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Vaste me parut ma solitude. C'est le silence et la lenteur que je réclamais pour mon peuple. Et cette réserve au fond de l'âme, et cet ennui sur la montagne, je les buvais jusqu'à l'amertume. J'apercevais donc en dessous de moi les lumières du soir de ma ville. Cet immense appel que forme la ville jusqu'à ce que tous se soient réunis, tous enfermés, tous atteints l'un par l'autre. Ainsi je les voyais l'un après l'autre s'enfermer à chaque fenêtre qui s'éteignait, sachant leur amour. Puis leur ennui. A moins que l'amour ne s'échange contre plus vaste que l'amour.

Et les dernières fenêtres éclairées montraient les malades. Il était deux ou trois cancers comme des cierges allumés. Puis cette étoile là-bas de celui-là peut-être qui reste aux prises avec l'œuvre car il ne peut dormir s'il n'a fourni sa gerbe. Puis quelques fenêtres encore d'attente démesurée et sans espoir. Car Dieu a fait sa récolte du jour et il en est qui ne rentreront plus jamais.

Donc il en était quelques-uns semblables à des sentinelles, face à la nuit comme face à la mer. «Les voilà, me disais-je, témoins de la vie face à l'impénétrable mer. En avant-garde. Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes, auxquels les étoiles doivent leur réponse. Nous sommes quelques-uns debout avec notre option sur Dieu. Portant la charge de la ville, nous sommes quelques-uns parmi les sédentaires, que durement flagelle le vent glacé qui tombe comme un manteau froid des étoiles.

«Capitaines, mes compagnons, voilà qu'elle est dure la nuit à venir. Car les autres qui dorment ne savent point que la vie n'est que changements et craquements intérieurs du cèdre et mue douloureuse. Nous sommes quelques-uns à porter pour eux ce fardeau, nous sommes quelques-uns aux frontières, ceux que brûle le mal et qui rament lentement vers le jour, ceux qui attendent, comme au mât de vigie, la réponse à leurs questions, ceux qui espèrent encore le retour de l'épouse…»

Mais c'est alors que m'apparut la même frontière qui sépare l'angoisse de la ferveur. Car angoisse et ferveur échoient aux mêmes. Toutes deux sont sentiment de l'espace et de l'étendue.

«Seuls veillent donc avec moi, me disais-je, les angoissés et les fervents. Qu'ils reposent donc, les autres. Ceux qui ont créé dans le jour et qui n'ont point la vocation de demeurer à l'avant-garde…»

La ville cependant, cette nuit-là, était suspendue hors du sommeil à cause d'un homme qui devait à l'aube expier un crime. Car on le disait innocent. Et des patrouilles circulaient qui avaient pour mission d'empêcher que la foule ne s'assemblât, car quelque chose tirait les hommes hors des demeures et les faisait se réunir.

Et moi je me disais: «C'est la souffrance d'un seul qui allume cet incendie. Celui-là dans sa geôle est brandi sur tous comme un tison.»

Me vint le besoin de le connaître. Et je m'en fus vers la prison. Je l'aperçus, carrée et noire, qui se découpait sur les étoiles. Les hommes d'armes m'ouvrirent les portes qui tournaient lentement sur leurs gonds. Les murs me parurent d'une épaisseur inusitée et des barreaux protégeaient les lucarnes. Et là aussi des patrouilles noires qui circulaient le long des vestibules et dans les cours, ou qui se levaient à mon passage comme des animaux nocturnes… Et partout cette odeur de chambrée et ces échos profonds de crypte quand on laissait choir une clef ou quand on marchait sur les dalles. Et je songeais: «Faut-il que l'homme soit dangereux pour qu'il soit nécessaire, lui si faible, de chair si chétive, qu'un clou peut vider de sa vie, de l'écraser ainsi sous une montagne!»

Et tous les pas que j'entendais lui marchaient sur le ventre. Et tous ces murs, toutes ces poternes, tous ces contreforts pesaient sur lui. «Il est l'âme de la prison, me disais-je, songeant à lui. Il est le sens et le centre et la vérité de la prison. Et cependant que montre-t-il de lui, sinon un simple tas de hardes, couché en travers des barreaux et peut-être même endormi et respirant mal. Tel qu'il est, pourtant, levain d'une ville. Et causant, en se retournant d'un mur vers l'autre, ce tremblement de terre.»

