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Cependant il arrive que l'un de mes hommes, ni plus riche ni moins riche qu'un autre, considère son or comme ces graines que l'arbre désire jeter au vent, car il méprise les provisions, étant soldat.
Et celui-là se promène la nuit autour des bouges dans la splendeur de sa magnificence. Comme celui qui va semer l'orge marche à grands pas vers la terre écarlate qui est digne de recevoir.
Et mon soldat dilapide ses richesses, n'ayant point désir de se les garder, et il est seul à connaître l'amour. Et peut-être bien qu'il le réveille aussi en elles, car il est dansé ici une autre danse et dans cette danse-là elles reçoivent.
Je te le dis, la grande erreur est d'ignorer que recevoir est bien autre chose qu'accepter. Recevoir est d'abord un don, celui de soi-même. Avare non pas celui qui ne se ruine pas en présents, mais celui qui ne donne point la lumière de son propre visage en échange de ton offrande. Avare la terre qui ne s'embellit point quand tu y as jeté tes graines.
Courtisanes et guerriers ivres font quelquefois de la lumière.
LXIV
S'installèrent alors les pillards dans mon empire. Car personne n'y créait plus l'homme. Et le visage pathétique n'y était plus masque mais couvercle d'une boîte vide.
Car ils sont allés de destruction d'Être en destruction d'Être. Et je ne vois rien, désormais, chez eux qui mérite que l'on meure. Donc que l'on vive. Car ce pour quoi tu acceptes de mourir c'est cela seul dont tu peux vivre. Ils consommaient donc les vieilles constructions, se réjouissant du bruit de la chute des temples. Et cependant ces temples, s'ils s'effondraient, ne laissaient rien en échange. Ils détruisaient donc leur propre pouvoir d'expression. Et ils détruisaient l'homme.
Ou bien tel se trompait sur la joie. Car d'abord il avait dit: «Le village.» Et ses résistances et ses coutumes et ses rites obligatoires. Il en était né un village fervent. Après quoi il l'a confondu. Et il a voulu faire sa joie, non d'une structure devenue et lentement pétrie, mais de l'installation dans quelque chose qui fût provision, comme le poème. Et l'espoir est vain.
Ainsi ceux qui ayant regardé l'homme comme grand souhaitaient pour lui la liberté. Car ils ont vu les contraintes brimer l'homme fort. Et certes l'ennemi qui te fonde, en même temps te limite. Mais supprime l'ennemi et tu ne peux même pas naître.
Celui-là aussi a cru à la joie comme donnée par les provisions. Simplement savourer le printemps. Mais n'est que faible la saveur du printemps si tu te fais végétal pour la subir. Comme la saveur de l'amour si tu attends d'un visage qu'il te remplisse. Car l'œuvre qui t'apporte quelque chose est d'abord souffrance et comment saurait retentir en toi le chant des galériens et de l'absence si tu n'as point construit d'abord l'absence en toi par mille déchirements et les galères par l'inexorable de ta destinée?
Celui-là qui longtemps a ramé sans espoir vers l'aube éprouve le chant des galères et celui-là qui eut soif dans le sable éprouve le chant de l'absence. Mais il n'est rien à te donner si tu n'as pas souffert car il n'est personne en toi.
Et le village n'est point ce poème dans lequel tu te peux installer tout simplement dans la chaleur de la soupe du soir et la fraternité des hommes et la bonne odeur du bétail rentré, et te réjouissant du feu de joie sur la place à cause de la fête — car que nouerait la fête en toi si elle ne retentit point sur autre chose? Si elle n'est point souvenir de libération après l'esclavage, amour après la haine, ou miracle dans les désespoir. Tu ne serais ni plus ni moins heureux que l'un de tes bœufs. Mais le village en toi s'est lentement construit et pour atteindre ce qu'il est, tu as lentement gravi une montagne. Car je t'ai façonné dans mes rites et mes coutumes, et par tes renoncements et tes devoirs et tes colères obligatoires et tes pardons, et tes traditions contre d'autres — et ce n'est point ce fantôme de village qui te fait ce soir chanter le cœur — il serait trop facile d'être homme — c'est une musique lentement apprise et contre quoi tu as lutté d'abord.
