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Cette autre vint, criant à l'injustice et à la calomnie. Ne cherche point à ce que l'on comprenne tes actes. On ne les comprendra jamais et il n'est point ici d'injustice. Car la justice poursuit une chimère qui contient le contraire d'elle-même. Mes capitaines, dans le désert, tu les as vus comme ils sont nobles, nobles et pauvres et tannés par la soif. Ils dorment, roulés sur le sable dans la grande nuit de l'empire. Alertes et disponibles et près de s'armer au moindre bruit. Ceux-là ont répondu au souhait de mon père: «Qu'ils se lèvent, ceux-là qui sont prêts pour la mort, ayant noué toute leur fortune dans un baluchon sur l'épaule. Et qui sont disponibles. Et ainsi loyaux dans le combat et généreux de soi. Levez-vous, je vous remettrai les clefs de l'empire. Et ils se tiennent devant l'empire, vigilants comme des archanges. Autrement nobles que les valets de mes ministres ou que mes ministres eux-mêmes. Mais les voilà, s'ils sont rappelés dans la capitale, qui passent en second dans les banquets et piétinent dans les antichambres et se plaignent, eux qui véritablement sont grands, d'être réduits ainsi en servitude et humiliés. «Amère destinée, disent-ils, de celui qui n'est pas jugé…»

Et moi je leur réponds: «Amère destinée de celui-là qui est compris et qui est porté en triomphe et remercié et honoré et enrichi. Il se gonfle bientôt d'une prétention vulgaire et troque ses nuits d'étoiles contre des marchandises. Or, il était plus riche que les autres, et plus noble et plus merveilleux. Et pourquoi celui-là qui régnait dans sa solitude se soumet-il à l'opinion des sédentaires? Le vieux charpentier trouve dans le poli de sa planche la récompense de son travail. L'autre dans la qualité du silence dans le désert. Il est fait pour être oublié une fois rentré. Et s'il en souffre, c'est qu'il n'était point assez pur. Car je te le dis: l'empire est fondé sur la valeur des hommes. Morceau d'empire celui-là. Et participant du tronc de l'arbre. Si tu rêves pour celui-là les avantages du marchand et renvoies, pour les lui donner en échange, le marchand au désert, attends quelques années pour jouir du fruit de ton travail. Ton marchand sera grand seigneur et traitant à égalité avec le vent, l'autre sera marchand vulgaire.

Ceux-là qui sont nobles, je les protège. Et leur protection c'est l'injustice. Ni t'indigne point à cause des mots. Ces poissons bleus aux longues étoffes, si tu les étends sur le rivage, il est injuste qu'ils soient laids. Mais la faute vient de toi: ils étaient faits pour le rayonnement sous-marin. Ils étaient beaux là où cesse le rivage. Et les capitaines des sables aussi sont beaux là seulement où meurt le charroi des villes, l'offre des marchands et la vanité. Car il n'est point de vanité dans le désert.

Qu'ils se consolent. Ils redeviendront rois s'ils le souhaitent, car je ne les frustrerai point de leur royaume et ne ménagerai point leur souffrance.

Cette autre vint:

«Je suis l'épouse fidèle et sage et belle. Je ne respire que pour lui. Je lui couds ses manteaux et soigne ses blessures. Je partage ses mauvais jours. Mais le voilà qui accorde son temps à celle qui le bafoue et qui le pille.»

Et je lui réponds:

