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Je me souviens avoir assisté, étant encore enfant, à cette scène traditionnelle du cirque au cours de laquelle un homme coupe avec son fouet la cigarette que fume un adolescent. Son geste est d'une effrayante précision, il fait tourner le fouet au-dessus de sa tête et le lance brusquement pour sectionner le bout de la cigarette. L'adolescent demeure immobile, le moindre mouvement lui serait fatal, il continue à fumer jusqu'au moment où il ne reste que le mégot sur le bord de ses lèvres. Après avoir effectué plusieurs circonvolutions avec son fouet, l'homme vient frapper d'un coup sec le mégot qui s'envole pour atterrir sur la tête des spectateurs médusés. Je me suis toujours demandé si cet adolescent fumait en d'autres circonstances.
J'ai commencé à fumer tardivement. À trente-cinq ans, je crois. Je dois avoir gardé toute cette période de ma saine jeunesse comme une réserve d'air pur dans mes poumons. Du moins puis-je m'en persuader. Si je n'avais pas rencontré cette femme qui fumait toute la nuit, je n'aurais pas sombré dans la dépendance. Une histoire d'amour qui a mal tourné. Ce n'est guère original. Les nuits étaient longues, cette femme parlait sans cesse, m'entraînant dans les méandres de mon inconscient, elle aimait la crise, la crise pour elle-même, la crise qui fait fumer à outrance parce qu'elle n'a de limites que l'épuisement.
Je ne regrette rien. Ce serait désobligeant à son égard. J'ai trop d'orgueil aussi pour croire que ce qui m'est arrivé, je peux ne pas l'avoir voulu. Ce serait une terrible lâcheté de ma part de considérer que cette femme est à l'origine de ma malheureuse addiction. D'ailleurs suis-je si malheureux ? Quand je me souviens d'elle, bien qu'elle m'ait torturé, je souris en songeant à ma naïveté. Aujourd'hui, je ne me laisserais pas circonvenir de la sorte. Je n'ai plus aucune attraction pour des scènes interminables de crise, pour ce jeu de la mise en accusation et de la justification. Ce jeu, nous en conviendrons, ce terrible jeu qui nous pousse à fumer cigarette sur cigarette.
Quand je l'ai revue, beaucoup plus tard, elle avait décidé d'arrêter de fumer. Depuis plusieurs mois, m'a-t-elle dit, elle collait sur son bras gauche un timbre qui ne lui faisait pas l'effet qu'elle attendait. Elle était là, assise sur une chaise, à côté de sa table de cuisine, elle buvait de la bière, elle parlait, et chaque fois qu'elle touchait son paquet de cigarettes, elle le repoussait, puis le faisait glisser vers elle. Je ne savais trop que lui dire, nous vivions dans des mondes différents, elle me reprochait de l'avoir abandonnée, alors qu'elle ne s'était guère souciée de ce que je devenais. Elle me répétait qu'elle trouvait son visage bouffi, qu'elle ne parvenait pas à cesser de boire, qu'elle retardait le moment où elle prendrait une cigarette parce qu'elle était incapable de finir du jour au lendemain de fumer. Il lui aurait fallu une activité, elle n'en avait pas. Le temps passait, je la regardais, elle me disait que le timbre lui brûlait la peau. J'avais envie de m'enfuir.
Cette nuit-là, j'ai eu un rêve. Il faisait déjà noir, très noir quand l'autobus suivait la mer. Nous tentions d'apercevoir dans l'obscurité ininterrompue les plages immenses et désertes. Nous sommes descendus au pied d'une dune. Nous avons entendu une voix qui, par le moyen d'un haut-parleur, nous a appelés par nos noms. Notre venue était attendue. En contrebas, sur la plage, il y avait des cercueils, en partie enfouis dans le sable, disposés en lignes parallèles. Certains étaient restés ouverts. La voix nous a déclaré que, l'un et l'autre, nous devions nous installer là dans des bières inoccupées. Quelqu'un viendrait nous couvrir de sable jusqu'à la tête, une fois que nous aurions pris nos places respectives. Cette même voix nous répétait que nous étions libres de nos gestes, que nous pouvions repartir si nous le souhaitions. Nous ne l'avons pas fait. Je lui serrais la main si fort qu'elle ne risquait pas de s'échapper. Mais elle paraissait encore plus docile que moi. Nous nous sommes étendus chacun dans un cercueil, nous n'avions plus qu'à attendre la mort, comme les autres qui, autour de nous, avaient déjà commencé leur dernier sommeil.
