de leur assurer une survie décente. En faisant cette hypothèse, il est vrai qu'on finirait par croire qu'une société est idéale quand elle est apte à gérer la durée de vie de ses membres.

De fait, certains philosophes nous ont déjà alertés : la gestion bio-politique de la vie humaine se profile comme la destinée inéluctable de notre modernité. Une société pourrait s'octroyer le droit de vie ou de mort sur les individus qui la composent. Les médecins seraient en mesure de refuser une intervention chirurgicale sur le corps d'un fumeur récidiviste puisque celui-ci coûte trop cher à la Sécurité sociale. Les gens qui refuseraient de se plier aux règles de survie édictées par les pouvoirs politiques seraient peu à peu condamnés à disparaître. Triompherait un état d'exception général dans lequel la bonne conduite de l'individu deviendrait la garantie de sa durée de vie ainsi programmée. Comment un fumeur aurait-il droit à la vie puisqu'il tue les autres et qu'il pollue l'environnement ?

J'ose raconter ce qui m'est arrivé un jour où le temps était très gris à la campagne. La lumière du soleil ne perçait plus les nuages depuis la semaine précédente, il faisait froid, la bruine persistait, j'avais le bourdon, j'étais là enfermé, seul, je ne répondais plus au téléphone, je n'appelais personne, je n'allais plus dans le village, je n'utilisais plus ma voiture, je restais assis dans un fauteuil près de la cheminée, je regardais les flammes, j'imaginais déjà qu'il n'y aurait plus d'après. Je ne fumais pas, je n'en avais plus envie, je ne réussissais même pas à penser, les souvenirs m'avaient quitté, j'avais la tête vide. J'avais l'impression de suivre un destin qui m'était tracé comme une voie qui se termine au milieu d'une ville en impasse ou comme un chemin qui disparaît à tout jamais dans les champs. Je ne parvenais même plus à tenir un livre dans mes mains pour continuer au moins à lire. Il fallait, je ne sais pour quelle raison, que je ne sois pas distrait, que toute mon attention soit captée par ce vide qui m'envahissait au point de me rendre pénible le moindre geste. L'idée d'en finir était bien là, si puissante qu'elle suspendait toute autre idée qui aurait pu la menacer. L'idée d'en finir avait pénétré tout mon corps jusqu'aux extrémités, mes doigts et mes orteils ne bougeaient plus, je les sentais immobiles comme s'ils étaient traversés par une substance qui pétrifie. Je savais cependant qu'au dernier moment, je devrais quitter mon fauteuil pour rejoindre la grange plongée dans l'obscurité. C'était là que la scène aurait lieu, devant un tas de bois.

Je me suis levé, j'ai marché lentement dans le couloir, j'ai pris au passage le bandeau noir que j'avais posé sur le buffet, je suis arrivé dans la grange, je me suis approché du tas de bois, j'ai attrapé le paquet de cigarettes que j'avais placé la veille sur une bûche, j'ai allumé une cigarette avec une allumette, j'ai regardé la flamme s'éteindre, j'ai tiré trois bouffées, et je me suis mis le bandeau noir sur les yeux en laissant ma bouche bien dégagée.

Je les devinais alignés en face de moi, vêtus d'un uniforme. Sur leur tee-shirt était marqué en grosses lettres : Fumer tue, ils tenaient la crosse de leur fusil contre l'épaule, déjà prêts à tirer alors que personne ne leur en avait donné l'ordre. Moi, je fumais. J'étais en train de quitter le monde. Je voulais qu'ils m'exécutent avant la fin de ma dernière cigarette, je la laissais se consumer entre mes lèvres, j'étais très angoissé, et en même temps, je ressentais une étonnante délivrance, j'étais heureux d'échapper enfin à ce monde devenu si totalitariste. Ils semblaient prendre un malin plaisir à ne pas tirer, comme s'ils attendaient que j'écrase d'abord mon mégot avec mon pied pour leur confirmer que j'étais prêt. Je leur ai fait un signe, je m'en souviens, un signe injonctif, j'ai dressé le bras gauche, ils avaient l'index sur la gâchette, ils n'ont pas tiré. Je leur en voulais, ils gâchaient mon dernier plaisir, ils cherchaient à me laisser mourir frustré. Ils tenaient à ce que je quitte ce monde en regrettant d'avoir fumé. Ils ne m'accordaient même pas l'ultime plaisir qui m'aurait fait oublier en ce moment décisif mapropre condamnation à mort. Quand j'ai dû jeter le bout infime qui restait de ma cigarette, je me suis dit que j'allais en prendre une autre, je tenais à être en train de fumer à l'instant même où je serais fusillé. Je me suis tourné vers le tas de bois, j'ai tendu la main droite pour attraper le paquet. C'est à ce moment qu'ils ont tiré, ils m'ont tué pendant que j'avais le dos tourné. Ils n'ont pas accepté que ma dernière cigarette devienne l'avant-dernière.