37576.fb2
Ainsi m'apparut-il qu'il était vain et dangereux d'interdire les contradictions. Ainsi répondais-je à mes généraux qui me venaient parler de l'ordre mais confondaient l'ordre qui est puissance avec l'arrangement des musées.
Car moi je dis que l'arbre est ordre. Mais ordre ici c'est unité qui domine le disparate. Car cette branche-ci porte son nid d'oiseaux et cette autre ne le porte point. Car celle-ci porte son fruit et cette autre ne le porte point. Car celle-ci monte vers le ciel et cette autre penche vers le sol. Mais ils sont soumis, mes généraux, à l'image des revues militaires et ils disent que sont en ordre les objets seuls qui ne diffèrent plus les uns des autres. Ainsi, si je les laissais faire, ils perfectionneraient les livres saints qui montrent un ordre lequel est sagesse de Dieu, en mettant en ordre les caractères dont le premier enfant venu verrait bien qu'ils sont tous mêlés. Ainsi, les A ensemble, les B ensemble, les C ensemble…, et ainsi disposeraient-ils d'un livre bien en ordre. Un livre pour généraux.
Et comment supporteraient-ils ce qui ne peut se formuler ou n'a pas abouti encore, ou entre en contradiction avec une autre vérité? Comment sauraient-ils que, dans un langage qui formule mais ne saisit point, deux vérités peuvent s'opposer? Et que je puis parler sans me contredire de la forêt ou du domaine, malgré que ma forêt empiète sur plusieurs domaines sans peut-être en couvrir un seul en totalité, et mon domaine sur plusieurs forêts sans qu'aucune peut-être y soit entièrement contenue? Et l'un ne nie point l'autre. Mais voici que mes généraux, s'ils célèbrent les domaines, font trancher la tête des poètes qui chanteraient la forêt.
Car autre chose est de s'opposer et autre chose de se contredire et je ne connais qu'une vérité qui est la vie et je ne reconnais qu'un seul ordre qui est l'unité quand elle domine les matériaux. Et peu m'importe si les matériaux sont disparates. Mon ordre c'est l'universelle collaboration de tous à travers l'un, et cet ordre m'oblige à création permanente. Car il m'oblige à fonder ce langage qui absorbera les contradictions. Et qui lui-même est vie. Il ne s'agit jamais de refuser pour créer l'ordre. Car si d'abord je refuse la vie et aligne ceux de ma tribu comme des poteaux le long d'une route, est parfait l'ordre que j'ai atteint. Également, si je réduis mes hommes à n'être plus qu'une colonie de termites. Mais en quoi les termites me séduiraient-ils? Car j'aime l'homme délivré par sa religion et vivifié par les dieux que je fonde en lui: maison, domaine, empire, royaume de Dieu, afin qu'il se puisse échanger toujours contre plus vaste que soi. Et pourquoi donc ne les laisserais-je point disputer entre eux, sachant que le geste qui réussit est fait de tous ceux qui manquent leur but, et sachant que pour se grandir l'homme doit créer et non répéter. Car alors il ne s'agit plus pour lui que de consommer des provisions faites. Sachant enfin que tout, même la forme de la carène, doit s'accroître et vivre et se transformer sinon elle n'est plus que mort, objet de musée, ou routine. Et je distingue d'abord la continuité, de la routine. Et je distingue la stabilité, de la mort. Ni la stabilité du cèdre ni la stabilité de l'empire ne se fondent sur leur décrépitude. «Ceci est bien, disent mes généraux, et ne changera donc plus!» Mais moi je hais les sédentaires et dis mortes les villes achevées.
XXIII
Mauvais, quand le cœur l'emporte sur l'âme.
Quand le sentiment l'emporte sur l'esprit.
Ainsi dans mon empire il m'est apparu qu'il était plus facile de souder les hommes par le sentiment que par l'esprit qui domine le sentiment. Sans doute signe de ce que l'esprit doit devenir sentiment, mais qu'il n'est point d'abord de sentiment qui compte.
Ainsi m'est-il apparu qu'il ne fallait point soumettre celui qui crée aux souhaits de la multitude. Car c'est sa création même qui doit devenir le souhait de la multitude. La multitude doit recevoir de l'esprit et changer ce qu'elle a reçu en sentiment. Elle n'est qu'un ventre. La nourriture qu'elle reçoit, elle la doit changer en grâce et en lumière.