Immobile, j'ai regardé la nuit sans étoiles, j'ai pris peur. Je ne devais pas rester là plus longtemps. Je me suis soulevé, le sable est tombé de côté, j'ai hurlé que je voulais fumer une cigarette. Personne n'était en mesure de me l'interdire. Je suis sorti de ma bière, j'ai marché jusqu'au bout de la plage, j'ai découvert un baraquement mal éclairé, je suis entré à l'intérieur, il y avait une grande pièce où des personnes assises sur des vieux tapis fumaient. Ces personnes ne parlaient pas, elles semblaient épuisées par un long voyage. Je suis resté debout près de la porte. Si je m'étais assis, j'aurais eu l'impression de me mettre moi aussi à attendre dans cette pièce obscure et délabrée. Attendre avant de retourner à ma place, je ne le voulais plus. J'avais retrouvé la force de partir, je savais que je ne subirais pas de représailles. C'était mon droit de partir. Je n'avais qu'à prendre la décision de le faire. Il me fallait pourtant un certain courage.
J'ai traversé la plage pour aller la chercher. Elle ne m'avait pas vu me lever. Peut-être avait-elle déjà fermé les yeux. Je craignais de ne pas reconnaître son cercueil. Je n'osais pas regarder de trop près tous ces visages tournés vers le ciel ténébreux. Quand je l'ai retrouvée, je me suis agenouillé auprès d'elle, j'ai écarté le sable qui la recouvrait, je lui ai dit que nous devions partir. Elle s'est levée. Elle était déjà très affaiblie. Pourquoi était-elle si disposée à mourir ? Nous avons marché longtemps, je l'ai portée dans mes bras. Et loin, très loin, nous nous sommes couchés sur le sable en attendant que le jour se lève, en fumant.
Est-il si inconséquent de croire que le désespoir lui-même puisse partir en fumée ? Pourquoi le désir de vivre coïncide-t-il, chez le fumeur, avec l'envie d'allumer une cigarette ? Et si pareille envie lui apparaît comme un instant de bonheur, c'est qu'elle ne peut pas être la négation d'un amour de la vie. Nous sommes surtout effrayés par la consommation effrénée de cigarettes qu'entraîné la montée de l'angoisse quand fumer devient la seule manière de s'abandonner au vertige d'une compensation toujours vouée à l'échec. Lorsque j'ai une insomnie, que je me lève à quatre heures du matin, je bois un café, je fume une cigarette. Celle-ci rompt la violence de l'éveil. Je pourrais m'installer dans un fauteuil et lire, j'entrerais dans un autre monde qui me ferait oublier le mien. L'impression de connaître un temps indéfini, un temps qui n'a pas de sens, me pousse à rester là, livré à des pensées fugitives, en attendant le retour du sommeil. Tous les gestes, que je répète sans même y réfléchir, calment les effets angoissants de cette veillée obligée. Si je ne les faisais pas, je resterais désemparé. Fumer une cigarette à cette heure de la nuit fait partie de ces marottes auxquelles nous n'accordons aucune attention particulière, puisqu'elles s'accomplissent justement pour chasser notre pensée. Au fond, l'addiction n'est peut-être pas aussi désastreuse qu'on veut nous le faire croire, elle est devenue au fil du temps le fruit mûr de nos vieilles habitudes. Personne n'est en mesure de critiquer le fait d'être dépendant de petites manies. Quand celles-ci ne sont pas désagréables au regard des autres, elles semblent même faire notre charme. Ce que nous devrions prendre pour une dépendance peut tout aussi bien ressembler à une gracieuse habitude que nous avons forgée au cours de la vie avec un certain bonheur.
Le chat est entré dans la pièce où je me trouve. Il me regarde, j'imagine qu'il se demande ce que je fais là au milieu de la nuit. Lui, il n'a qu'à suivre ses instincts. Il a des manies, certes, comme tous les autres chats, mais celles-ci lui ressemblent tellement qu'il ne serait plus lui-même s'il dérogeait à l'une d'entre elles. Ses manies, c'est lui, même si elles sont similaires à celles que manifestent d'autres chats. Jamais je ne songerai que sa façon de s'avancer avec une si belle nonchalance vers son écuelle pleine de lait puisse être prise pour l'effet d'une addiction. Pourtant, je ne dirai pas qu'il lape son lait comme je clope, bien qu'en le regardant de plus près, j'estime que nous le faisons de la même manière en manifestant le plaisir indéniable qui se love au cœur de la routine. Sa sagesse lui vient du fait que, s'il a fini de boire son lait, il ne recommencera que beaucoup plus tard. Je devrais en faire de même, je devrais attendre des heures, sans y penser, avant de prendre une autre cigarette.
