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Les premières pages de cette œuvre furent écrites en 1936. Elles commençaient ainsi: «J'étais seigneur berbère et je rentrais chez moi. Je venais d'assister à la tonte des laines des mille brebis de mon patrimoine. Elles ne portent point là-bas ces clochettes qui, du versant de leurs collines vers les étoiles, répandent leur bénédiction. Elles imitent seulement le bruit d'une eau courante, et nous qu'assiégé la soif, cette musique seule nous rassure…» Le cadre de l'œuvre est demeuré le même si le ton n'a pas tout à fait la même distance.

Drieu la Rochelle et Crémieux, auxquels Saint-Exupéry lut les premières pages, se montrèrent réservés. Pour eux Saint-Exupéry était le poète de l'action, un écrivain viril dont le monde attendait de nouveaux récits d'aventures. La modestie de Saint-Exupéry le rendait susceptible aux critiques. Il revint fort déprimé de cette lecture, s'inquiétant de savoir s'il s'était égaré dans une voie qui ne lui convenait pas, lui que seule l'aventure intérieure intéressait.

Le souvenir de son existence dans le Sahara exaltait sa pensée et l'incitait à choisir le désert comme unité de lieu de sa méditation.

Si nous considérons l'œuvre de Saint-Exupéry dans son ensemble, nous sommes frappés de la persévérance du mouvement qui la conduit de la forme du roman de

Courrier Sud jusqu'à la forme dépouillée de Citadelle. La préoccupation morale qui est celle de l'auteur envahit peu à peu ses écrits, chassant tous les effets littéraires. Les personnages cependant demeurent. Saint-Exupéry reconnaît la nécessité de la parabole mais — dans la mesure où ce terme reste lié au Nouveau Testament — une parabole directe, sans le double temps de l'image et de l'évocation.

Jamais désincarnée, sa conception éthique ne se cherche qu'à l'intérieur d'un «langage» déjà créé. Il ne met jamais en doute la nécessité de l'univers qui a formé tel type d'homme. L'homme responsable envers les autres en tant que membre de cet univers. Car s'il souhaite l'indépendance de l'esprit, il n'admet pas l'homme irresponsable à l'égard de sa communauté:

«… Car tu demandes à être bien planté, bien lourd de droits et de devoirs, et responsable, mais tu ne prends pas une charge d'homme dans la vie comme une charge de maçon dans un chantier, sur l'engagement d'un maître d'esclaves. Te voilà vide si tu te fais transfuge.»

Cherchant à établir les conditions d'une vie riche de ferveur, Saint-Exupéry explore les étapes essentielles qui lient l'individu à Dieu: la famille, la maison, le métier, la communauté des hommes, et leur transcendance par l'effort en une grandeur qui les dépasse. «L'homme veut donner un sens à son coup de pioche.» Mais que propose-t-il à l'homme pour charger de sens son coup de pioche? Il n'offre qu'un mouvement de transcendance de l'homme vers Dieu au mépris de la possession et de la jouissance statiques. Dès Vol de Nuit, il a formulé sa pensée: échanger son corps périssable… Il la répète dans Citadelle: «Qu'y a-t-il, savetier, qui te rende si joyeux? Mais je n'écoutai point la réponse sachant qu'il se tromperait et me parlerait de l'argent gagné ou du repas qui l'attendait ou du repos. Ne sachant point que son bonheur était de se transfigurer en babouches d'or.» Cette image de l'échange revient constamment: «Ainsi ont-ils travaillé toute leur vie pour un enrichissement

sans usage, tout entiers échangés contre l'incorruptible broderie…»

Par cette seule conception, Saint-Exupéry désavoue tout système qui aurait le bien-être matériel comme seule fin.

Son humanisme avait permis aux hommes les plus opposés dans l'ordre politique et social de se réclamer de lui, dans leurs polémiques, ou de le citer à l'appui de leurs thèses.

Désormais, de telles approximations de la pensée ne seront plus possibles. Dans Citadelle, Saint-Exupéry reprend inlassablement ses thèmes, comme s'il craignait qu'un malentendu pût exister dans l'interprétation de ses croyances. Pour démontrer son enseignement, il le recoupe» avec autant d'exemples qu'il en peut trouver. Si bien que, si l'on veut user d'une citation, on pourra, bien sûr, la sortir de son contexte et la brandir telle une épigraphe, mais Saint-Exupéry n'ayant laissé dans le vague aucune de ses convictions, ses citations ne pourront plus lui être empruntées pour appuyer quelque postulat politique ou moral, avec la même facilité.

