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Le premier jour

Voilà, je ne dispose d'aucune cigarette, je viens d'appliquer mon timbre imprégné de nicotine sur le haut de mon bras gauche. Je me suis assis pour écrire. Il est huit heures. Le temps restera brumeux. Les hirondelles commencent à se rassembler sur les fils électriques. C'est la fin de l'été. J'ai posé mon mouchoir à droite près de la lampe. J'attends. Je ne sais pas ce que j'attends. Peut-être serais-je incapable de concentrer mon attention, d'avoir des idées, peut-être deviendrais-je en quelques heures un homme amorphe, je sens déjà l'indolence m'envahir, ma main qui est en train d'écrire a un aspect plutôt flasque, je la vois hésitante et fatiguée. Un tracteur passe. Une voix de femme, un appel qui vient du jardin avoisinant. J'écoute le bruit d'un moteur. Un autre jour, il m'aurait agacé. Je n'ai pas envie de fumer. Pour le moment, tout va bien. J'ai l'impression de guetter l'envie pour la supprimer avant qu'elle ne se développe. Le moteur ne tourne plus. C'est le silence. La journée finira bien par s'achever.

Que pourrais-je bien consigner sur mon carnet ? Je n'ai aucun symptôme particulier. Je me gratte le cuir chevelu, je l'ai déjà gratté hier quand je fumais encore. Je me mets plusieurs fois de suite l'index dans l'oreille — c'est une habitude. Depuis plus d'une heure, je suis derrière mon bureau, enfoncé dans le fauteuil, et je me sens devenir atrocement lymphatique. Qu'est-ce que ce sera le jour où je n'aurai même plus une dose de nicotine ?

J'ai sommeil. J'irais bien m'allonger pour attendre la soirée. Il faut que je découvre les plaisirs d'un autre rythme de vie. Je vais sortir, je vais aller dans le jardin jusqu'à la mare, je regarderai les plantes aquatiques, les poissons, les insectes, je regarderai aussi le reflet des pruniers à la surface de l'eau si claire qu'elle m'appellera à la méditation. Je dois découvrir un autre temps. Je peux me lever, rejoindre la fenêtre, observer le jardin, imaginer tout ce qui se passe et que je ne vois pas, avoir des souvenirs, changer de fauteuil, prendre un livre dans la bibliothèque, l'ouvrir à la page choisie au hasard d'un mouvement très calme des doigts, lire quelques phrases, le refermer, marcher encore jusqu'à la porte, passer la main sur le marbre de la cheminée, m'asseoir sur la chaise basse près du poêle en fonte noire.

Voilà, je suis dehors. Je me souviens de la dernière cigarette que j'ai fumée devant la cheminée, je m'en souviens comme s'il y avait déjà plusieurs années de passées depuis que j'ai pris ma décision. C'était hier. C'était hier tard dans la nuit, presque au petit matin. J'aurais dû la fumer avant minuit. Maintenant que j'y pense, j'ai voulu sans doute marquer le moment d'une rupture. Car bien des fumeurs souhaitent préserver, après avoir cessé de fumer, l'éventualité de recommencer.

Le plaisir de l'instant, ce plaisir qui nous envahit lorsque nous n'imaginons rien d'autre que ce que nous ressentons au temps présent, ce plaisir-là peut à lui seul être un principe de vie. Mais l'instant tire toute sa puissance du fait qu'il soit vécu comme le dernier, même s'il se reproduit. Le dernier ne veut plus dire la dernière fois, il signifie que l'instant se suffit à lui-même, qu'il est unique. Ainsi le regard que nous portons sur les choses pourrait être chaque fois le dernier, non en ce sens où nous allons mourir, mais parce que l'instant est destiné à s'évanouir de lui-même, à nous quitter. Son caractère exceptionnel lui vient de la banalité qu'il transfigure. Et lorsqu'il n'est plus là, ce dernier instant, nous découvrons qu'en lui repose la joie de vivre.

Il faut que je m'habitue à la lenteur de mes gestes. Je me suis assis dans le jardin près de la mare, lorsqu'un ami est arrivé avec des cèpes. Nous avons échangé quelques phrases, je lui ai demandé une cigarette. Je l'ai fumée, sans réel plaisir.

J'ai triché. Je n'ai pas triché avec moi-même, j'ai triché avec ceux ou celles pour qui je décris les sensations de la première journée sans cigarette. Je suis obligé de leur dire que j'ai cédé à la tentation, je ne peux pas faire semblant d'avoir résisté pour leur prouver mon infaillible volonté. Je ne suis pourtant pas étonné, je savais non pas que je tricherais, mais que je ferais l'expérience de fumer une cigarette quand j'aurais décidé d'arrêter de fumer. C'est insensé, semble-t-il, mais je souhaite éprouver ce que peut être une blessure de la volonté. Vous me direz que je me conduis comme un sophiste, que je cache de cette manière mon absence de volonté. Vous n'aurez pas tort, mais tout de même, cette cigarette-là était purement expérimentale. Si je l'ai fumée sans plaisir, ce n'est pas à cause d'un quelconque sentiment de culpabilité, c'est parce qu'elle n'avait aucune saveur. Et je l'ai justement choisie pour la raison qu'elle n'a pas le goût que j'attends de mes cigarettes. Chacun conviendra que l'apparition inopinée d'un dégoût est une arme imparable pour combattre ce pour quoi nous avons le plus d'attrait.

