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Georges haussa les épaules et prononça avec un mépris supérieur :
« Quel serin ! »
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Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant plus que :
« ce pauvre Charles », d’un air de pitié infinie.
Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complaisance, les développant et les grossissant comme s’il eût voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival redouté.
Il répétait :
« Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce cornichon de Forestier a prétendu nous prouver que les gros hommes étaient plus vigoureux que les maigres ? »
Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails intimes et secrets que la jeune femme, mal à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait, s’obstinait.
« Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien drôle dans ce moment-là ? »
Elle murmurait du bout des lèvres :
« Voyons, laisse-le tranquille, à la fin. »
Il reprenait :
« Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être godiche au lit, cet animal ! »
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Et il finissait toujours par conclure :
« Quelle brute c’était ! »
Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l’envie de faire une promenade.
Il demanda :
Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au Bois ?
– Mais oui, certainement. »
Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-
Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans d’hallucination du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses,
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jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion qui les envahissait.
Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse :
« Nous sommes aussi gamins qu’en allant à Rouen. »
Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air vivifié par les feuilles et par l’humidité des ruisselets qu’on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse.
Georges murmura : « Oh ! ma petite Made », en la serrant contre lui.
Elle lui dit :
« Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme c’était sinistre.
Il me semblait qu’elle était pleine de bêtes affreuses et qu’elle n’avait pas de bout. Tandis qu’ici, c’est charmant. On sent des caresses dans le vent, et je sais bien que Sèvres est de l’autre côté du Bois. »
Il répondit :
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« Oh ! dans la forêt de chez moi, il n’y avait pas autre chose que des cerfs, des renards, des chevreuils et des sangliers, et, par-ci, par-là, une maison de forestier. »
Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par ce malaise étrange et persistant, par cette irritation jalouse, rongeuse, invincible qui lui gâtait la vie depuis quelque temps.
Au bout d’une minute, il demanda :
« Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le soir, avec Charles ? »
Elle répondit :
« Mais oui, souvent. »
Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui, parler que de lui.
Il demanda avec un accent méchant :
« Dis donc, Made ?
– Quoi, mon ami ?
– L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles’ ? »
Elle murmura, dédaigneuse :
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