37257.fb2 Addiction - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 9

Addiction - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 9

VI

Les arguments que nous pouvons nous donner pour arrêter ou continuer de fumer demeurent aussi valables les uns que les autres. Ils finissent par devenir les litanies d'une légitimation trop convenue. Il faudrait que je trouve un autre moyen qui me sorte de ce cercle vicieux, qui m'empêche de pratiquer l'autojustification comme une véritable manie. Un moyen qui viendrait, pour ainsi dire, frapper de l'extérieur mes propres constructions mentales, briser le carcan de mes bonnes raisons, un moyen qui serait également dépourvu de toute intention morale. Je songe à l'acupuncture, ou mieux, à l'hypnotisme.

Je suis allé voir, il y a quelques années, un acupuncteur qui m'a planté des aiguilles en différents endroits du corps. Il est vrai qu'à l'époque, je n'étais pas déterminé à en finir avec les cigarettes. Je voulais apprécier quel pouvoir avait un acupuncteur sur ma tenue mentale. Je sais que j'aurais dû tenter l'expérience avec davantage de conviction, même si je croyais en l'efficacité possible de l'acupuncture.

Je suis resté une dizaine de minutes étendu dans la pénombre d'un cabinet, des aiguilles sur le cuir chevelu, sur les oreilles et les orteils. J'ai attendu en fermant les yeux que l'envie de fumer sorte de mon corps, qu'elle s'évanouisse en ne laissant aucune trace. J'ai pensé que là où s'était produit l'impact des aiguilles, là serait le lieu de l'extirpation du mal. Je me souviens avoir ridiculisé stupidement l'acupuncture en l'assimilant dans ma tête à une affaire d'ensorcellement.

Demain, lorsque je serai au Brésil, je tenterai l'hypnotisme avec un ami qui souhaite m'aider. Je dois être en état de suggestion, ne pas chercher à résister.

Arrivé à Rio, je suis entré dans un kiosque pour acheter un paquet de Marlboro. Ici, il n'y a pas l'inscription devenue rituelle sur le dos du paquet, Fumer tue, mais différentes photographies qui montrent avec un affreux réalisme les conditions déficientes du corps de celui qui fume. Un homme, torse nu, exhibe les cicatrices de son cancer du larynx, une sonde placée devant ses narines prouve qu'il a bien du mal à respirer, à avaler de la nourriture, son regard apeuré exprime sa tristesse irrémédiable, celle d'un être condamné à demeurer pour l'avenir dans cet état pitoyable. Sur un autre paquet, il est écrit que fumer provoque chez la femme une interruption brutale de la grossesse : un embryon de sept ou huit mois, mort, est enfermé dans un bocal. Un homme obèse, vêtu d'un short, montre sa jambe coupée : fumer provoque des maladies vasculaires qui entraînent l'amputation...

Pareils portraits ne semblent pas modifier la détermination des fumeurs, comme si de telles représentations de l'horreur ne stimulaient pas davantage leur angoisse. J'oubliais : sur un paquet, il y a tout de même cette inscription : Fumer rend impuissant. Elle est illustrée par une cigarette qui se consume toute seule, la cendre qui n'est pas encore tombée s'incline de plus en plus. Un mouvement suggestif, vision métaphorique de ce qui pend au nez du fumeur chronique. L'éternelle invocation de la peur si masculine de devenir impuissant. Car les femmes ne semblent pas concernées par un tel risque, à moins que le tabagisme ne provoque l'affaiblissement de la libido sans distinction de sexe.

J'ai donc décidé d'être hypnotisé. L'ami chez lequel je suis installé pour une dizaine de jours a souvent pratiqué l'hypnose. C'est un anthropologue qui n'a pas abandonné les pratiques animistes malgré ses recherches savantes. Je lui fais confiance, je crois en son pouvoir, même si j'en ris avec lui.

J'ai remarqué que les sorciers, ceux que j'ai connus, rient beaucoup, ils aiment montrer qu'ils sont eux-mêmes étonnés que tout ça marche. La puissance de la croyance demeure toujours surprenante quand elle esquive avec subtilité la voie de la rationalité. Elle se suffit à elle-même, elle n'a pas besoin de se mesurer aux compétences que requiert le savoir.

