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– Je ne me plais pas. Je ne m'aime pas, je ne cherche pas à m'aimer. Il y a des moments où vous me forcez à me compliquer la vie, je vous en veux presque.»
Elle se mit à chantonner, l'air pensif; je reconnaissais la chanson, mais je ne me rappelais plus ce que c'était.
«Quelle est cette chanson, Anne? Ça m'énerve...
– Je ne sais pas.» Elle souriait à nouveau, l'air un peu découragé. «Restez au lit, reposez-vous, je vais poursuivre ailleurs mon enquête sur l'intellect de la famille.»
«Naturellement, pensais-je, pour père, c'était facile.» Je l'entendais d'ici: «Je ne pense à rien parce que je vous aime, Anne.» Si intelligente qu'elle fût, cette raison devait lui paraître valable. Je m'étirai longuement avec soin et me replongeai dans mon oreiller. Je réfléchissais beaucoup, malgré ce que j'avais dit à Anne. Au fond, elle dramatisait certainement; dans vingt-cinq ans, mon père serait un aimable sexagénaire à cheveux blancs, un peu porté sur le whisky et les souvenirs colorés. Nous sortirions ensemble. C'est moi qui lui raconterais mes frasques et lui me donnerait des conseils. Je me rendis compte que j'excluais Anne de ce futur; je ne pouvais, je ne parvenais pas à l'y mettre. Dans cet appartement en pagaïe, tantôt désolé, tantôt envahi de fleurs, retentissant de scènes et d'accents étrangers, régulièrement encombré de bagages, je ne pouvais envisager l'ordre, le silence, l'harmonie qu'apportait Anne partout comme le plus précieux des biens. J'avais très peur de m'ennuyer à mourir; sans doute craignais-je moins son influence depuis que j'aimais réellement et physiquement Cyril. Cela m'avait libérée de beaucoup de peurs. Mais je craignais l'ennui, la tranquillité plus que tout. Pour être intérieurement tranquilles, il nous fallait à mon père et à moi l'agitation extérieure. Et cela, Anne ne saurait l'admettre.
je parle beaucoup d'Anne et de moi-même et peu de mon père. Non que son rôle n'ait été le plus important dans cette histoire, ni que je ne lui accorde de l'intérêt. Je n'ai jamais aimé personne comme lui et de tous les sentiments qui m'animaient à cette époque, ceux que j'éprouvais pour lui étaient les plus stables, les plus profonds, ceux auxquels je tenais le plus. Je le connais trop pour en parler volontiers et je me sens trop proche. Cependant, c'est lui plus que tout autre que je devrais expliquer pour rendre sa conduite acceptable. Ce n'était ni un homme vain, ni un homme égoïste. Mais il était léger, d'une légèreté sans remède. Je ne puis même pas en parler comme d'un homme incapable de sentiments profonds, comme d'un irresponsable. L'amour qu'il me portait ne pouvait être pris à la légère ni considéré comme une simple habitude de père. Il pouvait souffrir par moi plus que n'importe qui; et moi-même, ce désespoir que j'avais touché un jour, n'était-ce pas uniquement parce qu'il avait eu ce geste d'abandon, ce regard qui se détournait?... Il ne me faisait jamais passer après ses passions. Certains soirs, pour me raccompagner à la maison, il avait dû laisser échapper ce que Webb appelait «de très belles occasions». Mais qu'en dehors de cela, il eût été livré à son bon plaisir, à l'inconstance, a la facilité, je ne puis le nier. Il ne réfléchissait pas. Il tentait de donner à toute chose une explication physiologique qu'il déclarait rationnelle: «Tu te trouves odieuse? Dors plus, bois moins.» II en était de même du désir violent qu'il ressentait parfois pour une femme, il ne songeait ni à le réprimer ni à l'exalter jusqu'à un sentiment plus complexe. Il était matérialiste, mais délicat, compréhensif et enfin très bon.