On m'ouvrit le judas et je le regardai. Sachant bien

qu'il était ici quelque chose à comprendre. Et je le vis.

Et je songeais: «Il n'a rien peut-être à se reprocher sinon l'amour des hommes. Mais celui qui bâtit une demeure donne une forme à sa demeure. Et certes toute forme peut être souhaitable. Mais non toutes ensemble. Sinon il n'est plus de demeure.

«Un visage tiré de la pierre est fait de tous les visages refusés. Tous peuvent être beaux. Mais non tous ensemble. Sans doute son rêve est-il beau.

«Nous sommes lui et moi sur la crête de la montagne. Lui et moi, seuls. Nous sommes cette nuit sur la crête du monde. Nous nous retrouvons et nous nous joignons. Car rien à cette altitude ne nous divise. Il désire comme moi la justice. Et cependant il mourra…»

Je souffrais dans mon cœur.

Cependant pour que le désir se change en acte, pour que la force de l'arbre se fasse branche, pour que la femme devienne mère, il faut un choix. C'est de l'injustice du choix que naît la vie. Car celle-là aussi, qui était belle, mille l'aimaient. Et, pour être, elle les a réduits au désespoir. Est toujours injuste ce qui est.

Je comprenais que toute création d'abord est cruelle.

Je refermai la porte et m'en fus le long des corridors. Plein d'estime et d'amour: «Qu'est-ce de lui laisser la vie dans l'esclavage, quand sa grandeur c'est son orgueil?» Et je croisai les patrouilles, les geôliers, les balayeurs du petit jour. Et tout ce peuple servait son prisonnier. Et ces murs lourds gardaient leur prisonnier, comme ces ruines déchiquetées qui tirent leur sens du trésor enfoui. Et je me retournai une fois encore vers la prison. Avec sa tour en forme de couronne rejetée vers les astres, navire en marche avec sa cargaison, tout entière servante, et je me disais: «Qui l'emporte?» Puis quand j'en fus loin, lassé dans la nuit, cette gueule de poudrière…

Je songeais à ceux de la ville. «Certes, ils le pleureront, songeais-je. Mais il est bon aussi qu'ils pleurent.»

Car je méditais les chants, les rumeurs et les méditations de mon peuple. «Ils l'enterreront. Mais on n'enterre point, songeais-je. Ce que l'on enterre est semence. Je n'ai point de pouvoir contre la vie et il aura raison un jour. Je le pends au bout d'une corde. Mais j'entendrai chanter sa mort. Et cet appel retentira sur qui veut concilier ce qui se divise. Mais que concilierai-je?

«Il me faut absorber dans une hiérarchie et non, dans le même instant, dans une autre. Je ne dois point confondre la béatitude et la mort. Je marche vers la béatitude mais ne dois point refuser les contradictions. Je dois les recevoir. Ceci est bien, ceci est mal, j'ai horreur du mélange qui n'est que sirop pour les faibles et qui les émascule, mais je dois me grandir de ce que j'accepte mon ennemi.»

XXIX

Je méditai devant ce masque de la danseuse. Et son air buté, obstiné et las. Et je me dis: «Voilà qu'au temps de la grandeur de l'empire c'était un masque. Ce n'est plus aujourd'hui que le couvercle d'une boîte vide. Il n'est plus de pathétique dans l'homme. Il n'est plus d'injustice. Nul ne souffre plus pour sa cause. Et qu'est-ce qu'une cause qui ne fait point souffrir?

«Il a désiré obtenir. Il a obtenu. Est-ce maintenant pour lui le bonheur? Mais le bonheur c'était la démarche d'obtenir. Regardez la plante qui forme la fleur. Heureuse d'avoir formé sa fleur? Non, mais achevée. Et n'ayant plus rien d'autre à souhaiter sinon la mort. Car je connais le désir. La soif du travail. Le goût de réussir. Puis le repos. Mais nul ne vit de ce repos, lequel n'est point un aliment. Il ne faut point confondre l'aliment et le but. Celui-là a couru plus vite.