Mon ami a d'abord fait un test pour estimer si je suis un bon récepteur et si je prends bien l'expérience au sérieux. Le rire est possible avant ou après, mais non durant le moment où s'exerce le pouvoir de persuasion. C'est d'ailleurs ce qui me gêne : comment pourrais-je me laisser persuader au point de ne pas rire de ma propre subjugation ? Ce n'est pas l'abandon de la rationalité que je redoute, c'est l'ironie de la situation.

Mon ami me fait asseoir dans un fauteuil, près de la fenêtre qui donne sur la terrasse. Au-delà des immeubles et des montagnes, j'aperçois la mer. A vrai dire, je ne la vois pas vraiment, le temps est trop brumeux. Il me dit de poser mes mains sur mes cuisses, de détendre mes jambes, tandis qu'il reste debout en face de moi. Il frotte ses mains, il me demande de fermer les paupières. J'ai l'impression de tirer un rideau noir. Il passe ses mains au-dessus de ma tête, je sens de la chaleur, il me dit que je suis au bord d'un lac. Tout est paisible, je ne dois penser à rien, je vois ce lac, je ne bouge plus, je m'abandonne à la quiétude. Sur la partie déjà chaude de mon crâne, la chaleur devient plus intense. Le rayonnement de cette force se déplace, mon ami me dit que nies paupières se durcissent, que je ne pourrai plus les relever. Je tente de le faire, je n'y parviens pas. Est-ce réel ou est-ce pour lui faire plaisir ? Je n'en sais rien, je sens tout de même que mes paupières ont durci, que je devrais faire un effort pour les ouvrir. Après avoir compté jusqu'à cinq, mon ami me dit de les ouvrir, là maintenant. Je le revois, il me sourit, il me dit que le test est réussi, du moins le croit-il.

Le lendemain matin, la véritable séance d'hypnotisme aura lieu vers dix heures. Auparavant, mon ami est parti faire du karaté. Pendant son absence, j'ai fumé deux ou trois cigarettes.

Il m'a expliqué qu'il fallait associer la saveur du tabac à un très mauvais goût. C'est la seule façon, selon lui, d'anéantir l'envie de fumer. Si, dans la bouche, les substances que j'apprécie depuis si longtemps deviennent comparables à de l'essence pour les moteurs, j'éprouverai un dégoût immédiat. Ce qui me plaît, c'est l'idée de n'avoir point besoin de faire appel à ma volonté bien que je doute de la naissance aussi prompte d'un dégoût. Qu'une violente répulsion soit liée à une image déterminée, cela me semble plausible, mais que le dégoût puisse s'installer comme le fruit d'une simple inversion d'un bon goût, j'ai bien du mal à y croire.

L'idée reste pourtant séduisante. Il y a bien des gens qui, durant leur enfance, détestaient le melon, le camembert trop fait, la viande de cheval, et ces mêmes gens, plus tard, ont découvert une saveur plaisante à ces aliments qu'ils refusaient de mettre dans leur bouche. Le goût est si arbitraire qu'il peut être soumis au retournement en son contraire. Après tout, je n'ai jamais décidé d'aimer la saveur du tabac ; n'est-ce pas l'habitude qui s'est imposée à l'insu de ma propre inclination ?

Quand mon ami est revenu, nous nous sommes de nouveau installés dans son bureau, j'ai posé mes mains sur mes cuisses, je me suis laissé aller. J'avais l'impression de me contraindre à l'abandon au point d'être capable de le simuler. J'ai songé à la simulation de la jouissance, à cette incroyable aptitude que peuvent avoir certaines personnes à faire semblant de jouir avec un talent qui annule la suspicion.