Mon voisin a forgé le monde parce qu'il l'éprouvait dans son cœur. Et il a fait de son peuple un hymne. Mais voici que dans son peuple on a craint la solitude et la promenade sur la montagne, quand elle se déroule sous les pieds comme la traîne du prophète, et là le colloque avec les étoiles, et l'interrogation glaciale, et le silence fait autour, et cette voix qui parle et ne parle que dans le silence. Et celui-là qui en revient, en revient allaité par les dieux. Et il redescend calme et grave, rapportant son miel ignoré sous sa pèlerine. Et ceux-là seuls rapporteront du miel qui auront eu le droit de quitter la foule. Et toujours ce miel paraîtra amer. Et toute parole nouvelle et fertile paraîtra amère parce que, je l'ai dit, nul n'a connu de mue joyeuse. Et si je vous élève, c'est que je vous tire hors de votre peau comme d'une gaine pour vous habiller, comme le serpent, d'une peau plus neuve. Et voilà que ce chant deviendra cantique, comme un embrasement de forêt sort d'une étincelle. Mais l'homme qui refuse ce chant et la populace qui interdit à l'un de ses membres de s'affranchir d'elle pour se retrancher sur la montagne, voilà qu'ils tuent l'esprit. Car l'espace de l'esprit, là où il peut ouvrir ses ailes, c'est le silence.
XXIV
Car je fus amené à réfléchir sur ceux qui consomment plus qu'ils ne rendent. Ainsi du mensonge des chefs d'État, car dans la croyance en leur parole résidait l'efficacité de la parole et son pouvoir. Et ainsi je tire du mensonge des effets puissants. Et j'émousse mon arme en même temps que je m'en sers. Et si je l'emporte d'abord sur mon adversaire, viendra l'heure où je me présenterai à lui sans armes.
Ainsi de celui qui écrit ses poèmes et tire des effets efficaces de ce qu'il triche avec des règles acceptées. Car l'effet de scandale est aussi une opération. Mais celui-là est un malfaiteur car pour l'usage d'un avantage personnel il brise le vase d'un trésor commun. Pour s'exprimer, il ruine des possibilités d'expression de tous, comme celui-là qui pour s'éclairer incendierait la forêt. Et ensuite il n'est plus que cendre à la disposition des autres. Et quand je me suis habitué aux erreurs de syntaxe, je ne puis même plus provoquer le scandale et saisir par l'inattendu. Mais je ne puis, non plus, m'exprimer dans la beauté du style ancien, car j'ai rendu vaines les conventions, tous ces signes, ces clignements d'yeux, toute cette entente, tout ce code si lentement élaboré et qui me permettait de transmettre de moi jusqu'au plus subtil. Je me suis exprimé en consommant mon instrument. Et l'instrument des autres.
Ainsi de l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car mon gouverneur qui domine et qui est respecté, j'ai tiré de lui des effets comiques en le comparant à un âne, et nul ne s'attendait à mon audace. Mais vient le jour où j'ai mêlé âne et gouverneur si intimement que je ne fais plus rire personne en exprimant mon évidence. Et j'ai ruiné une hiérarchie, une possibilité d'ascension, des ambitions fertiles, une image de la grandeur. J'ai consommé le trésor dont je me servais. J'ai pillé un grenier et j'en ai répandu les graines. La faute, la trahison, c'est que, si j'ai pu user, en le détruisant, de mon gouverneur, c'est que d'autres l'avaient fondé. On m'a offert une occasion de m'exprimer. J'en ai usé pour la détruire. Ainsi ai-je trahi.
Mais celui-là qui écrit avec rigueur et forge son instrument pour utiliser le véhicule, aiguise son arme par son usage, et ainsi augmente ses provisions à mesure qu'il les consomme. Et celui qui domine son peuple, malgré les difficultés ou les amertumes, par la vérité de sa parole, et qui augmente sa caution à mesure qu'il s'en sert, en fin de compte sera suivi plus avant dans la guerre. Et celui-là qui fonde le sentiment de la grandeur. Il bâtit l'instrument dont il se servira demain.
XXV
C'est pourquoi j'ai fait venir les éducateurs et leur ai dit:
«Vous n'êtes point chargés de tuer l'homme dans les petits d'hommes, ni de les transformer en fourmis pour la vie de la fourmilière. Car peu m'importe à moi que l'homme soit plus ou moins comblé. Ce qui m'importe c'est qu'il soit plus ou moins homme. Je ne demande point d'abord si l'homme, oui ou non, sera heureux, mais quel homme sera heureux. Et peu m'importe l'opulence des sédentaires repus, comme du bétail dans l'étable.
«Vous ne les comblerez point de formules qui sont vides, mais d'images qui charrient des structures.
«Vous ne les emplirez point d'abord de connaissances mortes. Mais vous leur forgerez un style afin qu'ils puissent saisir.