Ce désir qu'il avait d'Elsa le contrariait, mais non comme on pourrait le croire. Il ne se disait pas: «Je vais tromper Anne. Cela implique que je l'aime moins», mais: «C'est ennuyeux, cette envie que j'ai d'Elsa! Il faudra que ça se fasse vite, ou je vais avoir des complications avec Anne.» De plus, il aimait Anne, il l'admirait, elle le changeait de cette suite de femmes frivoles et un peu sottes qu'il avait fréquentées ces dernières années. Elle satisfaisait à la fois sa vanité, sa sensualité et sa sensibilité, car elle le comprenait, lui offrait son intelligence et son expérience à confronter avec les siennes. Maintenant, qu'il se rendît compte de la gravité du sentiment qu'elle lui portait, j'en suis moins sûre! Elle lui paraissait la maîtresse idéale, la mère idéale pour moi. Pensait-il: «l'épouse idéale», avec tout ce que ça entraîne d'obligations? Je ne le crois pas. Je suis sûre qu'aux yeux de Cyril et d'Anne, il était comme moi anormal, affectivement parlant. Cela ne l'empêchait pas d'avoir une vie passionnante, parce qu'il la considérait comme banale et qu'il y apportait toute sa vitalité.
Je ne pensais pas à lui quand je formais le projet de rejeter Anne de notre vie; je savais qu'il se consolerait comme il se consolait de tout: une rupture lui coûterait moins qu'une vie rangée; il n'était vraiment atteint et miné que par l'habitude et l'attendu, comme je l'étais moi-même. Nous étions de la même race, lui et moi; je me disais tantôt que c'était la belle race pure des nomades, tantôt la race pauvre et desséchée des jouisseurs.
En ce moment il souffrait, du moins il s'exaspérait: Elsa était devenue pour lui le symbole de la vie passée, de la jeunesse, de sa jeunesse surtout. Je sentais qu'il mourait d'envie de dire à Anne: «Ma chérie, excusez-moi une journée; il faut que j'aille me rendre compte auprès de cette fille que je ne suis pas un barbon. Il faut que je réapprenne la lassitude de son corps pour être tranquille.» Mais il ne pouvait le lui dire; non parce qu'Anne était jalouse ou foncièrement vertueuse et intraitable sur ce sujet, mais parce qu'elle avait dû accepter de vivre avec lui sur les bases suivantes: que l'ère de la débauche facile était finie, qu'il n'était plus un collégien, mais un homme à qui elle confiait sa vie, et que par conséquent il avait à se tenir bien et non pas en pauvre homme, esclave de ses caprices. On ne pouvait le reprocher à Anne, c'était parfaitement normal et sain comme calcul, mais cela n'empêchait pas mon père de désirer Elsa. De la désirer peu à peu plus que n'importe quoi, de la désirer du double désir que l'on porte à la chose interdite.
Et sans doute, à ce moment-là, pouvais-je tout arranger. Il me suffisait de dire à Elsa de lui céder, et, sous un prétexte quelconque, d'emmener Anne avec moi à Nice ou ailleurs passer l'après-midi. Au retour, nous aurions trouvé mon père détendu et plein d'une nouvelle tendresse pour les amours légales ou qui, du moins, devaient le devenir dès la rentrée. Il y avait aussi ce point, que ne supporterait point Anne: avoir été une maîtresse comme les autres: provisoire. Que sa dignité, l'estime qu'elle avait d'elle-même nous rendaient la vie difficile!...
Mais je ne disais pas à Elsa de lui céder ni à Anne de m'accompagner à Nice. Je voulais que ce désir au cœur de mon père s'infestât et lui fît commettre une erreur. Je ne pouvais supporter le mépris dont Anne entourait notre vie passée, ce dédain facile pour ce qui avait été pour mon père, pour moi, le bonheur. Je voulais non pas l'humilier, mais lui faire accepter notre conception de la vie. Il fallait qu'elle sût que mon père l'avait trompée et qu'elle prît cela dans sa valeur objective, comme une passade toute physique, non comme une atteinte à sa valeur personnelle, à sa dignité. Si elle voulait à tout prix avoir raison, il fallait qu'elle nous laissât avoir tort.
Je faisais même semblant d'ignorer les tourments de mon père. Il ne fallait surtout pas qu'il se confiât à moi, qu'il me forçât à devenir sa complice, à parler à Elsa et écarter Anne.
Je devais faire semblant de considérer son amour pour Anne comme sacré et la personne d'Anne elle-même. Et je dois dire que je n'y avais aucun mal. L'idée qu'il pût tromper Anne et l'affronter me remplissait de terreur et d'une vague admiration.
