37576.fb2
Certes, j'ai vu l'homme prendre avec plaisir du délassement. J'ai vu le poète dormir sous les palmes. J'ai vu le guerrier boire son thé chez les courtisanes. J'ai vu le charpentier goûter sur son porche la tendresse du soir. Et certes, ils semblaient pleins de joie. Mais je te l'ai dit: précisément parce qu'ils étaient las des hommes. C'est un guerrier qui écoutait les chants et regardait les danses. Un poète qui rêvait sur l'herbe. Un charpentier qui respirait l'odeur du soir. C'est ailleurs qu'ils étaient devenus. La part importante de la vie de chacun d'entre eux restait bien la part de travail. Car ce qui est vrai de l'architecte, qui est un homme et qui s'exalte et prend sa pleine signification quand il gouverne l'ascension de son temple et non quand il se délasse à jouer aux dés, est vrai de tous. Le temps gagné sur le travail, s'il n'est point simple loisir, détente des muscles après l'effort ou sommeil de l'esprit après l'invention, n'est que temps mort. Et tu fais de la vie deux parts inacceptables: un travail qui n'est qu'une corvée à quoi l'on refuse le don de soi-même, un loisir qui n'est qu'une absence.
Bien fous ceux qui prétendent arracher les ciseleurs à la religion de la ciselure et, les parquant dans un métier qui n'est plus nourriture pour leur cœur, prétendant les faire accéder à l'état d'homme en leur fournissant ciselures fabriquées ailleurs, comme si l'on s'habillait d'une culture comme d'un manteau. Comme s'il était des ciseleurs et des fabricants de culture.
Moi je dis que pour les ciseleurs il n'est qu'une forme de culture et c'est la culture des ciseleurs. Et qu'elle ne peut être que l'accomplissement de leur travail, l'expression des peines, des joies, des souffrances, des craintes, des grandeurs et des misères de leur travail.
Car seule est importante et peut nourrir des poèmes véritables la part de la vie qui t'engage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non rendue. Sinon il n'est que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture.
Car tu ne deviens que contre ce qui te résiste. Et puisque rien de toi n'est exigé par le loisir et que tu pourras aussi bien l'user à dormir sous un arbre ou dans les bras d'amours faciles, puisqu'il n'y est point d'injustice qui te fasse souffrir, de menace qui te tourmente, que vas-tu faire pour exister sinon réinventer toi-même le travail?
Mais ne t'y trompe point, le jeu ne vaut rien car il n'est point là de sanction qui te contraigne d'exister en tant que joueur de ce jeu-là. Et je refuse de confondre celui-là qui se couche pour l'après-midi dans sa chambre, fût-elle vide et protégée du jour pour le repos des yeux, avec l'autre que j'ai condamné et muré pour la fin des jours dans sa cellule, malgré que les deux soient semblablement étendus, malgré que les deux cellules soient également vides, malgré que la même lumière soit répandue dans l'une et l'autre. Et malgré encore que le premier prétende jouer au condamné qui est enfermé pour la vie. Va les interroger à la tombée du premier jour. Le premier rira d'un jeu pittoresque, mais les cheveux de l'autre, tu découvriras qu'ils ont blanchi. Et il ne saura point te raconter l'aventure qu'il vient de vivre tant il manquera de mots pour la dire, semblable à celui-là qui, ayant gravi une montagne et de la crête découvert un monde inconnu dont le climat l'a changé pour toujours, ne peut se transporter en toi.
Les enfants seuls plantent un bâton dans le sable, le changent en reine et éprouvent l'amour. Mais si je désire, moi, par de tels moyens, augmenter les hommes et les enrichir de ce qu'ils éprouvent, il me faut de ce bâton-là faire une idole, l'imposer aux hommes, et les contraindre à des offrandes qui les grèveront de sacrifices.
Alors le jeu cessera d'être jeu. Le bâton deviendra fertile. L'homme deviendra cantique de crainte ou d'amour. De même que la chambre de la même après-midi tiède, si la voilà cellule pour la vie, tire de l'homme une apparition qui s'ignorait et le brûle dans la racine de ses cheveux.
Le travail t'oblige d'épouser le monde. Celui qui laboure rencontre des pierres, se méfie des eaux du ciel ou les souhaite, et ainsi communique et s'élargit et s'illumine. Et chacun de ses pas se fait retentissant. De même la prière et les règles d'un culte qui te force bien de passer par là et t'oblige d'être fidèle ou de tricher, de goûter la paix ou le remords. Ainsi le palais de mon père qui obligeait les hommes d'être ceux-là et non plus un bétail informe dont les pas n'eussent point eu de sens.
