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Et en fin de compte, tous rêvent d'une ville qui est la même. Mais l'un réclame pour l'homme, tel qu'il est, le droit d'agir. L'autre le droit de pétrir l'homme afin qu'il soit et puisse agir. Et tous célèbrent le même homme.
Mais tous deux se trompent aussi. Le premier le croit éternel et existant en soi. Sans connaître que vingt années d'enseignement, de contraintes et d'exercices ont fondé celui-ci en lui et non un autre. Et que tes facultés d'amour te viennent d'abord de l'exercice de la prière et non de ta liberté intérieure. Ainsi de l'instrument de musique si tu n'as point appris à en jouer, ou du poème si tu ne connais aucun langage. Et le second se trompe aussi, car il croit aux murs et non à l'homme. Ainsi au temple mais non à la prière. Car, des pierres du temple, c'est le silence qui les domine qui compte seul. Et ce silence dans l'âme des hommes. Et l'âme des hommes où tient ce silence. Voici le temple devant lequel je me prosterne. Mais l'autre fait son idole de la pierre et se prosterne devant la pierre en tant que pierre…
Il en est de même de l'empire. Et je n'ai point fait un dieu de l'empire afin qu'il asservît les hommes. Je ne sacrifie point les hommes à l'empire. Mais je fonde l'empire pour en remplir les hommes et les en animer, et l'homme compte plus pour moi que l'empire. C'est pour fonder les hommes que je les ai soumis à l'empire. Ce n'est point pour fonder l'empire que j'ai asservi les hommes. Mais abandonne donc ce langage qui ne mène à rien et distingue la cause de l'effet et le maître du serviteur. Car il n'est que relation et structure et dépendance interne. Moi qui règne, je suis plus soumis à mon peuple qu'aucun de mes sujets ne l'est à moi. Moi qui monte sur ma terrasse et reçois leurs plaintes nocturnes et leurs balbutiements et leurs cris de souffrance et le tumulte de leurs joies pour en faire un cantique à Dieu, je me conduis donc comme leur serviteur. C'est moi le messager qui les rassemble et les emporte. C'est moi l'esclave chargé de leur litière. C'est moi leur traducteur.
Ainsi, moi leur clef de voûte, je suis le nœud qui les rassemble et les noue en forme de temple. Et comment m'en voudraient-ils? Des pierres s'estimeraient-elles lésées d'avoir à soutenir leur clef de voûte?…
N'accepte point de discussions sur de tels objets car elles sont vaines.
Ni non plus de discussions sur les hommes. Car tu confonds toujours les effets et les causes. Comment veux-tu qu'ils sachent ce qui passe à travers eux quand il n'est point de langage pour le saisir? Comment la goutte d'eau se connaîtrait-elle comme fleuve? Et cependant coule le fleuve. Comment chaque cellule de l'arbre se connaîtrait-elle en tant qu'arbre? Et cependant grandit cet arbre. Comment chaque pierre aurait-elle conscience du temple? Et cependant ce temple enferme son silence comme un grenier.
Comment les hommes connaîtraient-ils leurs actes s'ils n'ont durement gravi la montagne dans la solitude pour essayer de devenir dans le silence? Et sans doute Dieu seul peut connaître la forme de l'arbre. Mais eux savent que l'un tire à gauche et l'autre à droite. Et chacun veut massacrer l'autre qui le brime et qui le dérange quand ni l'un ni l'autre ne sait où il va. Ainsi sont ennemis les arbres des tropiques. Car tous s'écrasent l'un l'autre et se volent leur part de soleil. Et pourtant la forêt grandit et couvre la montagne d'une fourrure noire qui distribue dans l'aube ses oiseaux. Crois-tu que le langage de chacun saisisse la vie?
Ils naissent chaque année les chantres qui te disent impossibles les guerres, puisque nul ne désire souffrir, quitter sa femme et ses enfants, gagner un territoire dont il n'usera point pour lui-même, puis mourir au soleil d'une main ennemie, des pierres cousues dans le ventre. Et certes tu demandes à chacun des hommes son choix. Et chacun refuse. Et cependant, l'année d'après, l'empire de nouveau prend les armes, et tous ceux-là qui refusaient la guerre, laquelle était inacceptable dans les opérations de leur maigre langage, s'unissent dans une morale informulable pour une démarche qui n'avait point de sens pour aucun d'entre eux. Un arbre se fonde qui s'ignore. Et celui-là seul le reconnaît qui se fait prophète sur la montagne.