L'œuvre posthume laissée par Saint-Exupéry est demeurée dans l'état qu'il appelait la «gangue». A ceux qui l'interrogeaient sur la date de parution de cette œuvre, il répondait en riant: «Je n'aurai jamais fini… C'est mon œuvre posthume!»

Lors de son départ pour tes États-Unis, en décembre 1940, Saint-Exupéry emportait des pages dactylographiées, d'autres manuscrites, représentant environ une quinzaine de chapitres de l'œuvre actuelle. Certains de ces chapitres corrigés avaient une forme presque définitive, notamment ceux sur «le Palais de mon Père», «la Suppliciée», «les Femmes», mais ils n'avaient pas la force didactique de ceux qui allaient suivre. Ils avaient été conçus à une époque de facilité, dans laquelle le désordre spirituel, moins apparent, ne lui faisait pas

aussi violemment sentir la nécessité d'exprimer ses convictions morales.

La guerre, la défaite qu'il a vécue, cette division de ses compatriotes et les événements dont il est témoin aux États-Unis modifient le cours de ses réflexions et orientent son éthique vers une construction sociale.

Au début de 1941, Saint-Exupéry quitte New York pour la Californie afin de s'y faire soigner. Durant sa convalescence, il prend des notes et travaille à la structure de Citadelle.

De retour à New York, il écrit la première partie de Pilote de guerre, le récit de ses souvenirs d'une mission sur Arras, puis il s'arrête.

Dans une époque où l'esprit partisan accroît la confusion des idées, où la plupart réclament des slogans, des cris de guerre, Saint-Exupéry veut transmettre claires et intelligibles les convictions qui commandent ses actes et sa pensée.

Le «credo» qui compose la fin de Pilote de guerre marque le passage de son style antérieur à celui qui lui est désormais le plus naturel, celui de l'œuvre posthume.

L'incompréhension qu'il rencontre auprès de certains Français, les calomnies dont il est l'objet font de ces années d'exil les plus cruelles de son existence.

Sans amertume ni colère, Saint-Exupéry transpose sa propre position: «Ce chanteur accusé de chanter faux car il chantait de façon pathétique dans l'empire délabré et ainsi célébrait un Dieu mort…» // ne dira jamais rien contre ses ennemis mais il parlera des réfugiés berbères: «Ils se surveillaient les uns les autres comme des chiens qui tournent autour de l'auge» et de lui-même: «Me situant à l'extérieur des faux litiges dans mon irréparable exil, n'étant ni pour les uns ni pour les autres. Ni pour les seconds contre les premiers, dominant les clans, les partis, les factions, luttant pour l'arbre seul contre les éléments de l'arbre et pour les éléments de l'arbre, au nom de l'arbre, qui protestera contre moi?»

Ainsi, bien que Citadelle n'atteigne pas le lecteur par ce ton confidentiel du Petit Prince qui révèle la délicatesse d'âme de Saint-Exupéry, cette œuvre n'est pas, en dépit de sa forme, plus distante de l'écrivain, et quiconque eût suivi de près l'existence de Saint-Exupéry retrouverait à travers ces pages tes événements, les heurts et les constantes de sa vie.

L'unité de Citadelle est créée par la voix du personnage central qui s'y exprime. Au cours de ses premiers chants, jeune encore, ce chef s'instruit aux côtés de son père, maître de l'empire, du maniement des hommes. Humble, il écoute et se laisse éclairer par celui qui va lui léguer le pouvoir. Maître suprême à son tour, il observe ce qui rend son peuple fervent ou désabusé, ce qui fortifie ou décompose son empire.

Le ton plus que l'enchaînement des faits maintient la continuité de l'œuvre. Certains reprocheront précisément à ce texte sa forme qui peut être qualifiée de biblique. Nous ne croyons pas qu'il faille pour autant en déduire quelque influence d'écrits orientalistes subie par Saint-Exupéry. C'est un mouvement naturel de son cœur qui l'inclinait vers ce style. Dans les moments d'exaltation, il avait tendance à s'exprimer sous forme de récitatif lyrique et, lorsqu'il expliquait une de ses conceptions favorites (le maintien de la qualité, par exemple), il se plaçait à l'égard de son sujet à la distance du chef de Citadelle considérant son peuple.

Cette œuvre qui constitue la «somme» de Saint-Exupéry et qui rassemble ses méditations au cours de plusieurs années, nous fut laissée par lui sous forme de brouillons incomplets et pour la plupart illisibles, et de

neuf cent quatre-vingt-cinq pages dactylographiées. Saint-Exupéry travaillait fort avant dans la nuit puis, avant de se coucher, dictait dans son dictaphone le travail de la soirée. La dactylo venait prendre au matin les rouleaux et transcrivait au plus juste ce quelle entendait. Mais de ces neuf cent quatre-vingt-cinq pages, Saint-Exupéry ne relut que quelques-unes. Il considérait avoir encore beaucoup à dire avant de commencer à couper, à corriger. Le texte n'est pas condensé et comporte en outre de nombreuses fautes faites phonétiquement: homo-nymes, erreurs de liaisons, etc. Le lecteur trouvera donc au cours de sa lecture bien des phrases d'un sens obscur ainsi que des chapitres qui ne sont que des versions différentes d'un même thème. Nous n'avons pas considéré possible de nous substituer à Saint-Exupéry pour effectuer le choix des chapitres ou corriger le sens et la rédaction de certaines phrases.

Saint-Exupéry avait rejoint l'Afrique du Nord en mars 1943. Il fut mis en réserve de commandement en août de la même année. Aussitôt, il se débattit pour reprendre du service, mais ce ne fut qu'en février 1944 que l'occasion lui en fut donnée: ayant appris la présence du général Eaker à Naples (le général américain Eaker commandait les forces aériennes du théâtre d'opérations méditerranéen dont dépendait le groupe 2/33), Saint-Exupéry voulut à toute force le rencontrer.

Grâce à la complaisance d'un ami, il décolla de Maison Blanche et se rendit à Naples. Il allait jouer sa dernière chance: tout plutôt que de retourner à Alger.

A Naples, devant le P. C. du général, il attendit une audience avec la patience et la ténacité dont lui seul était capable quand il désirait fortement. Le commandant en chef accueillit avec gaieté ce grand diable chauve, aux tempes grisonnantes, qui le suppliait comme un enfant de le laisser voler.

Ainsi, par la voie américaine, obtint-il de retourner au 2/33. Le général Eaker lui avait autorisé cinq missions. A la fin de juillet, il en avait accompli huit et ne cessait de se proposer comme volontaire, inquiétant ses camarades. Afin de le protéger, son chef d'escadrille avait comploté avec d'autres officiers de mettre Saint-Ex dans le secret du débarquement Sud afin de l'empêcher de voler. L'initiation était prévue pour le 31 juillet au soir. Mais le 31 au matin, Saint-Exupéry décollait pour une mission de reconnaissance sur la région de Grenoble et d'Annecy, proche de celle où il avait passé son enfance. Il avait tant insisté pour qu'on lui accordât cette mission…

Il partit en toute sérénité, son outil bien en main et par un temps magnifique. Aucun message n'ayant été capté, il est permis de croire que sa chute fut rapide et consécutive à une attaque de chasse allemande. Mais il était prêt et entièrement calme:

«Daigne faire l'unité pour ta gloire, en m'endormant au creux de ces sables désens où j'ai bien travaillé.»

N. B. — En 1948, lorsque fut composée la première édition de Citadelle, les éditeurs n'avaient à leur disposition qu'un texte dactylographié très imparfait. Saint-Exupéry avait coutume de travailler durant la nuit. Il rédigeait des brouillons très peu lisibles puis, avant de se coucher, il dictait au dictaphone le travail de la soirée qu'une secrétaire, au matin, transcrivait tant bien que mal. Durant les derniers mois de sa vie, il ne put relever que partiellement les erreurs nombreuses de ces textes.

C'est seulement dix ans plus tard, en 1958, que les brouillons, constituant les manuscrits de cette œuvre, furent restitués. La confrontation de ces manuscrits avec les textes dactylographiés révéla que Saint-Exupéry modi fiait tant de paragraphes en les dictant que certaines fautes demeureraient à jamais incontrôlables.

Cependant, la plupart des erreurs ont pu être corrigées et tes rébus résolus. Ce difficile et long travail de mise au point a été entrepris et mené à bien par Simone Lamblin, Pierre Chevrier et Léon Wencelius, que nous tenons à remercier. C'est en effet grâce à leurs soins diligents que pour la première fois nous sommes en mesure d'offrir au lecteur un texte qui peut être considéré comme définitif.

I

Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer. Mais nous qui gouvernons les hommes, nous avons appris à sonder leurs cœurs afin de n'accorder notre sollicitude qu'à l'objet digne d'égards. Mais cette pitié, je la refuse aux blessures ostentatoires qui tourmentent le cœur des femmes, comme aux moribonds, et comme aux morts. Et je sais pourquoi.

Il fut un âge de ma jeunesse où j'eus pitié des mendiants et de leurs ulcères. Je louais pour eux des guérisseurs et j'achetais des baumes. Les caravanes me ramenaient d'une île des onguents à base d'or qui recousent la peau sur la chair. Ainsi ai-je agi jusqu'au jour où j'ai compris qu'ils tenaient comme luxe rare à leur puanteur, les ayant surpris se grattant et s'humectant de fiente comme celui-là qui fume une terre pour en arracher la fleur pourpre. Ils se montraient l'un à l'autre leur pourriture avec orgueil, tirant vanité des offrandes reçues, car celui qui gagnait le plus s'égalait en soi-même au grand prêtre qui expose la plus belle idole. S'ils consentaient à consulter mon médecin, c'était dans l'espoir que leur chancre le surprendrait par sa pestilence et par son ampleur. Et ils agitaient leurs moignons pour tenir de la place dans le monde. Ainsi acceptaient-ils les soins comme un hommage, offrant leurs membres aux ablutions qui les flattaient, mais à peine le mal était-il effacé qu'ils se découvraient sans importance, ne nourrissant plus rien de soi, comme inutiles, et qu'ils s'occupaient désormais de ressusciter d'abord cet ulcère qui vivait d'eux. Et, une fois bien drapés de nouveau dans leur mal, glorieux et vains, ils reprenaient, la sébile à la main, la route des caravanes et, au nom de leur dieu malpropre, rançonnaient les voyageurs.

Il fut un âge aussi où j'eus pitié des morts. Croyant que celui-là que je sacrifiais dans son désert sombrait dans une solitude désespérée, n'ayant point encore entrevu qu'il n'est jamais de solitude pour ceux qui meurent. Ne m'étant point heurté encore à leur condescendance. Mais j'ai vu l'égoïste ou l'avare, celui-là même qui criait si fort contre toute spoliation, parvenu à sa dernière heure, prier qu'autour de lui l'on rassemblât les familiers de sa maison, puis partager ses biens dans une équité dédaigneuse comme des jouets futiles à des enfants. J'ai vu le blessé pusillanime, le même qui eût hurlé pour appeler à l'aide au cœur d'un danger sans grandeur, une fois rompu véritablement, repousser d'autrui toute assistance s'il se trouvait que cette assistance eût fait courir à ses compagnons quelque péril. Nous célébrons une telle abnégation. Mais je n'ai trouvé là encore que signe discret de mépris. Je connais celui-là qui partage sa gourde quand déjà il sèche au soleil, ou sa croûte de pain à l'apogée de la famine. Et c'est d'abord qu'il n'en connaît plus le besoin et, plein d'une royale ignorance, abandonne à autrui cet os à ronger.

J'ai vu les femmes plaindre les guerriers morts. Mais c'est nous-mêmes qui les avons trompées! Tu les a vus rentrer, les survivants, glorieux et encombrants, faisant bien du tapage à crier leurs exploits, apportant, en caution du risque accepté, la mort des autres, mort qu'ils disent épouvantable, car elle aurait pu leur survenir. Moi-même ainsi, dans ma jeunesse, j'ai aimé autour de mon front cette auréole des coups de sabre reçus par d'autres. Je revenais, brandissant mes compagnons morts et leur terrible désespoir. Mais celui-là que la mort a choisi, occupé de vomir son sang ou de retenir ses entrailles, découvre seul la vérité — à savoir qu'il n'est point d'horreur de la mort. Son propre corps lui apparaît comme un instrument désormais vain et qui a fini de servir et qu'il rejette. Un corps démantelé qui se montre dans son usure. Et s'il a soif, ce corps, le mourant n'y reconnaît plus qu'une occasion de soif, dont il serait bon d'être délivré. Et tous les biens deviennent inutiles qui servaient à parer, à nourrir, à fêter cette chair à demi étrangère, qui n'est plus que propriété domestique, comme l'âne attaché à son pieu.