En attendant nous coulions des jours heureux: je multipliais les occasions d'exciter mon père sur Elsa. Le visage d'Anne ne me remplissait plus de remords. J'imaginais parfois qu'elle accepterait le fait et que nous aurions avec elle une vie aussi conforme à nos goûts qu'aux siens. D'autre part, je voyais souvent Cyril et nous nous aimions en cachette. L'odeur des pins, le bruit de la mer, le contact de son corps... Il commençait à se torturer de remords, le rôle que je lui faisais jouer lui déplaisait au possible, il ne l'acceptait que parce que je le lui faisais croire nécessaire à notre amour. Tout cela représentait beaucoup de duplicité, de silences intérieurs, mais si peu d'efforts, de mensonges! (Et seuls, je l'ai dit, mes actes me contraignaient à me juger moi-même.)
Je passe vite sur cette période, car je crains, à force de chercher, de retomber dans des souvenirs qui m'accablent moi-même. Déjà, il me suffit de penser au rire heureux d'Anne, à sa gentillesse avec moi et quelque chose me frappe, d'un mauvais coup bas, me fait mal, je m'essouffle contre moi-même. Je me sens si près de ce qu'on appelle la mauvaise conscience que je suis obligée de recourir à des gestes: allumer une cigarette, mettre un disque, téléphoner à un ami. Peu à peu, je pense à autre chose. Mais je n'aime pas cela, de devoir recourir aux déficiences de ma mémoire, à la légèreté de mon esprit, au lieu de les combattre. Je n'aime pas les reconnaître, même pour m'en féliciter.
c'est drôle comme la fatalité se plaît à choisir pour la représenter des visages indignes ou médiocres. Cet été-là, elle avait pris celui d'Elsa. Un très beau visage, si l'on veut, attirant plutôt. Elle avait aussi un rire extraordinaire, communicatif et complet, comme seuls en ont les gens un peu bêtes.
Ce rire, j'en avais vite reconnu les effets sur mon père. Je le faisais utiliser au maximum par Elsa, quand nous devions la «surprendre» avec Cyril. Je lui disais: «Quand vous m'entendez arriver avec mon père, ne dites rien, mais riez.» Et alors, à entendre ce rire comblé, je découvrais sur le visage de mon père le passage de la fureur. Ce rôle de metteur en scène ne laissait pas de me passionner. Je ne manquais jamais mon coup; car quand nous voyions Cyril et Elsa ensemble, témoignant ouvertement de liens imaginaires, mais si parfaitement imaginables, mon père et moi pâlissions ensemble, le sang se retirait de mon visage comme du sien, attiré très loin par ce désir de possession pire que la douleur. Cyril, Cyril penché sur Elsa... Cette image me dévastait le cœur et je la mettais au point avec lui et Elsa sans en comprendre la force. Les mots sont faciles, liants; et quand je voyais le contour du visage de Cyril, sa nuque brune et douce inclinée sur le visage offert d'Elsa, j'aurais donné n'importe quoi pour que cela ne fût pas. J'oubliais que c'était moi-même qui l'avais voulu.
En dehors de ces accidents, et comblant la vie quotidienne, il y avait la confiance, la douceur – j'ai du mal à employer ce terme —, le bonheur d'Anne. Plus près du bonheur, en effet, que je ne l'avais jamais vue, livrée à nous, les égoïstes, très loin de nos désirs violents et de mes basses petites manœuvres. J'avais bien compté sur cela: son indifférence, son orgueil l'écartaient instinctivement de toute tactique pour s'attacher plus étroitement mon père et, en fait, de toute coquetterie autre que celle d'être belle, intelligente et tendre. Je m'attendris peu à peu sur son compte; l'attendrissement est un sentiment agréable et entraînant comme la musique militaire. On ne saurait me le reprocher.
Un beau matin, la femme de chambre, très excitée, m'apporta un mot d'Elsa, ainsi conçu: «Tout s'arrange, venez!» Cela me donna une impression de catastrophe: je déteste les dénouements. Enfin, je retrouvai Elsa sur la plage, le visage triomphant:
«Je viens de voir votre père, enfin, il y a une heure.
– Que vous a-t-il dit?
– Il m'a dit qu'il regrettait infiniment ce qui s'était passé; qu'il s'était conduit comme un goujat. C'est bien vrai... non?»
Je crus devoir acquiescer.
« Puis il m'a fait des compliments comme lui seul sait en faire... Vous savez, ce ton un peu détaché, et d'une voix très basse, comme s'il souffrait de les faire... ce ton...»
Je l'arrachai aux délices de l'idylle:
«Pour en venir à quoi?