Ce qui se fonde et ce qui meurt de plus grand qu'eux, certes, puisqu'il s'agit des hommes, passe à travers les hommes sans qu'ils le sachent formuler: mais leur désespoir en est signe. Et si meurt un empire tu découvriras cette mort à ce que tel ou tel perd foi dans l'empire. Et c'est faussement que tu le rendras responsable de la mort de l'empire: car il ne faisait que montrer le mal. Mais comment saurais-tu distinguer entre les effets et les causes? Et si la morale se pourrit tu en liras les signes dans la concussion des ministres. Mais tu peux leur trancher la tête: ils étaient les fruits de la pourriture. Tu ne luttes point contre la mort en ensevelissant les cadavres.
Mais il faut les ensevelir, certes, et tu les ensevelis. Ceux qui sont gâtés, je les retranche. Mais j'interdis par dignité que l'on polémique sur les hommes. Car les aveugles me déplaisent s'ils s'injurient sur leurs difformités. Et comment perdrais-je mon temps à les écouter former ces injures? Mon armée qui lâche pied, le général l'accuse et elle accuse son général. Et l'ensemble accuse les mauvaises armes. Et l'armée accuse les marchands. Et les marchands accusent l'armée. Et tous encore ils en accusent d'autres. Et moi je réponds: «Il faut trancher les branches mortes à cause du signe de la mort.» Mais il est absurde de les accuser de la mort de l'arbre. C'est l'arbre qui meurt quand meurent ses branches. Et la branche morte n'était qu'un signe.
Alors si je les vois pourrir je les tranche sans m'occuper d'eux mais je porte ailleurs mes regards. Ce ne sont point des hommes qui pourrissent, c'est un homme qui pourrit en eux. Et je me penche sur la maladie de l'archange…
Et je sais bien qu'il n'est de remède que dans le cantique et non dans les explications. Ont-elles jamais ressuscité la vie, les explications des médecins? Car ils disent: «Voilà pourquoi il est mort…» Et certes celui-là est mort selon une cause connaissable et un dérangement de ses viscères. Mais la vie était autre chose qu'un arrangement des viscères. Et quand tu as tout préparé dans ta logique, il en est comme d'une lampe à huile que tu as forgée et sertie et qui ne donne point de lumière si d'abord tu ne l'allumes.
Tu aimes parce que tu aimes. Il n'est point de raison pour aimer. Il n'est de remède que créateur car tu bâtiras leur unité dans le seul mouvement de leur cœur. Et leur raison profonde d'agir sera ce chant dont tu les chargeras.
Et certes demain il deviendra raison, motif, mobile et dogme. Car ils se pencheront, les logiciens, sur ta statue pour dénombrer les raisons qu'elle a d'être belle. Et comment se tromperaient-ils puisqu'elle est belle? Ce qu'ils connaissent par d'autres voies que la logique.
XLVIII
Car je vous apporte la grande consolation, à savoir qu'il n'y a rien à regretter. Ni à rejeter. Ainsi disait mon père:
«Tu uses de ton passé comme du paysage qui est flanqué ici de sa montagne, là de son fleuve, et tu y disposes dans la liberté des villes à venir, tenant compte de ce qui est. Et si ce qui est n'était pas, tu inventerais des villes de rêve qui sont faciles, car aux rêves rien ne résiste, mais en même temps que faciles, perdues et dissoutes dans l'arbitraire. Ne te plains point de ton assise qui est celle-ci et non une autre car la vertu d'une assise d'abord c'est d'être. Ainsi de mon palais, de mes portes, de mes murs.
«Et quel conquérant a jamais regretté en prenant possession d'un territoire que là s'épaulât la montagne, qu'ici se déroulât le fleuve? J'ai besoin d'une trame pour broder, de règles pour chanter ou pour danser, et d'un homme fondé pour agir.