LXX
Certes d'abord elle était belle cette danseuse dont la police de mon empire s'était saisie. Belle et mystérieusement habitée. Il m'apparut qu'en la connaissant seraient connues des réserves de territoire, de calmes plaines, des nuits de montagne et des traversées de désert par plein vent.
«Elle existe», me disais-je. Mais je la savais de coutumes lointaines et travaillant ici pour une cause ennemie. Cependant, lorsque l'on tenta de forcer son silence, mes hommes n'arrachèrent qu'un sourire mélancolique à son impénétrable candeur.
Et moi j'honore d'abord ce qui dans l'homme résiste au feu. Humanité de pacotille, ivre de vanité et vanité toi-même, tu te considères avec amour comme s'il était en toi quelqu'un. Mais il te suffit d'un bourreau et d'un peu de braise agitée pour te faire vomir par toi-même, car il n'est rien en toi qui aussitôt ne fonde. Cet opulent ministre m'ayant par sa morgue déplu, et par ailleurs ayant comploté contre moi, ne sut point résister aux menaces, me vendit les conjurés, se confessa, suant de peur, de ses complots, de ses croyances, de ses amours, étala devant moi sa tripaille — car il en est qui ne cachent rien derrière leurs faux remparts. A celui-là donc quand il eut bien craché sur ses complices et abjuré:
«Qui t'a bâti? lui demandais-je. Pourquoi cette opulence de ventre et cette tête rejetée en arrière et ce pli des lèvres si solennel? Pourquoi cette forteresse s'il n'est à l'intérieur rien à défendre? L'homme est celui qui porte en soi plus grand que lui. Et ta chair flasque, tes dents branlantes, ton ventre lourd, tu les sauves comme essentiels en me vendant ce qu'ils eussent dû servir et en quoi tu prétendais croire! Tu n'es qu'une outre, pleine d'un vent de paroles vulgaires…»
Celui-là, lorsque le bourreau lui rompit les os, fut laid à voir et à entendre.
Mais celle-là, quand je la menaçai, ébaucha devant moi une révérence légère:
«Je regrette, Seigneur…»
Je la considérai sans plus rien dire et elle prit peur. Blanche déjà, et, d'une révérence plus lente:
«Je regrette, Seigneur…»
Car elle pensait qu'il lui faudrait souffrir.
«Songe, lui dis-je, que je suis maître de ta vie.
— J'honore, Seigneur, votre pouvoir…»
Elle était grave de porter en elle un message secret et de risquer par fidélité d'en mourir.
Et voilà qu'elle devenait à mes yeux tabernacle d'un diamant. Mais je me devais à l'empire:
«Tes actes méritent la mort.
— Ah! Seigneur… (elle était plus pâle que dans l'amour)… Sans doute sera-ce juste…»
Et je compris, sachant les hommes, le fond d'une pensée qu'elle n'eût su dire: «Il est juste, non peut-être que je meure, mais que soit sauvé, plutôt que moi, ce qu'en moi je porte…»
«Il est donc en toi, lui demandai-je, plus important que ta chair jeune et que tes yeux pleins de lumière? Tu crois protéger en toi quelque chose et cependant il ne sera plus rien en toi lorsque tu seras morte…»
Elle se troubla en surface à cause de mots qui lui manquaient pour me répondre:
«Peut-être, Seigneur, avez-vous raison…»
Mais je sentais qu'elle me donnait raison dans le seul empire des paroles, ne sachant point s'y défendre.
«Donc, tu t'inclines.
— Excusez-moi, oui, je m'incline mais ne saurais parler, Seigneur…»
Je méprise quiconque est forcé par des arguments, car les mots te doivent exprimer et non conduire. Ils désignent sans rien contenir. Mais cette âme n'était point de celles qu'un vent de paroles déverrouille:
«Je ne saurais parler, Seigneur, mais je m'incline…»
Je respecte celui qui, à travers les mots et même s'ils se contredisent, demeure permanent comme l'étrave d'un navire, laquelle malgré la démence de la mer revient inexorable à son étoile. Car ainsi, je sais où l'on va. Mais ceux qui s'enferment dans leur logique suivent leurs propres mots, et tournent en rond comme des chenilles.