Mais toi, tu vas dans ce village et ces coutumes, et, de t'en réjouir tu les pilles, car elles ne sont point amusements et jeux, et si tu t'en amuses nul n'y croira plus. Et il n'en restera rien. Ni pour eux-mêmes ni pour toi…
LXV
«L'ordre, disait mon père, je le fonde. Mais non point selon la simplicité et l'économie. Car il ne s'agit point de gagner sur le temps. Que m'importe de connaître si les hommes deviendront plus gras en bâtissant des greniers au lieu de temples et des aqueducs au lieu d'instruments de musique, car méprisant toute humanité ladre et vaniteuse même si la voilà opulente, il m'importe de connaître de quel homme d'abord il s'agira. Et celui-là qui m'intéresse est celui-là qui aura baigné longtemps dans le temps perdu du temple, comme à contempler la Voie Lactée qui le fait vaste, et aura exercé son cœur à l'amour par l'exercice de la prière à laquelle il n'est point répondu (car la réponse payant la prière ferait l'homme plus ladre encore) et en qui aura souvent retenti le poème.
«Car le temps que j'économise sur la construction du temple, lequel est navire qui va quelque part, ou l'embellissement du poème qui fait retentir le cœur des hommes, il faudra bien que je l'emploie à ennoblir plutôt qu'engraisser l'espèce humaine. Et donc j'inventerai les poèmes et les temples.
«Ainsi sachant le temps perdu en funérailles, car des hommes creusent la terre pour y enfermer la dépouille du mort, lesquels eussent pu consommer ce temps à labourer et moissonner, j'interdirai cependant ces bûchers où l'on brûle les cadavres, car peu m'importe le temps gagné quand j'y perds d'abord l'amour des morts. Car je n'ai point trouvé de plus belle image pour le servir que la tombe où les proches vont cherchant à petits pas la pierre des leurs parmi les pierres, et le sachant rentré en terre comme une vendange, et redevenu pâte naturelle. Et sachant cependant qu'il reste de lui quelque chose, une relique dans son ossuaire, la forme d'une main qui a caressé, l'os du crâne, ce coffre aux trésors, vide sans doute mais qui fut rempli par tant de merveilles. Et j'ai ordonné que l'on bâtît, quand cela était possible, encore plus inutile et coûteuse, une maison pour chaque mort afin que l'on y puisse se réunir aux jours de fête et comprendre, non avec sa seule raison, mais dans tous les mouvements de l'âme et du corps, que morts et vivants se joignent l'un l'autre et ne font qu'un arbre qui grandit. Ayant coutume de voir le même poème, la même courbe de carène, la même colonne traverser les générations en s'embellissant et en s'épurant, car l'homme certes est périssable si nous le regardons de face, comme des myopes qui se tiennent trop près, mais non dans l'ombre qu'il projette, dans le reflet qu'il laisse de lui. Et si j'économise le temps perdu à ensevelir les cadavres et à leur bâtir une demeure, et que, ce temps perdu, je désire le faire servir à lier la chaîne des générations, pour qu'à travers elle la création monte droit vers le soleil comme un arbre, si je décrète cette ascension plus digne de l'homme que l'accroissement du tour de ventre, alors le temps gagné dont je dispose, je le ferai servir, ayant bien pesé son usage, à l'ensevelissement des morts.
«L'ordre que je fonde, disait mon père, c'est celui de la vie. Car je dis qu'un arbre est en ordre, malgré qu'il soit à la fois racines et tronc et branches et feuilles et fruits, et je dis qu'un homme est en ordre, malgré qu'il ait un esprit et un cœur, et ne soit point réduit à une fonction, comme le serait de labourer ou de perpétuer l'espèce, mais qu'il soit à la fois celui qui laboure et qui prie, qui aime et résiste à l'amour, et travaille et se repose, et écoute les chansons du soir.
«Mais tels ont reconnu que les empires glorieux étaient en ordre. Et la stupidité des logiciens, des historiens et des critiques leur a fait croire que l'ordre des empires était mère de leur gloire, quand je dis que leur ordre comme leur gloire était le fruit de leur seule ferveur. Pour créer l'ordre je crée un visage à aimer. Mais eux se proposent l'ordre comme une fin en soi, et un tel ordre, quand on dispute sur lui, et le perfectionne, devient d'abord économie et simplicité. Et l'on t'élude ce qui est difficile à énoncer, alors que rien de ce qui importe véritablement ne s'énonce et que je n'ai point connu encore un professeur qui sût me dire simplement pourquoi j'aimais le vent dans le désert sous les étoiles. Et l'on s'accorde sur l'usuel car est aisé le langage qui exprime l'usuel. Et l'on peut dire sans craindre un démenti qu'il vaut mieux trois sacs d'orge qu'un seul. Bien que je pense apporter plus aux hommes si, simplement, je les oblige, pour qu'ils aient bu de ce breuvage qui rend vaste, de marcher quelquefois la nuit sous les étoiles dans le désert.