«Si tu regrettes la blessure subie, autant regretter de n'être point ou de n'être point né à une autre époque. Car ton passé tout entier n'est que naissance d'aujourd'hui. Il est ainsi et voilà tout. Prends-le tel qu'il est et n'y déplace point les montagnes. Elles sont comme elles sont.»
XLIX
Seule compte la démarche. Car c'est elle qui dure et non le but qui n'est qu'illusion du voyageur quand il marche de crête en crête comme si le but atteint avait un sens. De même il n'est point de progrès sans acceptation de ce qui est. Et dont tu pars perpétuellement. Et je ne crois pas au repos. Car celui-là, si tel litige le déchire, il ne convient pas de sa part de chercher une paix précaire et de mauvaise qualité dans l'acceptation aveugle d'un des deux éléments du litige. Où vois-tu que le cèdre gagnerait à éviter le vent? Le vent le déchire mais le fonde. Bien sage qui saurait départager le bien du mal. Tu cherches un sens à la vie quand le sens est d'abord de devenir soi-même, et non de gagner la paix misérable que verse l'oubli des litiges. Si quelque chose s'oppose à toi et te déchire, laisse croître, c'est que tu prends racine et que tu mues. Bienheureux ton déchirement qui te fait t'accoucher de toi-même: car aucune vérité ne se démontre et ne s'atteint dans l'évidence. Et celles que l'on te propose ne sont qu'arrangement commode et semblables aux drogues pour dormir.
Car je méprise ceux-là qui s'abrutissent d'eux-mêmes pour oublier ou qui, se simplifiant, étouffent, pour vivre en paix, une des aspirations de leur cœur. Car sache que toute contradiction sans solution, tout irréparable litige, t'oblige de grandir pour l'absorber. Et, dans les nœuds de tes racines, tu prends la terre sans visage et ses silex et son humus, et tu bâtis un cèdre à la gloire de Dieu. Seule a abouti à la gloire la colonne de temple qui est née à travers vingt générations de son usure contre les hommes. Et toi-même si tu veux grandir, use-toi contre tes litiges: ils conduisent d'abord vers Dieu. C'est la seule route qui soit au monde. Et de là vient que la souffrance te grandit, quand tu l'acceptes.
Mais il est des arbres débiles que le vent de sable ne pétrit point. Il est des hommes débiles qui ne peuvent se surmonter. D'un bonheur médiocre, ils font leur bonheur après avoir suicidé leur grande part. Ils s'arrêtent dans une auberge pour la vie. Ils se sont avortés eux-mêmes. Et peu m'importe de ceux-là ce qu'ils deviennent ni s'ils vivent. Ils nomment bonheur de croupir sur la pauvreté de leurs provisions. Ils se refusent des ennemis en dehors d'eux et en eux-mêmes. La voix de Dieu qui est besoin, recherche et soif inexprimables, ils renoncent à l'entendre. Ils ne cherchent point le soleil comme le cherchent dans l'épaisseur de la forêt les arbres, qui ne l'obtiendront jamais comme provision ni comme réserve, car l'ombre des autres étouffe chaque arbre, mais le poursuivent dans leur ascension, modelés comme des colonnes glorieuses et lisses, jaillies du sol et devenues puissance de par la poursuite de leur dieu. Dieu ne s'atteint point mais se propose et l'homme se construit dans l'espace comme un branchage.
C'est pourquoi il te faut mépriser les jugements de la multitude car eux te ramènent à toi-même et t'empêchent de grandir. Ils disent erreur le contraire de la vérité et les litiges leur deviennent simples, et ils refusent comme inacceptables, puisque fruits de l'erreur, les ferments de ton ascension. Ils te souhaitent donc enfermé dans tes provisions et parasite, pillard de toi-même et révolu. Et quel besoin te pousserait alors à chercher Dieu, à te fabriquer ton cantique et à monter encore pour ranger sous tes pieds le paysage de montagne devenu désordre, ou sauver en toi le soleil qui ne se gagne point une fois pour toutes mais n'est que poursuite du jour?
Laisse-les parler. Leurs conseils partent d'un cœur facile qui te désire d'abord heureux. Ils souhaitent de te donner trop tôt cette paix qui n'est offerte que par la mort quand tes provisions te servent enfin. Car elles ne sont point provisions pour la vie, mais miel d'abeille pour l'hiver de l'éternité.