Et il a gagné. Mais il ne saurait vivre de sa course gagnée. Ni l'autre qui aimait la mer, de son unique tempête vaincue. La tempête qu'il vainc c'est un mouvement de brasse dans sa nage. Et il appelle un autre mouvement. Et le plaisir de former la fleur, de vaincre la tempête, de bâtir le temple, se distingue du plaisir de posséder une fleur faite, une tempête vaincue, un temple debout. Illusoire l'espoir d'en jouir en servant ce que l'on a d'abord condamné, en espérant, guerrier, tirer ses joies des joies du sédentaire. Et cependant, en apparence, le guerrier combat pour atteindre ce qui alimente le sédentaire, mais il n'a point le droit d'être déçu s'il se transforme ensuite en sédentaire, car fausse est la détresse de celui qui vous dit que la satisfaction fuit éternellement devant le désir. Car alors on se trompe sur l'objet du désir. Ce que tu poursuis éternellement, dis-tu, éternellement s'éloigne… C'est comme si l'arbre se plaignait: «J'ai formé ma fleur, dirait-il, et voici qu'elle devient graine et que la graine devient arbre et encore une fois l'arbre fleur…» Ainsi as-tu vaincu ta tempête et ta tempête est devenue repos, mais ton repos n'est que préparation de la tempête. Je te le dis: il n'est point d'amnistie divine qui t'épargne de devenir. Tu voudrais être: tu ne seras qu'en Dieu. Il te rentrera dans sa grange quand tu seras lentement devenu et pétri de tes actes, car l'homme, vois-tu, est long à naître.

«Ainsi se sont-ils vidés d'avoir cru posséder et obtenir et de s'être arrêtés sur la route, pour jouir, comme ils disent, de leurs provisions. Car il n'est point de provisions. Et je le sais, moi qui me suis fait prendre si longtemps au piège des créatures, sachant que celle-là que l'on formait dans quelque contrée étrangère et huilait de la perfection des aromates, il me serait possible de m'en saisir. Et j'appelais amour ce vertige. Et il me semblait que je mourrais de soif si je ne savais l'obtenir.

«Alors les fiançailles donnaient lieu à des fêtes retentissantes, colorées pour le peuple entier par la religion de l'amour. Et l'on versait des corbeilles de fleurs et l'on répandait des parfums et l'on brûlait des diamants qui avaient coûté la sueur, la souffrance, le sang des hommes, nés de la foule comme la goutte de parfum tirée des tombereaux de fleurs, et chacun cherchait sans trop comprendre à s'épuiser dans l'amour. Mais la voilà sur ma terrasse, captive tendre et prise dans le vent avec ses voiles. Et moi homme, et moi guerrier vainqueur tenant enfin la récompense de ma guerre. Et brusquement, en face d'elle, ne sachant plus que devenir…

«Ma colombe, lui disais-je, ma tourterelle, ma gazelle aux longues jambes…» car dans les mots que j'inventais je cherchais à la saisir, l'insaisissable! Fondue comme neige. Car n'était rien le don que j'attendais. Et je criais: «Où êtes-vous?» Car je ne la rencontrais point. «Où donc est la frontière?» Et je devenais donjon et rempart. Et les feux de joie dans ma ville brûlaient pour célébrer l'amour. Et moi seul, dans mon terrible désert, je la regardais, dévêtue, dormir. «Je me suis trompé de proie, je me suis trompé dans ma course. Elle fuyait si vite et je l'ai arrêtée pour m'en saisir… Et, une fois prise, elle n'était plus…» Mais je comprenais aussi mon erreur. C'est la course que je courais, et j'avais été fou comme celui-là qui a rempli sa cruche et l'a enfermée dans son armoire parce qu'il aimait le chant des fontaines…

«Mais si je ne te touche point, je te construis comme un temple. Et je te bâtis dans la lumière. Et ton silence renferme les campagnes. Et je sais t'aimer au-delà de moi et de toi. Et j'invente des cantiques pour célébrer ton empire. Et se ferment tes yeux, paupières du monde. Et je te tiens lasse dans mes bras, comme une ville. Tu n'es qu'une marche de mon ascension vers Dieu. Tu es faite pour être brûlée, consommée, mais non pour retenir… Et voilà que bientôt le palais pleure et que la ville entière se revêt de cendre car j'ai pris mille hommes d'armes et passé le porche de la ville dans la direction du désert, n'étant point satisfait.