«Ne te trompe pas ainsi sur l'homme. Qui se connaît soi-même? On marche en soi-même vers la vérité mais l'esprit de l'homme est semblable à l'ascension des montagnes. Tu vois la crête, il te semble l'atteindre et tu découvres d'autres crêtes, d'autres ravins et d'autres pentes. Qui connaît sa soif? Il en est qui ont soif du bruit des rivières, et qui, pour l'entendre, acceptent la mort. Il en est qui ont soif du blottissement contre leur épaule d'un renard, et ils vont à l'affût malgré l'ennemi. Celle-là dont tu parles était peut-être née de lui. Et c'est pourquoi il en est responsable. Tu te dois à ta créature. Il va la chercher pour qu'elle le pille. Il va la chercher pour qu'elle s'abreuve. Il ne sera point payé par un mot tendre, mais il ne sera pas non plus frustré par l'injure. Il ne s'agit point d'entreprise comptable où un mot tendre ajoute et une injure retranche. Il sera payé par son sacrifice. Et par ce mot qu'elle dira et qu'il lui aura enseigné. Semblable à celui qui est revenu du désert et que les décorations ne peuvent payer, pour la même raison que les ingratitudes ne le peuvent frustrer. Car où vois-tu qu'il s'agit d'acquérir et de posséder quand il ne s'agit que de devenir, d'être enfin, et de mourir dans la plénitude de sa substance? Dis-toi que la récompense d'abord c'est la mort qui largue enfin le navire. Heureux celui qui est lourd de trésors!

«Et toi-même, qu'as-tu à te plaindre: Tu ne sais donc point le rejoindre?»

C'est alors que je compris l'alliance et à quel point elle diffère de la communauté. «Ils s'abordent tous, me disais-je, avec un langage rudimentaire et qui croit transporter lorsqu'à peine il signifie. Et les voilà tous occupés de manœuvrer leurs balances et leurs instruments de mesure. Ils ont tous raison mais trop raison. Ils n'ont que raison et donc ils se trompent. Et l'un de l'autre, ils se bâtissent des images pour exercice de tir.»

L'alliance nous peut unir quand même je te poignarde.

XXXIX

Ne jamais craindre le chantage. Car si tu engages tout sur ce point de détail tu l'eusses engagé bientôt sur un autre point de détail et le premier eût été accordé sans bénéfice.

Ainsi de l'empire.

Il faut devenir pour comprendre. Cela explique l'orgueil de celui qui croit. Il éprouve le sentiment que le doute de l'autre ne signifie rien car l'autre ne «peut» pas comprendre.

Sache distinguer la contrainte de l'amour. Celui-là qui jure par moi et attend que je parle pour parler, celui-là ne m'intéresse point. Car je vais cherchant ma lumière parmi les hommes. Chanter en chœur est une chose. Mais autre chose est de fonder le chant. Et qui collabore dans la création?

Car encore ce dilemme qu'il s'agit de lever: il n'est de création que si tous collaborent et cherchent. Il n'est de création que quand le tronc de l'arbre est noué par l'amour. Mais il ne s'agit point de la soumission de chacun à tous, bien au contraire, mais de la direction du courant de sève, lequel établit les branchages comme un temple dans le ciel. Ici la même erreur que celle des logiciens qui remarquent le plan dans l'objet créé et croient que la création est née de lui quand c'est par le plan qu'elle s'exprime. Alors que le plan est visage montré. Il s'agit de la soumission non de chacun à tous, mais de chacun à l'œuvre et chacun force les autres de grandir, peut-être même par l'acte de s'opposer. Et moi j'oblige à la création car s'ils reçoivent de moi seul, ils deviennent pauvres et vides. Mais c'est moi qui reçois d'eux tous, et les voilà ainsi grandis de posséder comme expression ce moi qu'ils ont tellement grandi d'abord. Et de même que je prends dans les bras leurs agneaux, leurs chèvres, leurs graines et jusqu'aux murs de leurs demeures, pour les faire miens et les leur rendre, devenus don de mon amour, de même les basiliques qu'ils fondent…

Mais de même que la liberté n'est point la licence, ainsi l'ordre n'est point absence de liberté. (Je reviendrai sur la liberté.)

J'écrirai un hymne au silence. Toi, musicien des fruits. Toi, habitant des caves, des celliers et des granges. Toi, vase de miel de la diligence des abeilles. Toi, repas de la mer sur sa plénitude.

Toi, dans lequel, du haut des montagnes, j'enferme la ville. Ses charrois tus, ses cris et la sonorité de ses enclumes. Déjà toutes ces choses dans le vase du soir sont suspendues. Vigilance de Dieu sur notre fièvre, manteau de Dieu sur l'agitation des hommes.

