37452.fb2 Bonjour tristesse - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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J'étais déjà dans le canot. Il était debout avec de l'eau jusqu'à mi-jambes, appuyé des deux mains au plat-bord comme à la barre d'un tribunal. Je compris qu'il ne monterait pas avant d'avoir parlé et le regardai avec toute l'attention nécessaire. Je connaissais bien son visage, je m'y retrouvais. Je pensai qu'il avait vingt-cinq ans, se prenait peut-être pour un suborneur, et cela me fit rire.

« Ne riez pas, dit-il. Je m'en suis voulu hier soir, vous savez. Rien ne vous défend contre moi; votre père, cette femme, l'exemple... Je serais le dernier des salauds, ce serait la même chose; vous pourriez me croire aussi bien...»

II n'était même pas ridicule. Je sentais qu'il était bon et prêt à m'aimer; que j'aimerais l'aimer. Je mis mes bras autour de son cou, ma joue contre la sienne. Il avait les épaules larges, un corps dur contre le mien.

«Vous êtes gentil, Cyril, murmurai-je. Vous allez être un frère pour moi.»

II replia ses bras autour de moi avec une petite exclamation de colère et m'arracha doucement du bateau. Il me tenait serrée contre lui, soulevée, la tête sur son épaule. En ce moment-là, je l'aimais. Dans la lumière du matin, il était aussi doré, aussi gentil, aussi doux que moi, il me protégeait. Quand sabouche chercha la mienne, je me mis à trembler de plaisir comme lui et notre baiser fut sans remords et sans honte, seulement une profonde recherche, entrecoupée de murmures. Je m'échappai et nageai vers le bateau qui partait à la dérive. Je plongeai mon visage dans l'eau pour le refaire, le rafraîchir... L'eau était verte. Je me sentais envahie d'un bonheur, d'une insouciance parfaite.

A onze heures et demie, Cyril partit et mon père et ses femmes apparurent dans le chemin de chèvres. Il marchait entre les deux, les soutenant, leur tendant successivement la main avec une bonne grâce, un naturel qui n'étaient qu'à lui. Anne avait gardé son peignoir: elle l'ôta devant nos regards observateurs avec tranquillité et s'y allongea. La taille mince, les jambes parfaites, elle n'avait contre elle que de très légères flétrissures. Cela représentait sans doute des années de soins, d'attention; j'adressai machinalement à mon père un regard approbateur, le sourcil levé. A ma grande surprise, il ne me le renvoya pas, ferma les yeux. La pauvre Elsa était dans unétat lamentable, elle se couvrait d'huile. Je ne donnais pas une semaine à mon père pour... Anne tourna la tête vers moi:

«Cécile, pourquoi vous levez-vous si tôt ici? A Paris, vous étiez au lit jusqu'à midi.

– J'avais du travail, dis-je. Ça me coupait les jambes.»

Elle ne sourit pas: elle ne souriait que quand elle en avait envie, jamais par décence, comme tout le monde.

«Et votre examen?

– Loupé! dis-je avec entrain. Bien loupé!

– Il faut que vous l'ayez en octobre, absolument.

– Pourquoi? intervint mon père. Je n'ai jamais eu de diplôme, moi. Et je mène une vie fastueuse.

– Vous aviez une certaine fortune au départ, rappela Anne.

– Ma fille trouvera toujours des hommes pour la faire vivre», dit mon père noblement.

Elsa se mit à rire et s'arrêta devant nos trois regards.

«II faut qu'elle travaille, ces vacances», dit Anne en refermant les yeux pour clore l'entretien.

J'envoyai un regard désespéré à mon père. Il me répondit par un petit sourire gêné. Je me vis devant des pages de Bergson avec ces lignes noires qui me sautaient aux yeux et le rire de Cyril en bas... Cette idée m'épouvanta. Je me traînai jusqu'à Anne, l'appelai à voix basse. Elle ouvrit les yeux. Je penchai sur elle un visage inquiet, suppliant, en ravalant encore mes joues pour me donner l'air d'une intellectuelle surmenée.

«Anne, dis-je, vous n'allez pas me faire ça, me faire travailler par ces chaleurs... ces vacances qui pourraient me faire tant de bien...»

Elle me regarda avec fixité un instant, puis sourit mystérieusement en détournant la tète.

«Je devrais vous faire «ça»... même par ces chaleurs, comme vous dites. Vous ne m'en voudriez que pendant deux jours, comme je vous connais, et vous auriez votre examen.

– Il y a des choses auxquelles on ne se fait pas», dis-je sans rire.