– Eh bien, rien!... Enfin si, il m'a invitée à prendre le thé avec lui au village, pour lui montrer que je n'étais pas rancunière, et que j'étais large d'idées, évoluée, quoi!»
Les idées de mon père sur l'évolution des jeunes femmes rousses faisaient ma joie.
«Pourquoi riez-vous? Est-ce que je dois y aller?»
Je faillis lui répondre que cela ne me regardait pas. Puis je me rendis compte qu'elle me tenait pour responsable du succès de ses manœuvres. A tort ou à raison, cela m'irrita.
Je me sentais traquée:
«Je ne sais pas, Elsa, cela dépend de vous; ne me demandez pas toujours ce qu'il faut que vous fassiez, on croirait que c'est moi qui vous pousse à...
– Mais c'est vous, dit-elle, c'est grâce à vous, voyons...»
Son intonation admirative me faisait brusquement peur.
«Allez-y si vous voulez, mais ne me parlez plus de tout ça, par pitié!
– Mais... mais il faut bien le débarrasser de cette femme... Cécile!»
Je m'enfuis. Que mon père fasse ce qu'il veut, qu'Anne se débrouille. J'avais d'ailleurs rendez-vous avec Cyril. Il me semblait que seul, l'amour me débarrasserait de cette peur anémiante que je ressentais.
Cyril me prit dans ses bras, sans un mot, m'emmena. Près de lui tout devenait facile, chargé de violence, de plaisir. Quelque temps après, étendue contre lui, sur ce torse doré, inondé de sueur, moi-même épuisée, perdue comme une naufragée, je lui dis que je me détestais. Je le lui dis en souriant, car je le pensais, mais sans douleur, avec une sorte de résignation agréable. Il ne me prit pas au sérieux.
«Peu importe. Je t'aime assez pour t'obliger à être de mon avis. Je t'aime, je t'aime tant...»
Le rythme de cette phrase me poursuivit pendant tout le repas: «Je t'aime, je t'aime tant.» C'est pourquoi, malgré mes efforts, je ne me souviens plus très bien de ce déjeuner. Anne avait une robe mauve comme les cernes sous ses yeux, comme ses yeux mêmes. Mon père riait, apparemment détendu: la situation s'arrangeait pour lui. Il annonça au dessert des courses à faire au village, dans l'après-midi. Je souris intérieurement. J'étais fatiguée, fataliste. Je n'avais qu'une seule envie: me baigner.
A quatre heures je descendis sur la plage. Je trouvai mon père sur la terrasse, comme il partait pour le village; je ne lui dis rien. Je ne lui recommandai même pas la prudence. L'eau était douce et chaude. Anne ne vint pas, elle devait s'occuper de sa collection, dessiner dans sa chambre pendant que mon père faisait le joli cœur avec Elsa. Au bout de deux heures, comme le soleil ne me réchauffait plus, je remontai sur la terrasse, m'assis dans un fauteuil, ouvris un journal.
C'est alors qu'Anne apparut; elle venait du bois. Elle courait, mal d'ailleurs, maladroitement, les coudes au corps. J'eus l'impression subite, indécente, que c'était une vieille dame qui courait, qu'elle allait tomber. Je restai sidérée: elle disparut derrière la maison, vers le garage. Alors, je compris brusquement et me mis à courir, moi aussi, pour la rattraper.
Elle était déjà dans sa voiture, elle mettait le contact. J'arrivai en courant et m'abattis sur la portière.
«Anne, dis-je, Anne, ne partez pas, c'est une erreur, c'est ma faute, je vous expliquerai...»
Elle ne m'écoutait pas, ne me regardait pas, se penchait pour desserrer le frein:
«Anne, nous avons besoin de vous!»
Elle se redressa alors, décomposée. Elle pleurait. Alors je compris brusquement que je m'étais attaquée à un être vivant et sensible et non pas à une entité. Elle avait dû être une petite fille, un peu secrète, puis une adolescente, puis une femme. Elle avait quarante ans, elle était seule, elle aimait un homme et elle avait espéré être heureuse avec lui dix ans, vingt ans peut-être. Et moi... ce visage, ce visage, c'était mon œuvre. J'étais pétrifiée, je tremblais de tout mon corps contre la portière.
«Vous n'avez besoin de personne, murmura-t-elle, ni vous ni lui.»
Le moteur tournait. J'étais désespérée, elle ne pouvait partir ainsi: