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Il songeait : « Je suis trop froid. Je suis stupide. Je devrais aller plus vite que ça. » Et il demanda :
« Comment aviez-vous donc fait la connaissance de Forestier ? »
Elle répondit, avec une malice provocante :
« Est-ce que nous allons à Rouen pour parler de lui ? »
Il rougit : « Je suis bête. Vous m’intimidez beaucoup. »
Elle fut ravie : « Moi ! Pas possible ? D’où vient ça ? »
Il s’était assis à côté d’elle, tout près. Elle cria : « Oh ! un cerf ! »
Le train traversait la forêt de Saint-Germain ; et elle avait vu un chevreuil effrayé franchir d’un bond une allée.
Duroy s’étant penché pendant qu’elle regardait par la portière ouverte posa un long baiser, un baiser d’amant dans les cheveux de son cou.
Elle demeura quelques moments immobile ; puis, relevant la tête :
« Vous me chatouillez, finissez. »
Mais il ne s’en allait point, promenant doucement, en une caresse énervante et prolongée, sa moustache frisée sur la chair blanche.
Elle se secoua :
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« Finissez donc. »
Il avait saisi la tête de sa main droite glissée derrière elle, et il la tournait vers lui. Puis il se jeta sur sa bouche comme un épervier sur une proie.
Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se dégager. Elle y parvint enfin, et répéta :
« Mais finissez donc. »
Il ne l’écoutait, plus, l’étreignant, la baisant d’une lèvre avide et frémissante, essayant de la renverser sur les coussins du wagon.
Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant avec vivacité :
« Oh ! voyons, Georges, finissez. Nous ne sommes pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre Rouen. »
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Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots raisonnables ; puis, ayant repris quelque sang-froid :
« Soit, j’attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne suis plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu’à l’arrivée. Et songez que nous traversons Poissy.
– C’est moi qui parlerai », dit-elle.
Elle se rassit doucement auprès de lui.
Et elle parla, avec précision, de ce qu’ils feraient à leur retour. Ils devaient conserver l’appartement qu’elle habitait avec son premier mari, et Duroy héritait aussi des fonctions et du traitement de Forestier à La Vie Française.
Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une sûreté d’homme d’affaires, tous les détails financiers du ménage.
Ils s’étaient associés sous le régime de la séparation de biens, et tous les cas étaient prévus qui pouvaient survenir : mort, divorce, naissance d’un ou de plusieurs enfants. Le jeune homme apportait quatre mille francs, disait-il, mais, sur cette somme, il en avait emprunté quinze cents. Le reste provenait d’économies faites dans l’année, en prévision de l’événement. La jeune femme apportait quarante mille francs que lui avait laissés Forestier, disait-elle.
Elle revint à lui, citant son exemple :
« C’était un garçon très économe, très rangé, très travailleur. Il aurait fait fortune en peu de temps. »
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Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres pensées.
Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée intime, puis reprenait :
« D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort bien gagner de trente à quarante mille francs par an. C’est ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu. »
Georges, qui commençait à trouver longue la leçon, répondit :
« Il me semblait que nous n’allions pas à Rouen pour parler de lui. »
Elle lui donna une petite tape sur la joue :
« C’est vrai, j’ai tort. »
Elle riait.
Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux, comme les petits garçons bien sages.
« Vous avez l’air niais, comme ça », dit-elle.
Il répliqua :
« C’est mon rôle, auquel vous m’avez d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai plus.
– Pourquoi ?
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– Parce que c’est vous qui prenez la direction de la maison, et même celle de ma personne. Cela vous regarde, en effet, comme veuve ! »