«La douleur d'un seul, je te l'ai dit, vaut la douleur du monde. Et l'amour d'une seule, si sotte qu'elle soit, balance la Voie Lactée et ses étoiles. Et je te serre dans mes bras comme la courbe de mon navire. Ainsi ce départ en haute mer: épaule redoutable de l'amour…»

Ainsi ai-je connu les limites de mon empire. Mais ces limites l'exprimaient déjà car je n'aime que ce qui résiste. L'arbre ou l'homme d'abord, c'est celui qui d'abord résiste. Et c'est pourquoi je comparais à des couvercles pour coffrets vides ces bas-reliefs de danseuses obstinées qui furent masques quand ils couvraient l'obstination et le remue-ménage intérieur et la poésie, fille des litiges. J'aime qui se montre par sa résistance, celui qui se ferme et se tait, celui qui se conserve dur, et, les lèvres scellées dans les supplices, celui qui a résisté aux supplices et à l'amour. Celui qui préfère et qui est injuste de ne point aimer. Toi, comme une tour redoutable, et qui jamais ne sera prise…

Car je hais la facilité. Et il n'est point d'homme s'il ne s'oppose. Sinon la fourmilière où Dieu ne s'inscrit plus. Homme sans levain. Et voilà bien le miracle qui m'apparut dans ma prison. Plus fort que toi, que moi, que nous tous, que mes geôliers et mes ponts-levis et mes remparts. Voilà bien l'énigme qui me tourmentait, la même que de l'amour, quand, nue, je la tenais soumise. Grandeur de l'homme et cependant sa petitesse car je le sais grand dans la foi et non dans l'orgueil de sa révolte.

XXX

Ainsi m'est-il apparu que l'homme n'était point digne d'intérêt si, non seulement il n'était point capable de sacrifice, de résistance aux tentations et d'acceptation de la mort — car alors il n'a plus de forme — mais de même si, fondu dans la masse, gouverné par la masse, il subissait ses lois. Car il en est ainsi du sanglier ou de l'éléphant solitaire et de l'homme sur sa montagne, et la masse doit permettre son silence à chacun et ne point l'en tirer par haine de ce qui est semblable au cèdre, quand il domine la montagne.

Celui-là qui me vient avec son langage pour saisir et exprimer l'homme dans la logique de son exposé me paraît semblable à l'enfant qui s'installe au pied de l'Atlas avec son seau et sa pelle et forme le projet de saisir la montagne et de la transporter ailleurs. L'homme c'est ce qui est, non point ce qui s'exprime. Certes, le but de toute conscience est d'exprimer ce qui est, mais l'expression est œuvre difficile, lente et tortueuse, — et l'erreur est de croire que n'est pas ce qui ne peut d'abord s'énoncer. Car énoncer et concevoir ont même sens. Mais est faible la part de l'homme que j'ai jusqu'à aujourd'hui appris à concevoir. Or, ce que j'ai conçu un jour n'en existait pas moins la veille, et je me leurre si j'imagine que ce que je ne puis exprimer de l'homme n'est point digne d'être considéré. Car non plus, je n'exprime point la montagne mais je la signifie. Mais je confonds signifier et saisir. Je signifie à qui connaît déjà, mais si celui-là ignorait, comment saurais-je lui transmettre cette montagne avec ses crevasses aux pierres roulantes et ses pans de lavande et son faîte crénelé dans les étoiles? Et je sais quand celle-là n'est point forteresse démantelée ou barque sans direction dont on détache la corde à son gré de l'anneau de fer pour la conduire là où il plaît — mais existence merveilleuse avec les lois de sa gravitation interne et ses silences plus majestueux que le silence de la machinerie des étoiles.