«Vous ne jugerez pas de leurs aptitudes sur leur seule apparente facilité dans telle ou telle direction. Car celui-là va le plus loin et réussit le mieux qui a travaillé le plus contre soi-même. Vous tiendrez donc compte d'abord de l'amour.
«Vous ne vous appesantirez point sur l'usage. Mais sur la création de l'homme, afin que celui-ci rabote sa planche dans la fidélité et l'honneur, et il la rabotera mieux.
«Vous enseignerez le respect, car l'ironie est du cancre, et oubli des visages.
«Vous lutterez contre les liens de l'homme avec les biens matériels. Et vous fonderez l'homme dans le petit d'homme en lui enseignant d'abord l'échange car, hors l'échange, il n'est que racornissement.
«Vous enseignerez la méditation et la prière car l'âme y devient vaste. Et l'exercice de l'amour. Car qui le remplacerait? Et l'amour de soi-même c'est le contraire de l'amour.
«Vous châtierez d'abord le mensonge, et la délation qui certes peut servir l'homme et en apparence la cité. Mais seule, la fidélité crée les forts. Car il n'est point de fidélité dans un camp et non dans l'autre. Qui est fidèle est toujours fidèle. Et celui-là n'est point fidèle qui peut trahir son camarade de labour. Moi j'ai besoin d'une cité forte, et je n'appuierai pas sa force sur le pourrissement des hommes.
«Vous enseignerez le goût de la perfection car toute œuvre est une marche vers Dieu et ne peut s'achever que dans la mort.
«Vous n'enseignerez point d'abord le pardon ou la charité. Car ils pourraient être mal compris et n'être plus que respect de l'injure ou de l'ulcère. Mais vous enseignerez la merveilleuse collaboration de tous à travers tous et à travers chacun. Alors le chirurgien se hâtera à travers le désert pour réparer le simple genou d'un homme de peine. Car il s'agit là d'un véhicule. Et ils ont tous deux le même conducteur.»
XXVI
Car je me penchais d'abord sur le grand miracle de la mue et du changement de soi-même. Car il était dans la ville un lépreux.
«Voici, me dit mon père, l'abîme.»
Et il me conduisit dans les faubourgs aux lisières d'un champ maigre et sale. Autour du champ une barrière et au centre du champ une maison basse où logeait le lépreux tranché ainsi d'avec les hommes.
«Tu crois, me dit mon père, qu'il va hurler son désespoir? Observe-le quand il sortira pour le voir bâiller.
«Ni plus ni moins que celui-là en qui est mort l'amour. Ni plus ni moins que celui-là qui a été défait par l'exil. Car je te le dis: l'exil ne déchire pas, il use. Tu ne te repais plus que de songes et tu joues avec des dés vides. Peu importe son opulence. Il n'est plus que roi d'un royaume d'ombres.
«La nécessité, me dit mon père, voilà le salut. Tu ne peux jouer avec des dés vides. Tu ne peux pas te satisfaire de tes rêves pour la seule raison que tes rêves ne résistent point. Elles sont décevantes, les armées lancées dans les songes creux de l'adolescence. L'utile c'est ce qui te résiste. Et le malheur de ce lépreux n'est point pour lui qu'il pourrisse, mais bien que rien ne lui résiste. Le voilà enfermé, sédentaire dans ses provisions.»
Ceux de la ville parfois le venaient observer. Ils se réunissaient autour du champ comme ceux-là qui ayant fait l'ascension de la montagne se penchent ensuite sur le cratère du volcan. Car ils pâlissent d'entendre sous leurs pieds le globe préparer ses éructations. Ils s'agglutinaient donc, comme autour d'un mystère, autour du carré de champ du lépreux. Mais il n'était point de mystère.
«Ne te fais point d'illusions, me disait mon père. N'imagine point son désespoir et ses bras tordus dans l'insomnie et sa colère contre Dieu ou contre soi-même ou contre les hommes. Car il n'est rien en lui sinon absence qui grandit. Qu'aurait-il de commun avec les hommes? Ses yeux coulent et ses bras tombent de lui comme des branches. Et il ne reçoit plus de la ville que le bruit d'un lointain charroi. La vie ne l'alimente plus que d'un vague spectacle. Un spectacle n'est rien. Tu ne peux vivre que de ce que tu transformes. Tu ne vis point de ce qui est entreposé en toi comme en un magasin. Et celui-là vivrait s'il pouvait fouetter le cheval et porter des pierres et contribuer à l'édification du temple. Mais tout lui est donné.»