La chaleur au-dessus de mon crâne est continue, elle envahit ma tête, je ne vois pas le lac, je vois la mer très calme. Je vois aussi un visage à la surface de l'eau. Le visage d'un mort. Mon ami tente de m'endormir, il compte jusqu'à cinq, lentement, j'entends le nombre trois, je ne crois pas que l'endormissement se produira, je le souhaite pourtant. Je me concentre sur cette image, le visage du mort, serein, comme la mer si tranquille. Je voudrais n'éprouver aucune résistance, j'entends le nombre quatre, je m'affole, il faut que je m'abandonne, que je ne sois plus moi ; si je pense encore, c'est que je me refuse à sombrer dans l'inconscience, peut-être ne devrais-je avoir aucune représentation, si je n'en ai pas, comment une suggestion est-elle en mesure de s'accomplir ? J'entends le nombre cinq, ma tête devrait tomber, je vois toujours la mer, je m'attache à la vision du visage de ce mort que je reconnais, celui d'un être cher qui vient de décéder, la nuit, pendant son sommeil. Son corps s'est raidi brusquement avant qu'il n'expire.

Mon ami me dit à l'oreille : « Tu ne fumeras plus... La cigarette a le goût de l'essence, de l'essence qu'on met dans les moteurs... » Il prononce ses phrases sur un ton persuasif. Je les entends mot par mot tandis que je vois la mer, le visage du mort, je suis trop conscient, je m'affole. La seule chose qui me calme, c'est l'image du mort, de l'eau qui passe sur sa bouche, de l'eau qui couvre et découvre ses yeux clos. Lorsque je m'éveille après avoir fait semblant de dormir, je me demande pourquoi je ne joue pas le jeu. Ai-je tellement la volonté de le jouer que je ne parviens pas à m'abandonner ?

Mon ami m'annonce qu'une autre séance sera nécessaire. A-t-il senti ma résistance ? Ai-je des moyens de défense qui me protègent de toutes les forces de persuasion ? Suis-je capable de simuler à la perfection un état dans lequel je ne me trouve pas ? Je dois me convaincre d'un dégoût que je ne suis pas sûr d'éprouver.

Le soir, quand je prends une cigarette, l'odeur ignoble de l'essence ne m'envahit pas la bouche. Au contraire, je ressens de l'ivresse comme si je fumais ma première cigarette après un long moment d'interruption. Il me faudra nécessairement faire appel à ma volonté. Jamais je ne parviendrai à ressentir un dégoût que je n'ai pas. Cette odeur d'essence, elle a été vive durant une heure, peut-être deux après la séance, puis elle s'est évanouie. J'ai tenté en vain de la conserver, mais il est impossible de préserver mentalement un mauvais goût. Il faudrait répéter régulièrement de telles séances pour créer un réflexe déterminé de rejet associé à ce mauvais goût.

Pour la seconde séance d'hypnotisme, je tente de me préparer en me disant que c'est ma dernière chance. Mon ami me confirme que ça devrait marcher. Je pense que si j'étais entre les mains de quelqu'un que je ne connais pas, je serais sans doute plus disposé à m'abandonner.

Les mains de mon ami dégagent une douce chaleur ; j'aimerais qu'elle anéantisse tout ce qui me vient à l'esprit. J'ai beau revoir la surface immobile de l'eau, je ne sens pas que mes paupières soient lourdes, terriblement lourdes. Je pourrais les ouvrir sans difficulté. Aucune force extérieure ne m'empêcherait de le faire. Chaque fois que mon ami parle d'essence, aucune image de bidon ou d'une pompe n'apparaît. Je ne devrais d'ailleurs pas avoir besoin d'une pareille figuration, le goût ou le dégoût sont relativement indépendants de la vision des choses. Pourquoi me faut-il encore une représentation ? J'aurais tant souhaité que ma tête tombe, que je ne m'appartienne plus durant un instant.

La mer se confond avec la brume et j'entends les oiseaux des tropiques. Je continue malgré moi à rester le sujet de mes sensations. La séance finie, je marche sur le tapis. Je fais quelques pas. Je ne sors pas du tapis, je longe les bords, la tête lourde. Ma tête me pèse de plus en plus, l'angoisse reviendra, elle est tenue au silence, mais elle reviendra, elle triomphe toujours des sérénités passagères.

Depuis la baie vitrée, je vois l'une des montagnes qui surplombent la ville de Rio. Au pied de celle-ci, la végétation dense cache quelques jolies maisons bourgeoises. La ville est une prostituée qui fume sur la plage en savourant l'odeur des milliers de corps qui déambulent. Des odeurs qui envoûtent, même si elles peuvent parfois paraître nauséabondes. Je me dis que le dégoût n'existe pas.