Elle me lança un coup d'œil amusé et insolent et je me recouchai dans le sable, pleine d'inquiétudes. Elsa pérorait sur les festivités de la côte. Mais mon père ne l'écoutait pas: placé au sommet du triangle que faisaient leurs corps, il lançait au profil renversé d'Anne, à ses épaules, des regards un peu fixes, impavides, que je reconnaissais. Sa main s'ouvrait et se refermait sur le sable en un geste doux, régulier, inlassable. Je courus vers la mer, m'y enfonçai en gémissant sur les vacances que nous aurions pu avoir, que nous n'aurions pas. Nous avions tous les éléments d'un drame: un séducteur, une demi-mondaine et une femme de tête. J'aperçus au fond de la mer un ravissant coquillage, une pierre rosé et bleue; je plongeai pour la prendre, la gardai toute douce et usée dans la main jusqu'au déjeuner. Je décidai que c'était un porte-bonheur, que je ne la quitterais pas de l'été. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas perdue, comme je perds tout. Elle est dans ma main aujourd'hui, rosé et tiède, elle me donne envie de pleurer.

CHAPITRE IV

ce qui m'étonna le plus, les jours suivants, ce fut l'extrême gentillesse d'Anne à l'égard d'Elsa. Elle ne prononçait jamais, après les nombreuses bêtises qui illuminaient sa conversation, une de ces phrases brèves dont elle avait le secret et qui aurait couvert la pauvre Elsa de ridicule. Je la louais en moi-même de sa patience, de sa générosité, je ne me rendais pas compte que l'habileté y était étroitement mêlée. Mon père se serait vite lassé de ce petit jeu féroce. Il lui était au contraire reconnaissant et il ne savait que faire pour lui exprimer sa gratitude. Cette reconnaissance n'était d'ailleurs qu'un prétexte. Sans doute lui parlait-il comme à une femme très respectée, comme à une seconde mère de sa fille: il usait même de cette carte en ayant l'air sans cesse de me mettre sous la garde d'Anne, de la rendre un peu responsable de ce que j'étais, comme pour se la rendre plus proche, pour la lier à nous plus étroitement. Mais il avait pour elle des regards, des gestes qui s'adressaient à la femme qu'on ne connaît pas et que l'on désire connaître – dans le plaisir. Ces égards que je surprenais parfois chez Cyril, et qui me donnaient à la fois envie de le fuir et de le provoquer. Je devais être sur ce point plus influençable qu'Anne; elle témoignait à l'égard de mon père d'une indifférence, d'une gentillesse tranquille qui me rassuraient. J'en arrivais à croire que je m'étais trompée le premier jour, je ne voyais pas que cette gentillesse sans équivoque surexcitait mon père. Et surtout ses silences... ses silences si naturels, si élégants. Ils formaient avec le pépiement incessant d'Elsa une sorte d'antithèse comme le soleil et l'ombre. Pauvre Elsa... elle ne se doutait vraiment de rien, elle restait exubérante et agitée, toujours aussi défraîchie par le soleil.

Un jour, cependant, elle dut comprendre, intercepter un regard de mon père; je la vis avant le déjeuner murmurer quelque chose dans son oreille: un instant, il eut l'air contrarié, étonné, puis acquiesça en souriant. Au café, Elsa se leva et, arrivée à la porte, se retourna vers nous d'un air langoureux, très inspiré, à ce qu'il me sembla, du cinéma américain, et mettant dans son intonation dix ans de galanterie française:

«Vous venez, Raymond?»

Mon père se leva, rougit presque et la suivit en parlant des bienfaits de la sieste. Anne n'avait pas bougé. Sa cigarette fumait au bout de ses doigts. Je me sentis dans l'obligation de dire quelque chose:

«Les gens disent que la sieste est très reposante, mais je crois que c'est une idée fausse...»

Je m'arrêtai aussitôt, consciente de l'équivoque de ma phrase.

«Je vous en prie», dit Anne sèchement.

Elle n'y avait même pas mis d'équivoque. Elle avait tout de suite vu la plaisanterie de mauvais goût. Je la regardai. Elle avait un visage volontairement calme et détendu qui m'émut. Peut-être, en ce moment, enviait-elle passionnément Elsa. Pour la consoler, une idée cynique me vint, qui m'enchanta comme toutes les idées cyniques que je pouvais avoir: cela me donnait une sorte d'assurance, de complicité avec moi-même, enivrante. Je ne pus m'empêcher de l'exprimer à haute voix:

«Remarquez qu'avec les coups de soleil d'Elsa, ce genre de sieste ne doit pas être très grisant, ni pour l'un ni pour l'autre.»

J'aurais mieux fait de me taire.

«Je déteste ce genre de réflexion, dit Anne. A votre âge, c'est plus que stupide, c'est pénible.»

Je m'énervai brusquement:

«Je disais ça pour rire, excusez-moi. Je suis sure qu'au fond, ils sont très contents.»