«L'ordre est le signe de l'existence et non sa cause. De même que le plan du poème est signe qu'il est achevé et marque de sa perfection. Ce n'est point au nom d'un plan que tu travailles, mais tu travailles pour l'obtenir. Mais eux qui disent à leurs élèves: «Voyez cette grande œuvre et l'ordre qu'elle montre. Fabriquez-moi d'abord un ordre, ainsi votre œuvre sera grande», quand l'œuvre alors sera squelette sans vie et détritus de musée.
«Je fonde l'amour du domaine et voilà que tout s'ordonne et la hiérarchie des métayers, des bergers et des moissonneurs et le père à la tête. Comme s'ordonnent les pierres autour du temple quand tu leur imposes de servir à glorifier Dieu. Alors l'ordre naîtra de la passion des architectes.
«Ne trébuche donc point dans ton langage. Si tu imposes la vie tu fondes l'ordre et si tu imposes l'ordre tu imposes la mort. L'ordre pour l'ordre est caricature de la vie.»
LXVI
Cependant il me vint le problème de la saveur des choses. Et ceux de ce campement-ci fabriquaient des poteries qui étaient belles. Et ceux de cet autre, qui étaient laides. Et je comprenais avec évidence qu'il n'était point de loi formulable pour embellir les poteries. Ni par dépense pour l'apprentissage, ni par concours et honneurs. Et même je remarquais que ceux-là qui travaillaient au nom d'une ambition autre que la qualité de l'objet, et même s'ils consacraient leurs nuits à leur travail, aboutissaient à des objets prétentieux et vulgaires et compliqués. Car en fait, leurs nuits de veille, il les accordaient à leur vénalité ou à leur luxure ou à leur vanité, c'est-à-dire à soi-même, et ils ne s'échangeaient plus en Dieu en s'échangeant contre un objet devenu source de sacrifice et image de Dieu, où les rides et les soupirs et les paupières alourdies et les mains tremblantes d'avoir tant pétri et les satisfactions du soir après le travail et l'usure de la ferveur vont se confondre. Car je ne connais qu'un acte fertile qui est la prière, mais je connais aussi que tout acte est prière s'il est don de soi pour devenir. Tu es comme l'oiseau qui bâtit son nid et le nid est tiède, comme l'abeille qui fait son miel et le miel est doux, comme l'homme qui pétrit son urne par l'amour de l'urne, donc par amour, donc par prière. Crois-tu au poème qui fut écrit pour être vendu? Si le poème est objet de commerce, il n'est plus poème. Si l'urne est objet de concours elle n'est plus urne et image de Dieu. Mais image de ta vanité ou de tes appétits vulgaires.
LXVII
Ils vinrent, ceux-là plus sots encore avec leurs raisons et leurs mobiles et leurs belles argumentations. Mais moi qui sais que le langage désigne mais ne saisit point et que les discours montrent la démarche de la pensée mais ne la contredisent ni ne l'étayent, je riais d'eux.
«Ce général, m'expliquait l'un, n'a pas écouté mes conseils. Je lui ai pourtant montré l'avenir…»
Certes, il se trouve que chez lui ce jour-là le vent des paroles charria des images auxquelles l'avenir daigna ressembler — comme sans doute un autre jour, chez lui encore, le vent des paroles charria des images contraires, car chacun a tout dit. Mais il reste qu'un général qui a disposé ses armées, pesé ses chances, senti le vent, écouté dormir l'ennemi, mesuré le poids du réveil des hommes, si celui-là change ses plans, mute ses capitaines, renverse la marche des armées et improvise ses batailles à cause que d'un passant oisif est sorti pendant cinq minutes un ridicule vent de paroles qui s'ordonnait en syllogismes, alors ce général je le destitue, l'enferme dans un cachot et ne prends point la peine inutilement de le nourrir.