Silence des femmes qui ne sont plus que chair où mûrit le fruit. Silence des femmes sous la réserve de leurs seins lourds. Silence des femmes qui est silence de toutes les vanités du jour et de la vie qui est gerbe de jours. Silence des femmes qui est sanctuaire et perpé-tuement. Silence où se joue vers demain la seule course qui aille quelque part. Elle entend l'enfant qui lui craque au ventre. Silence, dépositaire où j'ai tout enfermé de mon honneur et de mon sang.

Silence de l'homme qui s'accoude et qui réfléchit et reçoit désormais sans dépense et fabrique le suc des pensées. Silence qui lui permet de connaître et qui lui permet d'ignorer, car il est bon quelquefois qu'il ignore. Silence qui est refus des vers, des parasites, et des herbes contraires. Silence qui te protège dans le déroulement de tes pensées.

Silence des pensées elles-mêmes. Repos des abeilles car le miel est fait et ne doit plus être que trésor enfoui. Et qui mûrit. Silence des pensées qui préparent leurs ailes car il est mauvais que tu t'agites dans ton esprit ou dans ton cœur.

Silence du cœur. Silence des sens. Silence des mots intérieurs, car il est bon que tu retrouves Dieu qui est silence dans l'éternel. Tout ayant été dit, tout ayant été fait.

Silence de Dieu comme le sommeil du berger, car il n'est point de sommeil plus doux, malgré que semblent menacés les agneaux des brebis, quand il n'est plus ni berger ni troupeau, car qui saurait les distinguer l'un de l'autre sous les étoiles quand tout est sommeil, quand tout est sommeil de laine?

Ah, Seigneur! qu'un jour, engrangeant Votre création, vous ouvriez ce grand portail à la race bavarde des hommes et les rangiez dans l'étable éternelle, quand les temps seront révolus, et enleviez, comme on guérit des maladies, leur sens à nos questions.

Car il m'a été donné de comprendre que tout progrès de l'homme est de découvrir, l'une après l'autre, que ses questions n'ont point de sens, car j'ai consulté mes savants et ce n'est point qu'ils aient trouvé quelques réponses aux questions de l'année dernière, Seigneur! mais qu'aujourd'hui les voilà qui sourient sur eux-mêmes, car la vérité leur est venue comme l'effacement d'une question.

Moi qui sais bien, Seigneur, que la sagesse ce n'est point réponse, mais guérison des vicissitudes du langage je le connais pour ceux-là mêmes qui s'aiment et s'assoient les jambes pendantes sur le mur bas devant la plantation d'orangers, épaule contre épaule, connaissant bien qu'ils n'ont point reçu de réponse aux questions qu'ils posaient hier. Mais je connais l'amour, et c'est que nulle question n'est plus posée.

Et une à une, de contradiction dominée en contradiction dominée, je m'achemine vers le silence des questions et ainsi la béatitude.

O bavards! Elles ont tellement abîmé les hommes.

Insensé qui espère la réponse de Dieu. S'il te reçoit, s'il te guérit, c'est en effaçant tes questions, de Sa main, comme la fièvre. Cela est.

Engrangeant un jour Ta Création, Seigneur, ouvre-nous Ton vantail à deux portes et fais-nous pénétrer là où il ne sera plus répondu car il n'y aura plus réponse, mais béatitude, qui est clef de voûte des questions et visage qui satisfait.

Et celui-là découvrira l'étendue d'eau douce, plus vaste que l'étendue des mers, et qu'il avait bien devinée à entendre le chant des fontaines, quand, les jambes pendantes, il s'asseyait contre elle qui cependant n'était que gazelle forcée à la course, et respirant un peu contre son cœur.

Silence, port du navire. Silence en Dieu, port de tous les navires.

XL

Dieu m'envoya celle qui mentait si joliment, avec cruauté chantante, simplement. Et je me penchai sur elle comme sur le vent frais de la mer.

«Pourquoi mens-tu?» disais-je.

Elle pleurait alors, tellement enfouie dans ses larmes. Et je réfléchissais sur ses larmes:

«Elle pleure, me disais-je, de ne pas être crue quand elle ment. Car il n'est point pour moi comédie de la part des hommes. J'ignore le sens de la comédie.