Cependant il s'établit une coutume. Les habitants venaient chaque jour, émus par sa misère, jeter leurs offrandes au-delà des pieux qui hérissaient cette frontière. Et voilà qu'il était servi, paré et vêtu comme une idole. Nourri des meilleurs mets. Et même, les jours de fête, honoré de musique. Et cependant, s'il avait besoin de tous, nul n'avait besoin de lui. Il disposait de tous les biens, mais il n'avait point de biens à offrir.
«Ainsi des idoles de bois, me dit mon père, que tu surcharges de présents. Et brûlent en face d'elles les lampions des fidèles. Et fume l'arôme des sacrifices. Et s'orne leur chevelure de pierreries. Mais je te le dis, la foule qui jette à ses idoles ses bracelets d'or et ses pierreries, celle-là s'augmente, mais l'idole de bois demeure de bois. Car elle ne transforme rien. Or vivre, pour l'arbre, c'est prendre de la terre et en pétrir des fleurs.»
Et je vis le lépreux sortir de sa tanière et promener sur nous son regard mort. Plus inaccessible à ce bruit qui cependant cherchait à le flatter qu'aux vagues de la mer. Défait d'avec nous-mêmes et désormais inaccessible. Et si l'un de la foule exprimait sa pitié, il le regardait avec un mépris vague… Non solidaire. Écœuré d'un jeu sans caution. Car qu'est-ce qu'une pitié qui ne prend point dans les bras pour bercer? Et en retour, si quelque chose d'animal encore sollicitait de lui sa colère d'être devenu ainsi spectacle et curiosité de foire, colère peu profonde en vérité, car nous n'étions plus de son univers, comme les enfants autour du bassin où tourne l'unique carpe lente, que nous importait sa colère, car qu'est-ce qu'une colère qui ne peut frapper et ne fait que lâcher des mots vides dans le vent qui les emporte? Ainsi m'apparut-il dépouillé par son opulence. Et je me souvenais de ceux-là qui, lépreux dans le Sud, à cause de lois concernant la lèpre, rançonnaient les oasis du haut de leur cheval dont ils n'avaient point le droit de descendre. Tendant leur sébile au bout d'un bâton. Et regardant durement et sans voir, car les visages heureux, pour eux, n'étaient que territoire de chasse. Et pourquoi même eussent-ils été irrités par un bonheur aussi étranger à leur univers que les jeux silencieux des petits animaux dans la clairière. Regardant donc froidement sans voir.
Puis passant à pas lents devant les échoppes et descendant, du haut de leur cheval, un panier à l'extrémité d'une corde. Et attendant avec patience que le marchand l'eût empli. Patience morne et qui faisait peur. Car immobiles, ils n'étaient plus pour nous que végétation lente de la maladie. Et four, creuset et alambic de pourriture. Ils n'étaient plus pour nous que lieux de passage et champs clos et demeures pour le mal. Mais qu'attendaient-ils? Rien. Car on n'attend point en soi-même; mais on attend d'un autre que soi-même. Et plus ton langage est rudimentaire, plus sont grossiers tes liens avec les hommes, moins tu peux connaître l'attente et l'ennui.
Mais qu'eussent-ils pu attendre de nous, ces hommes qui étaient si absolument tranchés d'avec nous? Ils n'attendaient rien.
«Vois, dit mon père. Il ne peut même plus bâiller. Il a renoncé jusqu'à l'ennui qui est attente des hommes.»
XXVII
Ainsi m'apparut-il d'abord qu'ils étaient malheureux. La nuit se fit comme un navire où Dieu renferme ses passagers sans capitaine. Et me vint l'idée de départager les hommes. Ayant désir de comprendre d'abord le bonheur.
Je fis sonner les cloches. «Venez ici, vous que le bonheur comble.» Car le bonheur se sent en soi ainsi qu'un fruit qui est plein de sa saveur. Et celle-là je l'ai vue se presser des deux mains la poitrine, penchée en avant, comme remplie. Et ils vinrent donc à ma droite. «Venez ici, dis-je, les malheureux.» Et je fis sonner les cloches pour ceux-là. «Venez à ma gauche», leur dis-je. Et quand je les eus bien séparés, je cherchais à comprendre. Et je me demandais: «D'où vient le mal?»
Car je ne crois point en l'arithmétique. Ni la détresse ni la joie se multiplient. Et si un seul souffre dans mon peuple, sa souffrance est grande comme celle d'un peuple. Et en même temps, il est mauvais que celui-là ne se sacrifie point pour servir le peuple.
Ainsi de la joie. Et la fille de la reine, quand elle se marie, voilà tout le peuple qui danse. C'est l'arbre qui forme sa fleur. Et je juge l'arbre sur sa pointe.
XXVIII