Ainsi donc me vint ce litige dominant d'admirer pour moi l'homme soumis et l'homme irréductible qui montre ce qu'il est. Sachant comprendre le problème, mais non le formuler. Car ceux-là que la discipline la plus dure régit et qui, sur un signe de moi, acceptent la mort, ceux-là mêmes qu'aimante ma foi, mais si bien durcis dans leur discipline que je puis, face à eux, les injurier et les soumettre comme des enfants, et qui, par contre, lâchés à l'aventure et heurtés contre d'autres, montrent la trempe de l'acier et la colère sublime et le courage dans la mort.

J'ai compris qu'il n'était que deux aspects du même

homme. Et que celui-là que nous admirons comme le grain irréductible, ou celle-là impossible à soumettre, et dans mes bras absente comme un navire de haute mer, celui-là que je dis un homme, car il ne transige, ni ne pactise, ni ne compose, ni ne se défait d'une part de soi par habileté ou convoitise ou lassitude, celui-là que je puis écraser sous la meule sans en faire sourdre l'huile du secret, celui qui porte au cœur ce dur noyau d'olive, celui dont je n'admets ni que la foule, ni que le tyran le contraigne, devenu diamant au cœur, toujours je lui ai découvert l'autre face. Et soumis, et discipliné et respectueux et plein de foi et d'abandon, fils sage d'une race spirituelle et dépositaire de ses vertus…

Mais ceux-là que j'appelais libres et ne décidant que de soi-même, et inexorablement seuls, ceux-là ne sont point gouvernés, manque de vent dans leur mâture, et leurs résistances ne sont jamais que caprices incohérents.

Ainsi moi qui hais ce bétail et l'homme vidé de sa substance et sans patrie intérieure, et qui n'aime point, ni comme chef ni comme maître, d'émasculer mon peuple et de le changer en fourmis aveugles et obéissantes, j'ai compris que par ma contrainte je pouvais et devais le vivifier, et non le perdre. Et que sa douceur dans mon église et son obéissance et son assistance à autrui n'étaient point d'un bâtard, car celui-là seul peut me servir aux limites de mon empire de pierre angulaire. Car il n'est rien à espérer de soi mais de la seule merveilleuse collaboration de l'un à travers l'autre…

Ainsi celui-là qu'écrasait le poids des remparts, et sur qui veillaient les sentinelles, et que je pouvais bien crucifier sans qu'il abjurât, celui-là qui ne livrerait que son rire méprisant sous le pressoir de mes bourreaux, je le considérerais avec erreur si j'y lisais un réfrac-taire. Car sa puissance lui vient d'une autre religion, il est une autre face de lui qui est tendre. Une autre image de lui, celle d'un homme qui s'assoit, et qui écoute, les mains sur les genoux avec son sourire candide, et il est des seins qui lui versèrent leur lait. Ainsi de celle-là que j'ai capturée sur ma tour et qui marche de long en large dans la cage de l'horizon, et ne peut être violée ni saisie, et ne livrera pas le mot d'amour qu'on lui demande. Et qui est, simplement, d'une autre contrée, d'un autre incendie, d'une tribu lointaine, et pleine de sa religion. Et, hors la conversion, je ne saurais l'atteindre.

Ceux que je hais, c'est d'abord ceux qui ne sont point. Race de chiens qui se croient libres, parce que libres de changer d'avis, de renier (et comment sauraient-ils qu'ils renient puisqu'ils sont juges d'eux-mêmes?). Parce que libres de tricher et de parjurer et d'abjurer, et que je fais changer d'avis, s'ils ont faim, rien qu'en leur montrant leur auge.