Certes, celle-là veut se faire passer pour une autre. Mais là n'est point le drame qui me tourmente. Il y a drame pour elle qui voudrait tant être cette autre. Et la vertu, je l'ai vue respectée bien plus souvent par celles qui la feignent que par celles-là qui l'exercent et sont vertueuses comme elles sont laides. Tellement désireuses, les autres, d'être vertueuses et d'être aimées, mais ne sachant point se dominer, ou plutôt dominées par les autres. Et toujours en révolte contre. Et mentant pour être belles.»

Les raisons qui jouent sur les mots ne sont jamais les raisons véritables. Et c'est pourquoi je ne leur reprocherai rien sinon de s'exprimer tout de travers. Et c'est pourquoi je me taisais devant ces mensonges, n'écoutant point le bruit des mots, dans le silence de mon amour, mais l'effort seul. Ce travail du renard pris au piège qui se débat contre le piège. Ou de l'oiseau qui s'ensanglante à sa volière. Et je me tournais vers Dieu pour Lui dire: «Pourquoi ne lui as-tu point appris à parler un langage communicable, car si je l'écoute, loin de l'aimer, je la ferai pendre. Et cependant il est du pathétique en elle et elle s'ensanglante les ailes dans la nuit de son cœur, et elle a peur de moi comme ces jeunes renards des sables auxquels je tendais des morceaux de viande et qui tremblaient, mordaient et m'arrachaient la viande pour l'emporter dans leur tanière.»

«Seigneur, me disait-elle, ils ne savent point que je suis pure.»

Certes je savais bien le remue-ménage qu'elle faisait dans ma maison. Et cependant je me sentais cloué au cœur par la cruauté de Dieu:

«Aidez-la à pleurer. Versez-lui des larmes. Qu'elle soit fatiguée d'elle-même contre mon épaule: il n'est point en elle de lassitude.»

Car on l'avait mal enseignée dans la perfection de son état et me venait le désir de la délivrer. Oui, Seigneur, j'ai manqué mon rôle… Car il n'est point de petite fille sans importance. Celle-là qui pleure, elle n'est point le monde mais signe du monde. Et l'angoisse lui vient de ne point devenir. Mais toute brûlée et dilapidée en fumée. Naufragée dans un fleuve en route et impossible à retenir. Moi je viens, et je suis votre terre et votre étable et votre signification. Je suis la grande convention du langage, et maison et cadre et armature.

«Écoutez-moi d'abord», lui dis-je.

Elle aussi est à recevoir. Et ainsi les enfants des hommes et ceux surtout qui ne savent point qu'ils peuvent savoir…

«Car je veux vous guider de la main vers vous-mêmes… Je suis la bonne saison des hommes.»

XLI

J'ai vu les hommes heureux et malheureux, non à cause du simple malheur d'un deuil ou du simple bonheur des fiançailles (par exemple), non pas à cause de la maladie ou de la santé, car celui-là qui est malade, je puis le faire se dominer par une nouvelle retentissante et le pousser debout à travers la ville rien qu'en agissant sur son esprit par un certain sens des choses que je nommerai victoire par exemple (le plus simple). Car je guéris la ville entière par l'éclat à l'aube de mes armes victorieuses, et tu les vois qui se poussent et s'embrassent. Et tu te diras: «Pourquoi ne serait-il pas possible de les maintenir dans un tel climat, comme est le climat d'une grande musique?» Et je te réponds: Parce que la victoire n'est point paysage possédé du haut des montagnes mais entrevu du haut des montagnes quand tes muscles te l'ont bâti, mais passage d'un état à un autre. Et n'est rien une victoire qui dure. Non plus vivifiante, mais amollissante et ennuyeuse, car il n'est point alors de victoire, mais simple paysage accompli. Alors dois-je vivre dans le perpétuel balancement de la misère et de la richesse? Et tu découvres bien que cela aussi est faux car tu peux vivre toute ta vie dans le dénuement et la misère et la lassitude, comme celui qui est poursuivi par les créanciers et enfin se pend sans que les petites joies ou les rémissions passagères l'aient payé de l'usure des nuits blanches. Ainsi il n'est point d'état durable comme la fortune et la victoire, attribué à l'homme comme du fourrage à un bétail.