Car j'aime celui-là qui me vient avec des gestes de pétrisseur de pain et qui me dit:
«Je les sens là-bas prêts à céder si tu l'exiges. Mais prêts à s'enhardir si tu uses de la fanfare de ces mots-là. Car ils sont chatouilleux d'oreille. Je les ai entendus dormir et leur sommeil ne m'a point plu. Je les ai vus se réveiller et se nourrir…»
J'aime celui-là qui connaît la danse et qui danse. Car là seulement est la vérité. Car pour séduire il faut épouser. Et il faut épouser pour réussir un meurtre. Tu appuies ton épée contre l'épée et l'acier contre l'acier. Mais as-tu jamais vu celui qui combat, raisonner? Où est le temps pour raisonner? Et le sculpteur? Regarde-les ses doigts dans la glaise qui dansent, car il a donné ce coup de pouce pour corriger la marque de l'index. Pour contredire en apparence, mais en apparence seulement, car le mot seul signifie quelque chose mais il n'est point de contradictions en dehors des mots. La vie n'est ni simple ni complexe, ni claire ni obscure, ni contradictoire ni cohérente. Elle est. Le langage seul l'ordonne ou la complique, l'éclairé ou l'obscurcit, la diversifie ou l'assemble. Et si tu as donné un coup à droite et un coup à gauche il n'en faut point déduire deux vérités contraires mais la vérité une de la rencontre. Et la danse seule épouse la vie.
Ceux-là qui se proposent avec des raisons cohérentes et non avec leur richesse de cœur, et qui discutent pour agir selon la raison, tout d'abord ils n'agiront point, car à leurs syllogismes, plus habile leur opposera des arguments meilleurs, auxquels ayant réfléchi à leur tour ils opposeront de meilleurs arguments encore. Et ainsi d'avocat habile en avocat plus habile, pour l'éternité. Car il n'est point de vérités qui se démontrent sinon celles du passé, d'abord évidentes puisqu'elles sont. Et si tu veux par la raison expliquer pourquoi telle œuvre est grande, tu réussiras. Car tu connais d'avance ce que tu désires démontrer. Mais la création n'est point de ce domaine. Ton comptable, donne-lui des pierres, il ne bâtira point de temple.
Et voilà que tes techniciens intelligents discutent leurs coups comme aux échecs. Et je veux bien admettre en fin de compte qu'ils joueront le coup sûr (bien que je m'en méfie encore car tu joues aux échecs sur des éléments simples, mais les dilemmes de la vie ne se pèsent point. Quand l'homme est ladre et vaniteux, va-t-on me dire par le calcul, si pour quelque raison ses défauts entrent en conflit, lequel de sa ladrerie ou de sa vanité l'emportera?) — Peut-être donc jouera-t-il le coup le plus sûr. Mais il a oublié la vie. Car au jeu des échecs ton adversaire attend pour pousser sa pièce que tu aies daigné poussé la tienne. Et tout se passe ainsi hors du temps qui n'alimente plus d'arbre pour grandir. Le jeu d'échecs est comme rejeté hors du temps. Mais il est dans la vie un organisme qui évolue. Un organisme et non une succession de causes et d'effets — si même ensuite pour les étonner, tes élèves, tu les y découvres. Car cause et effet ne sont que reflets d'un autre pouvoir: la création à dominer. Et dans la vie ton adversaire n'attend pas. Il a joué vingt pièces avant que tu aies poussé la tienne. Et ton coup désormais est absurde. Et pourquoi donc attendrait-il? As-tu vu le danseur attendre? Il est lié à son adversaire et ainsi il règne sur lui. Ceux qui font de l'intelligence je sais bien qu'ils viendront trop tard. C'est pourquoi je convie au gouvernement de mon empire celui-là qui, s'il entre chez moi, me montre par ses gestes qui se corrigent l'un l'autre qu'il traite une pâte qui se nouera entre ses doigts.
Et celui-là, je le découvre permanent tandis que l'autre, la vie l'oblige de se rebâtir une logique dans chaque instant.