Et si tu me demandes: «Dois-je réveiller celui-là ou le laisser dormir afin qu'il soit heureux?» je te répondrai que je ne connais rien du bonheur. Mais s'il est une aurore boréale, laisseras-tu dormir ton ami? Nul ne doit dormir s'il peut la connaître. Et certes celui-là aime son sommeil et s'y roule: et cependant arrache-le à son bonheur et jette-le dehors afin qu'il devienne.
L
La femme te pille pour sa maison. Et certes souhaitable est l'amour qui fait l'arôme de la maison et chant du jet d'eau et musique des aiguières silencieuses et bénédiction des enfants quand ils viennent l'un après l'autre, les yeux pleins du silence du soir.
Mais ne cherche pas à départager et à préférer selon des formules, ni le rayonnement du guerrier dans le sable ni les bienfaits de son amour. Car le langage seul ici divise. N'est amour que celui du guerrier plein des étendues de son désert, et n'est offrande de la vie, dans l'embuscade autour des puits, que celle de l'amant qui sut aimer, car autrement la chair offerte n'est point sacrifice ni don de l'amour. Car si celui-là qui combat n'est point homme mais automate et machine à cogner, où est donc la grandeur du guerrier: je n'y vois plus qu'œuvre monstrueuse d'insecte. Et si celui-là qui caresse la femme n'est qu'humble bétail sur sa litière, où est donc la grandeur de l'amour?
Moi je ne connais rien de grand que dans le guerrier qui dépose les armes et berce l'enfant, ou dans l'époux qui fait la guerre.
Il ne s'agit point d'un balancement de l'une à l'autre vérité, d'une chose valable un temps puis d'une autre. Mais de deux vérités qui n'ont de sens que jointes. C'est en tant que guerrier que tu fais l'amour et en tant qu'amant que tu fais la guerre.
Mais celle-là qui t'a gagné pour ses nuits, ayant connu la douceur de ta couche, elle s'adresse à toi, sa merveille, et te dit: «Mes baisers ne sont-ils pas doux? Notre maison n'est-elle point fraîche? Nos soirées ne sont-elles point heureuses?» Et tu le lui accordes par ton sourire. «Alors, dit-elle, demeure auprès de moi pour m'épauler. Lorsque viendra le désir tu n'auras qu'à tendre les bras et je plierai vers toi sous ta simple pesée comme le jeune oranger lourd d'oranges. Car tu mènes au loin une vie avare et qui n'enseigne point de caresses. Et les mouvements de ton cœur, comme l'eau d'un puits ensablé, ne disposent point de prairie où devenir.»
Et en effet, tu as connu autour de tes nuits solitaires ces élans désespérés vers telle ou telle dont te remontait l'image, car toutes embellissent dans le silence.
Et tu crois que la solitude de la guerre t'a fait perdre l'occasion merveilleuse. Et cependant l'apprentissage de l'amour tu ne le fais que dans les vacances de l'amour. Et l'apprentissage du paysage bleu de tes montagnes tu ne le fais que parmi les rocs qui mènent à la crête, et l'apprentissage de Dieu, tu ne le fais que dans l'exercice de prières auxquelles il n'est point répondu. Car cela seul te comblera sans crainte d'usure, qui te sera accordé hors de l'écoulement des jours quand les temps pour toi seront révolus et quand il te sera permis d'être, ayant achevé de devenir.
Et, certes, tu peux t'y méprendre et plaindre celui-là qui jette son appel dans la nuit vaine, et croit que le temps coule inutile en lui dérobant ses trésors. Tu peux t'inquiéter de cette soif d'amour sans amour, ayant oublié que l'amour n'est par essence que soif d'amour, comme le savent les danseurs et les danseuses, qui font leur poème de l'approche alors qu'ils pourraient d'abord se joindre.
Et moi je te le dis, l'occasion manquée est celle-là qui compte. La tendresse à travers les murs de la prison voilà peut-être la grande tendresse. La prière est fertile autant que Dieu ne répond pas. Et ce sont les silex et les ronces qui nourrissent l'amour.