Le chat vient de partir. La souris en profite pour sortir de son trou. Elle avance sur le parquet. Elle est aux aguets. Elle cherche à grignoter quelque chose. Je ne bouge pas. A la différence du chat, elle doit quérir sa nourriture par tous les moyens. Elle se glisse dans les cavités les plus exiguës, elle rogne le bois des meubles, elle tourne autour de l'évier dans la cuisine, elle absorbe les miettes de pain. La souris passe son temps à courir après ce qui lui fait défaut. Elle aussi ignore l'addiction puisqu'elle répond aux seules déterminations de son instinct. Je ne peux cependant pas lui attribuer un comportement obsessionnel, bien que ses manières de procéder me fassent songer aux compulsions que j'aurais moi-même ou que je constate chez les autres.
Le chat est revenu. Il a attrapé la souris. Elle est à moitié morte, elle se tortille sur le plancher, il la prend une seconde fois, il la lance devant lui, il lui donne un coup de patte pour qu'elle remue. Elle est inerte. Il la croque. Je l'entends la croquer. J'allume une cigarette. Je vois alors le chat retourner vers son écuelle, il se met à laper des traces de lait qui restaient dans son écuelle, comme si moi, je rallumais un mégot. Sans doute est-ce pour se rincer la gueule. Ou bien, il l'a fait comme on fume une moitié de cigarette après une lutte inégale, une lutte sans victoire, ce genre de lutte qu'on répète pour satisfaire la logique imperturbable du déterminisme de l'espèce. Une moitié de cigarette qui pue, qui fait tousser et cracher. Le goût horrible à partir duquel l'envie de fumer est malmenée : le mauvais goût du tabac refroidi.
J'irais bien me recoucher, le sommeil ne viendrait pas. Je décide tout de même de m'étendre sur le lit. J'écoute le silence de la nuit. Pensées fugitives. J'ai laissé la lampe de chevet allumée. Les lueurs de l'aube ne devraient pas tarder. Que ma joie demeure... Palpitations de tendresse, le cœur qui bat, la vie revient, elle réchauffe le corps, donne le sourire. Une douceur lente à naître, une douceur qui ravit. Et là-bas, un paysage lunaire, sans la moindre aspérité.
Ne tournez pas la page, je vous en supplie. Sur la page suivante, j'en suis sûr, vous verrez cette photographie d'un champ de tabac, les feuilles sont si belles qu'elles ne devraient pas être cueillies. Restons-en là, gardons cette surface lisse avec ses volumes arrondis dont la couleur pâle souligne la beauté de la forme. Et cette mulâtresse que j'ai vue rouler sur sa cuisse magnifique un long cigare. Une cuisse voluptueuse et musclée. Ce parfum du tabac sur sa peau, elle m'a offert le privilège de le sentir les yeux fermés, oubliant le regard des autres.
Tout à l'heure, lorsque je me lèverai, je commencerai les trois jours. Les célèbres trois premiers jours au cours desquels on tente de s'habituer à ne plus fumer. Puisque je ne serai jamais prêt, autant décider de le faire maintenant. Je ne vais pas me dire que trois jours ce n'est pas long. Il ne s'agit pas d'une épreuve temporaire, mais d'une mise en condition pour l'avenir. Il suffit d'en être persuadé. Comment pareille persuasion est-elle susceptible de durer ? Des amis m'ont conseillé de téléphoner, si je craquais, à un service d'assistance dont les membres, paraît-il, se mettent à l'écoute patiente de ceux ou celles qui viennent d'arrêter de fumer. L'idée même de soutien psychologique me fait horreur. Je refuse de me plaindre des effets d'une frustration que j'ai déjà du mal à accepter. Si je crois en ce que j'ai entendu dire, dans une semaine, je n'aurai plus l'envie tenace de prendre une cigarette. Il est pourtant difficile d'imaginer qu'une envie puisse disparaître d'une manière si aisée, surtout quand elle a toujours été agréable. Elle a pris une tournure trop naturelle pour ressembler à un simple artifice dont nous pourrions nous dispenser du jour au lendemain.