LXVIII
M'apparut éclatante cette autre vérité de l'homme, à savoir que ne signifie rien pour lui le bonheur — et que non plus ne signifie rien l'intérêt. Car le seul intérêt qui le meuve n'est que celui d'être permanent et de durer. Et pour le riche de s'enrichir et pour le marin de naviguer et pour le maraudeur de faire le guet sous les étoiles. Mais le bonheur je l'ai vu facilement dédaigné par tous quand il n'était qu'absence de souci et sécurité. Dans cette ville noirâtre, cet égout qui coulait vers la mer, il arriva que mon père s'émut du sort des prostituées. Elles pourrissaient comme une graisse blanchâtre et pourrissaient les voyageurs. Il expédia ses hommes d'armes se saisir de quelques-unes d'entre elles comme on capture des insectes pour en étudier les mœurs. Et la patrouille déambula entre les murs suintants de la cité pourrie. Parfois d'une échoppe sordide d'où coulait, comme une glu, un relent de cuisine rance, les hommes apercevaient, assise sur son tabouret sous la lampe qui la désignait, blafarde et triste elle-même comme une lanterne sous la pluie, son masque lourd de bœuf marqué d'un sourire comme d'une blessure, la fille qui attendait. Il était d'usage chez elle de chanter un chant monocorde pour retenir l'attention des passants à la façon des méduses molles qui disposent la glu de leur piège. Ainsi montaient le long de la ruelle ces litanies désespérées. Et quand l'homme se laissait prendre, la porte se fermait sur lui pour quelques instants et l'amour se consommait dans le délabrement le plus amer, la litanie un instant suspendue, remplacée par le souffle court du monstre blême et le silence dur du soldat qui achetait à ce fantôme le droit de ne plus songer à l'amour. Il venait faire éteindre des songes cruels, car il était peut-être d'une partie de palmes et de filles souriantes. Et peu à peu, au cours des expéditions lointaines, les images de ses palmeraies avaient développé dans son cœur un branchage au poids intolérable. Le ruisseau s'était fait musique cruelle et les sourires des filles et leurs seins tièdes sous l'étoffe et les ombres de leurs corps devinés et la grâce qui nouait leurs gestes, tout s'était fait pour lui brûlure du cœur de plus en plus dévorante. C'est pourquoi il venait user sa maigre solde pour demander au quartier réservé de le vider d'un songe. Et quand la porte se rouvrait, il se retrouvait sur la terre, refermé en soi-même, dur et méprisant, ayant pour quelques heures décoloré son seul trésor dont il ne soutenait plus la lumière.
Donc revinrent les hommes d'armes avec leurs madrépores aveuglés par la lumière dure du poste de garde. Et mon père me les montra:
«Je vais t'enseigner, me dit-il, ce qui d'abord nous gouverne.»
Il les fit habiller d'étoffes neuves et installa chacune d'elles dans une maison fraîche ornée d'un jet d'eau et leur fit remettre comme ouvrage de fines dentelles à broder. Et il les fit payer de façon qu'elles gagnassent deux fois plus qu'elles n'avaient gagné. Puis il interdit qu'on les surveillât.
«Certes, ces moisissures tristes d'un marais, les voilà heureuses, me dit-il. Et propres et calmes et rassurées…»
Et cependant l'une après l'autre disparut et revint au cloaque.
«Car, me dit mon père, c'est leur misère qu'elles ont pleurée. Non par goût stupide de la misère contre le bonheur, mais parce que l'homme va d'abord vers sa propre densité. Et il se trouve que la maison dorée et la dentelle et les fruits frais sont récréation et jeu et loisir. Mais qu'elles n'en pouvaient faire leur existence, et qu'elles s'ennuyaient. Car long est l'apprentissage de la lumière, de la propreté et de la dentelle, s'il doit cesser d'être spectacle rafraîchissant pour se transformer en réseau de liens et en obligation et en exigence. Elles recevaient mais ne donnaient rien. Et voilà qu'elles ont regretté, non parce qu'amères, mais quoique amères, les heures lourdes de leurs attentes et le regard posé sur le carré noir de la porte où d'heure en heure s'encadre un cadeau de la nuit, têtu et plein de haine. Elles ont regretté le léger vertige qui les remplissait d'un poison vague, quand le soldat ayant poussé la porte, les regardait, comme on regarde la bête marquée, fixant des yeux la gorge… Car il arrivait que l'un d'eux trouait l'une d'elles comme une outre d'un poignard qui fait le silence, afin de déterrer, sous quelques briques, ou quelques tuiles, les pièces d'argent de leur capital.