Ne confonds donc point la ferveur avec l'usage de provisions. La ferveur qui exige pour soi n'est point ferveur. La ferveur de l'arbre va dans les fruits qui ne lui rapportent rien en échange. Ainsi de moi, vis-à-vis de mon peuple. Car ma ferveur coule vers des vergers dont je n'ai n'en à attendre.
Ainsi ne t'enferme point non plus dans la femme. Pour y chercher ce que tu y as déjà trouvé. Tu ne peux que la regagner de temps à autre, comme celui-là qui habite la montagne descend parfois jusqu'à la mer.
LI
Injuste celui-là qui disait de sa minuscule maison:
«Je la construis pour qu'elle contienne tous mes vrais amis…»
Car que pensait-il donc des hommes, ce podagre! Moi, si je voulais construire ma maison pour mes vrais amis je ne saurais la bâtir assez grande, car je ne connais pas un homme au monde dont une part ne soit mon ami, si maigre soit-elle, si fugitive, et même de celui-là auquel je fais trancher la tête, comme j'en dégagerais bien mon ami, si nous savions départager les hommes. Et même de celui-là qui me hait dans les apparences et me ferait, s'il le pouvait, trancher la tête. Et ne va pas croire qu'il s'agisse là d'attendrissement facile, ni d'indulgence, ni de souhait vulgaire, de sympathie vulgaire, car je demeure rigide, inflexible et silencieux. Mais qu'il est nombreux mon ami épars, et qu'il remplirait bien ma demeure si je lui apprenais à marcher.
Mais qu'appelle-t-il ami véritable, l'autre, sinon celui auquel il pourrait confier de l'argent sans que l'argent risquât d'être volé — et l'amitié alors n'est que loyauté de domestique — ou demander un service et qu'il lui fût rendu — et l'amitié n'est qu'avantage tiré des hommes — ou celui qui au besoin prendrait sa défense. Et l'amitié est hommage rendu. Et je méprise l'arithmétique et je dis mon, ami celui-là que j'ai vu en lui, qui dort peut-être enfoui dans sa gangue, mais qui, en face de moi, commence de se dégager, m'ayant reconnu et me souriant, même s'il doit plus loin me trahir.
Mais l'autre, vois-tu, ceux qu'il dénomme ses amis ce sont ceux qui boiraient la ciguë à sa place — comment veux-tu que tous s'en réjouissent?
Celui-là, qui se disait bon, ne comprenait point l'amitié. Mon père, qui était cruel, avait des amis et savait les aimer, n'étant point sensible à la déception qui est avarice frustrée. La déception n'est que bassesse, car ce que tu as d'abord aimé dans l'homme en quoi est-ce détruit s'il y est autre chose aussi que tu n'aimes point? Mais toi, tout de suite, celui que tu aimes ou qui t'aime, tu le transformes en esclave, et s'il n'assume point les charges de cet esclavage tu le condamnes.
Alors l'autre, parce qu'un ami lui faisait cadeau de son amour, a changé ce cadeau en devoirs. Et don de l'amour devenait devoir de boire la ciguë et esclavage. L'ami n'aimait point la ciguë. L'autre s'est donc jugé déçu, ce qui est ignoble. Il n'est ici, en effet, de déception, que vis-à-vis d'un esclave qui a mal servi.
LII
Mais je te parlerai de la ferveur. Car il te faudra surmonter beaucoup de reproches. La femme ainsi toujours te reprochera ce que tu donnes ailleurs qu'en elle. Car selon l'homme, ce qui est donné quelque part est volé ailleurs. Ainsi nous ont construits l'oubli de Dieu et l'usage des marchandises. Car ce que tu donnes en réalité ne te diminue point mais bien au contraire t'augmente dans tes richesses à distribuer. Ainsi celui-là qui aime tous les hommes à travers Dieu, aime infiniment plus chacun des hommes que celui qui n'en aime qu'un seul et étend simplement à son complice le champ misérable de sa personne. De même que celui qui affronte au loin les périls des armes donne plus à la bien-aimée sans qu'elle le sache car il lui donne quelqu'un qui est, que ne lui donne celui-là qui nuit et jour la berce, mais n'existe point.
Ne fais point ici d'économies. Car il n'est point de marchandise que l'on épargne, quand il s'agit des mouvements du cœur. Car donner est jeter un pont par-dessus l'abîme de ta solitude.