Ainsi fut la nuit des fiançailles et du condamné à mort. Et j'eus ainsi le sentiment de l'existence. Gardez votre forme, soyez permanents comme l'étrave, ce que vous puisez du dehors changez-le en vous-mêmes à la façon du cèdre. Moi je suis le cadre et l'armature et l'acte créateur dont vous naissez, il faut maintenant, comme l'arbre géant qui développe ses branchages, et non les branchages d'un autre, forme ses aiguilles ou ses feuilles, non celles d'un autre, croître et vous établir…

Mais tous ceux-là je les dirai de la racaille, qui vivent des gestes d'autrui et, comme le caméléon, s'en colorent, aiment d'où viennent les présents, et goûtent les acclamations et se jugent dans le miroir des multitudes: car on ne les trouve point, ils ne sont point, comme une citadelle, fermés sur leurs trésors et, de génération en génération ils ne délèguent pas leur mot de passe, mais laissent croître leurs enfants sans les pétrir. Et ils poussent, comme des champignons, sur le monde.

XXXI

Ceux-là vinrent me parler de la commodité et je me souvins de mon armée. Sachant combien d'efforts on se donne pour l'équilibre de la vie, malgré que la vie soit absente quand l'équilibre est fait.

Et c'est pourquoi j'aimais la guerre qui tend vers la paix. Avec son sable tiède et pacifique, et son sable vierge chargé de vipères, et ses lieux inviolés et ses abris. Et j'ai beaucoup songé sur les enfants qui jouent et transfigurent les cailloux blancs: «Voici, disent-ils, une armée en marche, là des troupeaux», mais le passant qui n'y voit que des pierres ne connaît pas la richesse de leur cœur. Ainsi celui qui vit de l'aube, et dans la glace du soleil plonge dans les ablutions d'eau froide, puis se chauffe dans la lumière des premières heures du jour. Ou simplement celui qui va au puits, quand il a soif, et tire lui-même la chaîne grinçante, et soulève le seau lourd sur la margelle et connaît ainsi le chant de l'eau et toutes ses musiques criardes. Sa soif a donc rempli de signification sa marche et ses bras et ses yeux, et il en est de cette promenade de l'homme qui a soif vers son puits comme d'un poème, mais les autres font signe à l'esclave, et l'esclave porte l'eau vers leurs lèvres et ils n'en connaissent point le chant. Leur commodité n'est qu'absence: ils n'ont point cru dans la souffrance et la joie n'a point voulu d'eux.

Ainsi ai-je remarqué de celui-là qui écoute la musique et n'a pas besoin de la pénétrer. Qui se fait comme sur une litière emporter dans la musique et ne veut point marcher vers elle, qui renonce au fruit dont l'écorce est amère. Mais moi je le dis: il n'est point de fruit s'il n'est point d'écorce. Et vous confondez le bonheur avec votre propre absence. Car celui qui est riche n'est plus là pour profiter de ses richesses, de telles richesses sont vaines. Et il n'est point de paysage découvert du haut des montagnes si nul n'en a gravi la pente, car ce paysage n'est point spectacle mais domination. Et si l'on t'a porté là-haut dans la litière tu ne vois qu'ordonnance de choses plus ou moins fades, mais comment les épaissirais-tu de ta substance? Car le paysage, pour celui-là qui croise les bras sur sa poitrine avec satisfaction, est mélange de souffle et de repos des muscles après l'effort, et du bleuissement du soir, il est aussi contentement de l'ordre fait, car chacun de ses pas a un peu ordonné ces fleuves, rangé ces sommets, reculé ce gravier du village. Ce paysage est né de lui, et la joie que je lui découvre est la joie même de l'enfant qui, ayant rangé des cailloux, a bâti sa ville et s'en émerveille, la remplit de lui. Mais quel enfant serait heureux de regarder un tas de pierres qui n'est que spectacle sans effort?

Je les ai vus, ceux qui ont souffert de la soif, la soif, la jalousie de l'eau, plus dure que la maladie, car le corps connaît son remède et l'exige comme il exigerait la femme, et voit en songe les autres boire. Car on voit la femme qui sourit aux autres. Rien n'a de sens si je n'y ai mêlé mon corps et mon esprit. Il n'est point d'aventure si je ne m'y engage. Mes astrologues, s'ils considèrent la Voie Lactée, à cause des nuits de leurs études, ils y découvrent le grand livre dont les pages craquent superbement quand on les tourne, et ils adorent Dieu d'avoir rempli le monde d'une moelle si poignante pour le cœur.