«Voici qu'elles regrettaient le bouge sordide où elles se retrouvaient entre elles, à l'heure où le quartier réservé se ferme enfin selon l'ordre des ordonnances et où, buvant leur thé ou calculant leur gain, elles s'injuriaient l'une l'autre et se faisaient prédire l'avenir dans le creux de leurs mains obscènes. Et peut-être leur prédisait-on cette même maison et ces fleurs grimpantes habitées alors par plus dignes qu'elles. Et le merveilleux d'une telle maison construite en rêve est qu'elle abrite, au lieu de soi, un soi-même transfiguré. Ainsi du voyage qui te doit changer. Mais si je t'enferme dans ce palais, c'est toi qui y traînes tes vieux désirs, tes vieilles rancœurs, tes vieux dégoûts, c'est toi qui y boites si tu boitais, car il n'est point pour te transfigurer de formule magique. Je ne puis que lentement, à force de contraintes et de souffrances, t'obliger de muer pour te faire devenir. Mais celle-là n'a point mué qui se réveille dans ce cadre simple et pur et qui y bâille et qui, n'étant plus menacée par les coups, rentre sans objet désormais la tête dans les épaules quand on frappe à la porte, et qui, si l'on frappe encore, espère également sans objet car il n'est plus de cadeaux de la nuit. N'étant plus lasses de leurs nuits fétides elles ne goûtent plus la délivrance du petit jour. Leur destinée peut être désormais souhaitable mais elles y ont perdu de posséder au gré de prédictions changeantes une destinée pour chaque soir, vivant ainsi dans l'avenir une vie plus merveilleuse qu'il n'y en eut jamais. Et voici qu'elles ne savent plus quoi faire de leurs brusques colères, fruits d'une vie sordide et malsaine, mais qui leur reviennent malgré elles, comme à ces animaux retirés des rivages ces contractions qui les ferment longtemps encore sur eux-mêmes à l'heure des marées. Quand ces colères leur viennent il n'est plus d'injustice contre quoi crier et les voilà tout à coup semblables à ces mères d'un enfant mort en qui remonte un lait qui ne servira point.
«Car l'homme, je te le dis, cherche sa propre densité et non pas son bonheur.»
LXIX
Me vint encore l'image du temps gagné, car je demande: «Au nom de quoi?» Et voici que l'autre me répond: «Au nom de sa culture.» Comme si elle pouvait être exercice vide. Et voici que celle-là qui allaite ses enfants, nettoie sa maison et coud son linge, on la délivre de ces servitudes et désormais sans qu'elle s'en mêle, ses enfants sont allaités, sa maison lustrée, son linge cousu. Voilà maintenant que ce temps gagné il faut le remplir de quelque chose. Et je lui fais entendre la chanson de l'allaitement et l'allaitement devient cantique, et le poème de la maison qui fait peser la maison sur le cœur. Mais voici qu'elle bâille à l'entendre car elle n'y a point collaboré. Et de même que la montagne pour toi c'est ton expérience des ronces, des pierres qui boulent et du vent sur les crêtes, et que je ne transporte rien en toi en prononçant le mot «montagne», si tu n'as jamais quitté ta litière, je ne dis rien pour elle en lui parlant maison car la maison n'est point faite de son temps ni de sa ferveur. Elle n'en a point goûté le jeu de la poussière, quand on ouvre la porte au soleil pour en balayer au jour levant la poudre de l'usure des choses, elle n'a point régné sur le désordre qu'a fait la vie, quand vient le soir, la trace des tendres passages et les écuelles sur le plateau et la braise éteinte dans l'âtre, jusqu'aux langes souillés de l'enfant endormi, car la vie est humble et merveilleuse. Elle ne s'est point levée avec le soleil pour elle-même chaque jour se rebâtir une maison neuve, comme les oiseaux que tu as observés dans l'arbre, et qui se refont d'un bec agile des plumes lustrées, elle n'a point de nouveau disposé les objets dans leur perfection fragile afin que de nouveau la vie de la journée et les repas et les allaitements et les jeux des enfants et le retour de l'homme y laissent une empreinte dans la cire. Elle ne sait point qu'une maison est pâte dans l'aube pour devenir le soir livre de souvenirs. Elle n'a jamais préparé la page blanche. Et que lui diras-tu quand tu lui parleras maison qui ait un sens pour elle?
Si tu veux la créer vivante, tu l'emploieras à lustrer une aiguière de cuivre terni afin que quelque chose d'elle luise le long du jour dans la pénombre, et, pour faire de la femme un cantique, tu inventeras peu à peu pour elle une maison à rebâtir dans l'aube…
Sinon, le temps que tu gagneras n'aura point de sens.