Elle tourna vers moi un visage excédé. Je lui demandai pardon aussitôt. Elle referma les yeux et commença à parler d'une voix basse, patiente:

«Vous vous faites de l'amour une idée un peu simpliste. Ce n'est pas une suite de sensations indépendantes les unes des autres...» Je pensai que toutes mes amours avaient été ainsi. Une émotion subite devant un visage, un geste, sous un baiser... Des instants épanouis, sans cohérence, c'était tout le souvenir que j'en avais.

«C'est autre chose, disait Anne. Il y a la tendresse constante, la douceur, le manque... Des choses que vous ne pouvez pas comprendre.»

Elle eut un geste évasif de la main et prit un journal. J'aurais aimé qu'elle se mît en colère, qu'elle sortît de cette indifférence résignée devant ma carence sentimentale. Je pensai qu'elle avait raison, que je vivais comme un animal, au gré des autres, que j'étais pauvre et faible. Je me méprisais et cela m'étais affreusement pénible parce que je n'y étais pas habituée, ne me jugeant pour ainsi dire pas, ni en bien ni en mal. Je montai dans ma chambre, je rêvassai. Mes draps étaient tièdes sous moi, j'entendais encore les paroles d'Anne: «Cet autre chose, c'est un manque.» Quelqu'un m'avait-il jamais manqué?

Je ne me rappelle plus les incidents de ces quinze jours. Je l'ai déjà dit, je ne voulais rien voir de précis, de menaçant. De la suite de ces vacances, bien sûr, je me rappelle très exactement puisque j'y apportai toute mon attention, toutes mes possibilités. Mais ces trois semaines-là, ces trois semaines heureuses en somme... Quel est le jour où mon père regarda ostensiblement la bouche d'Anne, celui où il lui reprocha à haute voix son indifférence en faisant semblant d'en rire? Celui où il compara sans en sourire sa subtilité avec la semi-bêtise d'Elsa? Ma tranquillité reposait sur cette idée stupide qu'ils se connaissaient depuis quinze ans et que s'ils avaient dû s'aimer, ils auraient commencé plus tôt. «Et, me disais-je, si cela doit arriver, mon père sera amoureux trois mois et Anne en gardera quelques souvenirs passionnés et un peu d'humiliation.» Ne savais-je pas cependant qu'Anne n'était pas une femme que l'on pût abandonner ainsi? Mais Cyril était là et suffisait à mes pensées. Nous sortions ensemble souvent le soir dans les boîtes de Saint-Tropez, nous dansions sur les défaillances d'une clarinette en nous disant des mots d'amour que j'avais oubliés le lendemain, mais si doux le soir même. Le jour, nous faisions de la voile autour de la côte. Mon père nous accompagnait parfois. Il appréciait beaucoup Cyril, surtout depuis que ce dernier lui avait laissé gagner un match de crawl. Il l'appelait «mon petit Cyril», Cyril l'appelait «monsieur», mais je me demandais lequel des deux était l'adulte.

Un après-midi, nous allâmes prendre le thé chez la mère de Cyril. C'était une vieille dame tranquille et souriante qui nous parla de ses difficultés de veuve et de ses difficultés de mère. Mon père compatit, adressa à Anne des regards de reconnaissance, fit de nombreux compliments à la dame. Je dois avouer qu'il ne craignait jamais de perdre son temps. Anne regardait le spectacle avec un sourire aimable. Au retour, elle déclara la dame charmante. J'éclatai en imprécations contre les vieilles dames de cette sorte. Ils tournèrent vers moi un sourire indulgent et amusé qui me mit hors de moi:

«Vous ne vous rendez pas compte qu'elle est contente d'elle, criai-je. Qu'elle se félicite de sa vie parce qu'elle a le sentiment d'avoir fait son devoir et...

– Mais c'est vrai, dit Anne. Elle a rempli ses devoirs de mère et d'épouse, suivant l'expression...

– Et son devoir de putain? dis-je.

– Je n'aime pas les grossièretés, dit Anne, même paradoxales.

– Mais ce n'est pas paradoxal. Elle s'est mariée comme tout le monde se marie, par désir ou parce que cela se fait. Elle a eu un enfant, vous savez comment ça arrive les enfants?

– Sans doute moins bien que vous, ironisa Anne, mais j'ai quelques notions.

– Elle a donc élevé cet enfant. Elle s'est probablement épargné les angoisses, les troubles de l'adultère. Elle a eu la vie qu'ont des milliers de femmes et elle en est fière, vous comprenez. Elle était dans la situation d'une jeune bourgeoise épouse et mère et elle n'a rien fait pour en sortir. Elle se glorifie de n'avoir fait ni ceci ni cela et non pas d'avoir accompli quelque chose.

– Cela n'a pas grand sens, dit mon père.