Je la fixai donc longuement:
«Qui t'a forgée? D'où viens-tu?» lui demandai-je.
Elle sourit sans répondre.
«Veux-tu danser?»
Et elle dansa.
Or sa danse fut admirable, ce qui ne pouvait me surprendre puisqu'il était quelqu'un en elle.
As-tu considéré le fleuve observé du haut des montagnes? Il a rencontré ici le roc et, ne l'ayant point entamé, en a épousé le contour. Il a viré plus loin pour user d'une pente favorable. Dans cette plaine il s'est ralenti en méandres à cause du repos de forces qui ne le tiraient plus vers la mer. Ailleurs, il s'est endormi dans un lac. Puis il a poussé cette branche en avant, rectiligne, pour la poser sur la plaine comme un glaive.
Ainsi me plaît que la danseuse rencontre des lignes de force. Que son geste ici se freine et là se délie. Que son sourire qui tout à l'heure était facile, maintenant peine pour durer comme une flamme par grand vent, que maintenant elle glisse avec facilité comme sur une invisible pente, mais que plus tard elle ralentisse, car les pas lui sont difficiles comme s'il s'agissait de gravir. Me plaît qu'elle bute contre quelque chose. Ou triomphe. Ou meure. Me plaît qu'elle soit d'un paysage qui a été bâti contre elle, et qu'il soit en elle des pensées permises et d'autres qui lui sont condamnées. Des regards possibles, d'autres impossibles. Des résistances, des adhésions et des refus. Je n'aime point qu'elle soit semblable dans toutes les directions comme une gelée. Mais structure dirigée comme l'arbre vivant, lequel n'est point libre de croître mais va se diversifiant selon le génie de sa graine.
Car la danse est une destinée et démarche à travers la vie. Mais je te désire fonder et animer vers quelque chose, pour m'émouvoir de ta démarche. Car si tu veux franchir le torrent et que le torrent s'oppose à ta marche, alors tu danses. Car si tu veux courir l'amour et que le rival s'oppose à ta marche, alors tu danses. Et il est danse des épées si tu veux faire mourir. Et il est danse du voilier sous sa cornette s'il lui faut user, pour gagner le port vers lequel il penche, et choisir dans le vent d'invisibles détours.
Il te faut l'ennemi pour danser, mais quel ennemi t'honorerait de la danse de son épée s'il n'est personne en toi?
Cependant la danseuse s'étant pris le visage dans les mains se fit pathétique pour mon cœur. Et j'y vis un masque. Car il est des visages faussement tourmentés dans la parade des sédentaires, mais ce sont couvercles de boîtes vides. Car il n'est rien en toi si tu n'as rien reçu. Mais celle-là, je la reconnaissais comme dépositaire d'un héritage. Il était en elle ce noyau dur qui résiste au bourreau lui-même, car le poids d'une meule n'en ferait point sourdre l'huile du secret. Cette caution pour laquelle on meurt et qui fait que l'on sait danser. Car il n'est d'homme que celui-là que le cantique a embelli ou le poème ou la prière et qui est construit à l'intérieur. Son regard se pose sur toi avec clarté car il est d'un homme habité. Et si tu prends l'empreinte de son visage elle devient masque dur de l'empire d'un homme. Et tu connais de celui-là qu'il est gouverné et qu'il dansera contre l'ennemi. Mais que sauras-tu de la danseuse si elle n'est qu'une contrée vide? Car il n'est point de danse du sédentaire. Mais là où la terre est avare, où la charrue accroche aux pierres, où l'été trop dur sèche les moissons, où l'homme résiste aux barbares, où le barbare écrase le faible, alors naît la danse à cause du sens de chacun des pas. Car la danse est lutte contre l'ange. La danse est guerre, séduction, assassinat et repentir. Et quelle danse tirerais-tu de ton bétail trop bien nourri?
LXXI
J'interdis aux marchands de vanter trop leurs marchandises. Car ils se font vite pédagogues et t'enseignent comme but ce qui n'est par essence qu'un moyen, et te trompant ainsi sur la route à suivre les voilà bientôt qui te dégradent, car si leur musique est vulgaire ils te fabriquent pour te la vendre une âme vulgaire. Or, s'il est bon que les objets soient fondés pour servir les hommes, il serait monstrueux que les hommes fussent fondés pour servir de poubelles aux objets.