J'ai retiré mon timbre. Je ne souhaite plus d'aide. Si je craque, tant pis. Je dois m'habituer à la lenteur de mon esprit. Qu'importe si je ne pense à rien pendant plusieurs jours. Je ne serai pas un légume, mais une fleur. Je respirerai tôt le matin, je m'ouvrirai au soleil, je tendrai les bras vers le ciel, chanterai, et lorsque j'aurai épuisé le peu d'énergie qui me restera, je m'allongerai dans l'herbe en attendant midi.

Finalement, je retourne dans mon bureau. Je suis gêné d'avoir fumé. Ce que je vais consigner maintenant sur mon carnet est faussé. Je n'écrirai que demain. Demain sera mon vrai premier jour.

Le paradoxe est inouï : il s'agit de ne pas penser un instant à ce qui fait l'unique objet de nos préoccupations. Les armes de la distraction ne manquent pas, leur efficacité ne dure guère, l'envie revient après avoir été oubliée un moment, elle se fera d'autant plus vive qu'elle aura été durablement congédiée. Il faut dépenser beaucoup d'énergie à construire des alternatives qui nous paraissent aussi insensées les unes que les autres, des alternatives qui, ajoutées les unes aux autres, permettent au temps de passer malgré son insupportable lenteur.

Il est minuit. Je dois l'avouer, je viens de craquer. J'ai fumé une nouvelle cigarette. J'aurais pu monter l'escalier pour aller me coucher sans me laisser tenter, je ne l'ai pas fait.

Je crois toujours que je réussirai à contrôler la quantité de cigarettes que je fume. Il est vrai que je suis allé dîner chez des amis, que j'ai bu du vin, que je me suis senti mal, que j'ai peu parlé. Il faudrait que je sois seul, que je vive pendant quelques jours comme un ermite. L'acupuncteur que j'ai rencontré un jour me l'a dit, je fumais pour des raisons sociales, parce que la fumée elle-même me séparait des autres, me donnait une contenance, parce que j'ai besoin de ce halo derrière lequel je me retire selon ma convenance. Je suis sûr que si je me couchais à neuf heures le soir, je n'aurais pas envie de fumer. Je lirais davantage.

De plus, j'ai mal au ventre J'aimerais vomir. Les gens se battent en vieillissant contre les maux qui les préoccupent. Moi, j'ai l'impression d'accepter tout ce qui m'arrive comme si je devais intégrer les signes d'une décrépitude que je provoque. Je ne développe aucune résistance, je laisse mes organes, mes muscles faire avec ce qui advient, et cela diminue inéluctablement leur force. En somme, je me laisse vieillir, j'accepte mes petits malheurs comme des qualités de mon être. Est-ce la meilleure manière de se préparer à mourir ?

La nuit est noire, très noire. Je la regarde depuis la fenêtre. Je me souviens du jour où j'ai bourré ma première pipe, là, près de la cheminée. Je devais avoir quatorze ans. J'ai vomi. Mon ami d'enfance s'était allongé sur le divan, il avait tellement bu qu'il ne bougeait plus. Jamais je n'aurais imaginé, à cet âge, que je vivrais si longtemps.

J'ai pensé, adolescent, que je mourrais dans la fulgurance de la vie. A l'époque, les jeunes gens se défonçaient par amour fou de la vie. Aujourd'hui, ils ne le font même plus par désespoir, ils prennent l'habitude de se détruire parce que la vie perd de son intérêt, parce qu'elle ne leur offre plus d'illusions. Je songe à James Dean. Jamais l'injonction à cesser de fumer n'a été présentée publiquement comme un appel à la fureur de vivre. La confiance effrénée en notre propre corps, en ses capacités d'être et de vivre, est devenue un tabou. Il est de bon ton moral et sanitaire d'entretenir une méfiance constante à son égard comme s'il était capable de toutes les trahisons. Voilà ce qui nous est dit : il faut protéger notre corps malgré lui. Le bénéfice des interdits n'est pas de nous donner envie de vivre, mais de garantir, par la négative, notre survie.

J'ai ouvert la porte. Je regarde le ciel, il n'y a pas d'étoile. J'aspire l'air frais, je gonfle mes poumons, je pense à mes petits enfants. On m'a dit que si je voulais les voir vivre encore longtemps, il fallait que j'arrête de fumer. Eux-mêmes, ils ne m'ont jamais fait de remarques, ils n'ont pas écrasé mes cigarettes devant moi. Il est vrai que j'évite de fumer devant eux.

Je dois admettre, comme tout le monde, que les méfaits du tabac entrent dans la transmission génétique, que les symptômes de la dégénérescence par la nicotine concernent les lignées familiales. C'est la même chose que pour l'éthylisme transmissible d'une génération à l'autre.

La société contemporaine s'organise, elle s'acharne contre l'individu à risques pour faire oublier tout ce qu'elle développe comme potentiel de destruction. Les responsabilités incombent aux individus qui sont eux-mêmes pris pour des objets de menace alors que prolifèrent en toute liberté les substances cancérigènes.

Je devrais retourner dormir. Depuis mon lit, j'écouterai les bruits de la nuit. J'aime les oiseaux nocturnes, ils ont l'air de ne pas savoir où ils vont. Leur musique m'endort. Et lorsque je m'éveille, à quatre heures du matin, je les entends à nouveau, ils me rappellent qu'ils n'abandonneront jamais leur rôle. Ils accompagnent les noctambules, leur donnent une âme. Parfois les hiboux poursuivent leur chant longtemps après le lever du soleil. Pendant que j'écris, je l'écoute, il me calme comme si la nuit ne quittait plus le jour.