Alors commence l'agonie qui n'est plus que balancement d'une conscience tour à tour vidée puis remplie par les marées de la mémoire. Elles vont et viennent comme le flux et le reflux, rapportant, comme elles les avaient emportés, toutes les provisions d'images, tous les coquillages du souvenir, toutes les conques de toutes les voix entendues. Elles remontent, elles baignent à nouveau les algues du cœur et voilà toutes les tendresses ranimées. Mais l'équinoxe prépare son reflux décisif, le cœur se vide, la marée et ses provisions rentrent en Dieu.

Certes, j'ai vu des hommes fuir la mort, saisis d'avance par la confrontation. Mais celui-là qui meurt, détrompez-vous, je ne l'ai jamais vu s'épouvanter.

Pourquoi donc les plaindrais-je? Pourquoi perdrais-je mon temps à pleurer leur achèvement? J'ai trop connu la perfection des morts. Qu'ai-je côtoyé de plus léger que la mort de cette captive dont on égaya mes seize ans et qui, lorsqu'on me l'apporta, s'occupait déjà de mourir, respirant par souffles si courts et cachant sa toux dans les linges, à bout de course comme la gazelle, déjà forcée, mais l'ignorant puisqu'elle aimait sourire. Mais ce sourire était vent sur une rivière, trace d'un songe, sillage d'un cygne, et de jour en jour s'épurant, et plus précieux, et plus difficile à retenir, jusqu'à devenir cette simple ligne tellement pure, une fois le cygne envolé.

Mort aussi de mon père. De mon père accompli et devenu de pierre. Les cheveux de l'assassin blanchirent, dit-on, quand son poignard, au lieu de vider ce corps périssable, l'eut empli d'une telle majesté. Le meurtrier, caché dans la chambre royale, face à face, non avec sa victime, mais avec le granit géant d'un sarcophage, pris au piège d'un silence dont il était lui-même la cause, on le découvrit au petit jour réduit à la prosternation par la seule immobilité du mort.

Ainsi mon père qu'un régicide installa d'emblée dans l'éternité, quand il eut ravalé son souffle suspendit le souffle des autres durant trois jours. Si bien que les langues ne se délièrent, que les épaules ne cessèrent d'être écrasées qu'après que nous l'eûmes porté en terre. Mais il nous parut si important, lui qui ne gouverna pas mais pesa et fonda sa marque, que nous crûmes, quand nous le descendîmes dans la fosse, au long de cordes qui craquaient, non ensevelir un cadavre, mais engranger une provision. Il pesait, suspendu, comme la première dalle d'un temple. Et nous ne l'enterrâmes point, mais le scellâmes dans la terre, enfin devenu ce qu'il est, cette assise.

C'est lui qui m'enseigna la mort et m'obligea quand j'étais jeune de la regarder bien en face, car il ne baissa jamais les yeux. Mon père était du sang des aigles.

Ce fut au cours de l'année maudite, celle que l'on surnomma «le Festin du Soleil», car le soleil, cette année-là, élargit le désert. Rayonnant sur les sables parmi les ossements, les ronces sèches, les peaux transparentes des lézards morts et cette herbe à chameaux changée en crin. Lui par qui se bâtissent les tiges des fleurs avait dévoré ses créatures, et il trônait, sur leurs cadavres éparpillés, comme l'enfant parmi les jouets qu'il a détruits.

Il absorba jusqu'aux réserves souterraines et but l'eau des puits rares. Il absorba jusqu'à la dorure des sables, lesquels se firent si vides, si blancs, que nous baptisâmes cette contrée du nom de Miroir. Car un miroir ne contient rien non plus et les images dont il s'emplit n'ont ni poids ni durée. Car un miroir parfois, comme un lac de sel, brûle les yeux.