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Le troisième jour

J'entends les bruits de la maison, je ne trouve rien à dire de mon état, sinon que j'ai horriblement envie de fumer. Le plaisir du matin, celui que le fumeur ressent quand il allume sa première cigarette, oubliant que ce geste est le signe indubitable de sa dépendance. Un plaisir inouï, celui d'une douceur inespérée d'être là, dans le monde, au moment où l'aube fera lentement s'éclipser les ombres nocturnes. Comment puis-je croire qu'au troisième jour je serai sauvé, surtout après avoir triché ?

Je voudrais être quelques mois plus tard malgré ma réticence à anticiper mon existence. Ceux qui ont cessé de fumer n'ont pas l'air de souffrir quand on les voit plus tard. Ils sont heureux d'en être sortis. Mais sortis de quoi ? Sortis de la vie elle-même ? Ils ont trouvé une issue, même si cette issue ne mène nulle part.

Combattre la nervosité. Faire quelques exercices physiques. Boire de l'eau. Éviter d'avoir des hallucinations ; aucune cigarette ne vient d'apparaître dans le champ de ma vision. Se plonger dans l'inertie. Ne plus bouger.

S'enfoncer dans le large fauteuil, près de la cheminée. Attendre que le temps passe. Qu'il passe à son allure. Ne pas chercher à le bousculer. Il passera comme bon lui semble. Ne rien chercher à comprendre. Surtout ne plus réfléchir, se laisser entraîner jusqu'au vide. Le vide sans couleur, sans odeur. Toucher le fond, s'il y en a un. Toucher le fond, c'est l'image usuelle pour nous persuader que nous disposons d'une conscience toujours bien intentionnée parce qu'elle nous permet de rebondir. Et là, seulement là, imaginer, si c'est possible, ce que pourrait être une autre vie. Aussi courte puisse-t-elle paraître, une autre vie tout de même.

Mes doigts tremblent sur les accoudoirs. Ils ont l'air d'avoir acquis leur autonomie. Ce ne sont plus vraiment mes doigts. Je les reconnais pourtant, mais ils s'agitent selon leur bon vouloir, je ne peux rien pour les arrêter. Peut-être faut-il que mes membres se séparent, qu'ils redécouvrent leur liberté d'action, qu'ils se délivrent de la dépendance dans laquelle je les ai installés. Quand mes membres m'auront quitté, quand ils pourront aller où ils le désirent sans être soumis aux effets de la nicotine, ils m'entraîneront, ils me pousseront à venir les rejoindre, la tête libre, la tête légère, joyeuse. Je les regarde s'agiter, mes doigts, ils me font déjà des signes curieux comme s'ils m'indiquaient la voie à suivre.

Mes jambes sont lourdes, elles me portent à peine. Même si je quitte le fauteuil pour marcher, je ne sens pas encore leur liberté. Il faut que je m'occupe l'esprit. Je ne vais pas me mettre à regarder un par un les objets que je vois et surtout ce meuble en coin sur lequel je déposais mon paquet de cigarettes. Pense à autre chose ! telle est l'injonction habituelle donnée à l'enfant privé de son jouet préféré. Est-il possible de penser à autre chose quand l'objet premier de la pensée vient de vous être retiré ? C'est pire : ce qui n'était pas un objet pour la pensée le devient quand il est justement retiré. Et que peut bien être cet « autre chose » ? Quelle forme serait-il susceptible d'avoir ? N'est-il pas plus judicieux de persévérer à rester là, dans ce temps qui consiste à glisser vers « autre chose » ?

Ou se gratter comme un animal. Cela fait toujours du bien de se gratter les cheveux, les bras, le ventre, le sexe. S'ébrouer comme un canard qui sort de l'eau pour patauger sur le bord de la rivière. Pousser des cris, imiter le coucou, le chien, l'oie, la poule. La basse-cour, penser à cette basse-cour qui n'a pas la prétention de penser. L'oie court dans tous les sens, le cou tendu comme un sexe en folie.

Fumer, est-ce vraiment la bonne manière de reprendre ses esprits après le vertige de folles étreintes ? Regardez ces hommes qui s'assoient sur le bord du lit pour allumer une clope après avoir fait l'amour. À quoi pensent-ils ? Le bonheur qu'ils viennent de connaître ne devrait pourtant pas les pousser à fumer cette cigarette comme de piteux héros d'un jour, qui se retrouvent nez à nez avec une réalité devenue si décevante après l'extase amoureuse.

Le fauteuil en face de moi est vide. Il me suffit de faire venir quelqu'un pour entreprendre une conversation. Je cherche qui je pourrais bien inviter. Old Joe, le chameau de Camel ? Les pattes repliées, la bosse contre le dossier, la tête dressée vers moi au bout de son cou tendu. « Salut Old Joe ! »

Le chameau ne me répond pas. Il a gardé un air béat. Je crois n'avoir jamais vu de toute ma vie une telle expression, celle de la condamnation à la béatitude. Old Joe garde son secret, il représente l'éternité d'une époque que nous pouvons garder en souvenir, grâce à lui.

Brusquement, j'entends une voix qui me dit : « Pauvre type ! » C'est lui, c'est Old Joe qui vient de parler. Il a changé d'air, il a pris un air affreusement goguenard. Il a été trahi, il en veut à tous les fumeurs, même s'il ne le montre pas, même s'il garde son air bonhomme. Pour continuer d'exister, non seulement il doit se cacher, mais il doit supporter aussi des enveloppes mensongères. Car lui, Old Joe, il peut dire au monde entier qu'il n'a jamais fumé.

Old Joe est parti, le chien qui fume [Célèbre restaurant des Halles à Paris] le remplace. Ainsi passe le temps. Nous n'avons rien à nous dire. Je le regarde. Il a l'air de poser pour une séquence publicitaire. Il est inspiré. Sa cigarette se consume au bout de son museau. Il n'aspire ni ne rejette la fumée. Il est là, absolument là, comme s'il était en porcelaine fine. Régulièrement, il agite la tête durant quelques secondes. C'est un signe d'approbation. J'ignore ce qu'il approuve. Je cherche à lui dire quelque chose, je ne trouve rien. Il est de bonne compagnie. Il peut rester avec moi, je ne serai plus tout seul. Je me demande s'il a du plaisir à fumer. J'ai plutôt l'impression qu'il fume pour fumer, parce qu'il s'appelle le chien qui fume. C'est un nominaliste, il se contente de faire ce que les noms indiquent.

Le soleil s'est levé, il perce la brume. J'ouvre la porte d'entrée. Je n'aperçois pas encore le clocher de l'église. Demain, quand je rentrerai à Paris, je ne fumerai plus. Je dois partir au Brésil. Le temps passé en avion m'aidera à maîtriser mon envie. Je range mes affaires, je me prépare à quitter la campagne.

Manque de chance, en triant mes papiers dans un tiroir, je tombe sur un cigare. Un gros cigare que j'ai oublié là un jour. Je le tiens dans ma main, je songe à le jeter à la poubelle. Je ne le fais pas. C'est un cigare de la Havane. Je le sors de son étui, je le passe sous mon nez, il a gardé son arôme. Il y a si longtemps que je n'ai pas fumé de cigare. Je l'allume, je tire quelques bouffées, je ferme les yeux. Je m'assieds de nouveau dans le fauteuil. Il me faut apprécier ce que je fumerai plus tard, lorsque j'aurai cessé de consommer des cigarettes.