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Le deuxième jour

Les gens qui ont cessé de fumer pendant plusieurs mois reprennent souvent leur première cigarette le jour où la mort d'un proche leur est annoncée. C'est l'affliction brutale qui les pousse à fumer de nouveau, comme s'ils n'avaient aucun autre moyen de chasser l'angoisse. C'est une compensation qu'ils apprécient parce qu'elle leur donne la sensation instantanée d'éviter la détresse. Ils attendent de la cigarette non point un changement d'état d'âme mais la possibilité d'une réversion, du passage d'un état d'âme en son contraire.

Quand je suis heureux, ou du moins si je crois l'être, je fume aussi une cigarette comme si je me faisais un cadeau. Mon envie irrésistible de fumer est également liée à l'irruption de la joie. Si elle ne dépendait que d'un genre d'état d'âme, il serait plus aisé de la combattre. Je ne saurais sans doute jamais pourquoi mes états d'âme subissent une variation aussi rapide. Je peux passer de la sérénité à l'angoisse en un temps record. J'ai toujours l'impression d'avoir un objet d'anxiété refoulé prêt à resurgir dès que mon esprit n'est occupé par rien. Il suffit que la représentation de ce qui me fait souffrir fasse retour sans crier gare pour que je sois immédiatement plongé dans un état mélancolique. L'angoisse et la joie sont les expressions alternatives d'un même état d'âme.

Les mouches sont de plus en plus nerveuses. Est-ce l'orage qui les affole ? J'en écrase quelques-unes avec la tapette. J'attends qu'elles se posent sur le mur ou sur un livre, et je frappe. Elles meurent d'un seul coup. J'en ai vu souvent agoniser quand elles sont collées sur le ruban gluant qui les attire. Elles battent des pattes jusqu'à l'épuisement. Comme elles se ressemblent toutes, il est impossible de savoir laquelle a trépassé sauf à se dire que c'est bien celle qu'on vient de frapper.

Il y a le battement régulier de l'horloge, celui de l'œil-de-bœuf près de la cheminée. Quand je me lève pour regarder durant quelques instants la progression des aiguilles, je ne dois pas être le seul à me dire que le temps met du temps à passer quand on ne fume plus. C'est une horloge de gare, elle a longtemps scandé le rythme des trains à vapeur qui circulaient sur une voie désormais désaffectée. Chaque minute de vie est-elle si précieuse ?

Dans la gare du bourg, le train s'arrêtait une minute. Il fallait se presser de monter ou de descendre. Je me remémore sur le quai de la gare cette belle femme vêtue d'une longue robe rose, d'un chapeau à larges bords, tenant un fume-cigarettes entre ses dents. Je crois que c'est ma tante. Je la revois comme si elle posait pour une carte postale, dont le rôle est de garder une minute de vie pour les temps à venir.

Je revois maintenant une autre femme, très vieille, étendue sur un lit, au milieu d'une pièce. Elle est devenue presque impotente. Elle se redresse parfois toute seule sur son lit pour fumer une cigarette. Un des rares gestes dont elle ait conservé la maîtrise. Je l'admire, je sais que je ne peux pas faire autrement que l'admirer. Elle est incontinente, mais elle garde la force de se relever pour fumer trois ou quatre fois par jour. Sa fille, infirmière de son métier, et qui n'a jamais consommé de cigarettes, la laisse faire. Elle estime même — elle me l'a dit — qu'au moment où sa mère fume, son regard sort du vide. Derrière le halo de fumée, le monde retrouve à ses yeux presque éteints un regain de séduction. Sa mère a d'ailleurs un sourire, un étrange sourire qui pourrait laisser croire qu'elle n'est pas encore prête à mourir. Un sourire qu'elle vole gracieusement à la mort.

Le vent se lève, les cimes des arbres s'agitent et le coucou chante de plus belle. J'ai l'impression d'être là, comme sur le quai d'une gare, attendant un train qui ne vient pas. Contrairement à l'idée qu'on pourrait se faire, je ne me sens pas du tout triste. Il faut dire que la représentation commune du bonheur est galvaudée par des modèles plutôt tyranniques de jubilation. J'ai besoin d'éprouver des beautés du monde. Les programmes d'activités et de festivités qui servent à se convaincre que la vie est belle m'ennuient. Seule compte la surprise de ce qui est beau. Pour ne pas la manquer, il faut aimer être là, inactif. Quand je garde ma main devant ma bouche, je sens encore l'odeur du tabac que dégage le majeur légèrement jauni. Je ferme les yeux, je fais semblant de me souvenir du temps lointain où je fumais. C'était il y a trois heures.

Il se met à pleuvoir. J'entends le bruit de la pluie sur les feuillages. En énonçant ce que j'entends, je ne pense à rien d'autre. Au loin, le crissement d'une tronçonneuse. Sans sa dose habituelle de nicotine, la mémoire ne doit pas fonctionner de la même manière — elle a déjà tant de trous. Heureusement d'ailleurs, si elle n'en avait pas, nous courberions l'échine sous le poids des souvenirs. Chaque fois que j'ai vu un homme avec une petite valve dans le cou, cet homme m'a déclaré d'une voix très grave, en articulant des mots qui ne semblaient déjà plus sortir de sa bouche, que, s'il avait su, il aurait arrêté de fumer depuis longtemps. L'idée qu'en fumant nous puissions vouloir délibérément notre propre mort est insupportable. Nous n'ignorons pas les risques que nous encourons, nous ne les sous-estimons pas non plus, nous invoquons pour nous rassurer les êtres que nous avons connus, qui sont décédés très âgés après avoir beaucoup fumé durant leur existence. Aurons-nous cette chance ? Nous pouvons imaginer que si le tabagisme tue aujourd'hui plus qu'il n'a tué autrefois, c'est qu'il était moins dangereux pour nos ancêtres qui vivaient dans un monde moins pollué. Considération qui, bien entendu, nous amène à penser qu'il sera d'autant plus nécessaire, pour les temps futurs, de cesser de fumer.

Sans doute y a-t-il un moment où toutes ces réflexions, même si elles ont encore un sens, deviennent inutiles. Pareils arguments ne conduisent pas à la décision de ne plus fumer. Il me faut plutôt supprimer un geste habituel de ma vie quotidienne, celui de ne plus extraire une cigarette de son paquet.