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Tu crois qu'ici une caravane se hâte? Laisse couler vingt siècles et reviens voir!
Fondus dans le temps et changés en sable, fantômes bus par le miroir, ainsi les ai-je moi-même découverts quand mon père, pour m'enseigner la mort, me prit en croupe et m'emporta.
«Là, me dit-il, il fut un puits.»
Au fond de l'une de ces cheminées verticales, qui ne reflètent, tant elles sont profondes, qu'une seule étoile, la boue même s'était durcie et l'étoile prise s'y était éteinte. Or, l'absence d'une seule étoile suffit pour culbuter une caravane sur sa route aussi sûrement qu'une embuscade.
Autour de l'étroit orifice, comme autour du cordon ombilical rompu, hommes et bêtes s'étaient en vain agglutinés pour recevoir du ventre de la terre l'eau de leur sang. Mais les ouvriers les plus sûrs, haies jusqu'au plancher de cet abîme, avaient en vain gratté la croûte dure. Semblable à l'insecte épingle vivant et qui, dans le tremblement de la mort, a répandu autour de lui la soie, le pollen et l'or de ses ailes, la caravane, clouée au sol par un seul puits vide, commençait déjà de blanchir dans l'immobilité des attelages rompus, des malles éventrées, des diamants déversés en gravats, et des lourdes barres d'or qui s'ensablaient.
Comme je les considérais, mon père parla:
«Tu connais le festin des noces, une fois que l'ont déserté les convives et les amants. Le petit jour expose le désordre qu'ils ont laissé. Les jarres brisées, les tables bousculées, la braise éteinte, tout conserve l'empreinte d'un tumulte qui s'est durci. Mais à lire ces marques, me dit mon père, tu n'apprendras rien sur l'amour.
«A peser, retourner le livre du Prophète, me dit-il encore, à s'attarder sur le dessin des caractères ou sur l'or des enluminures, l'illettré manque l'essentiel qui est non l'objet vain mais la sagesse divine. Ainsi l'essentiel du cierge n'est point la cire qui laisse des traces, mais la lumière.»
Cependant, comme je tremblais d'avoir affronté au large d'un plateau désert, semblable aux tables des anciens sacrifices, ces reliefs du repas de Dieu, mon père me dit encore:
«Ce qui importe ne se montre point dans la cendre.
Ne t'attarde plus sur ces cadavres. Il n'y a rien ici que chariots embourbés pour l'éternité faute de conducteurs.
— Alors, lui criai-je, qui m'enseignera?»
Et mon père me répondit:
«L'essentiel de la caravane, tu le découvres quand elle se consume. Oublie le vain bruit des paroles et vois: si le précipice s'oppose à sa marche, elle contourne le précipice, si le roc se dresse, elle l'évite, si le sable est trop fin, elle cherche ailleurs un sable dur, mais toujours elle reprend la même direction. Si le sel d'une saline craque sous le poids de ses fardeaux, tu la vois qui s'agite, désembourbe ses bêtes, tâtonne pour trouver une assise solide, mais bientôt rentre en ordre, une fois de plus, dans sa direction primitive. Si une monture s'abat on fait halte, on ramasse les caisses brisées, on en charge une autre monture, on tire pour les amarrer bien sur le nœud de corde craquante, puis l'on reprend la même route. Parfois meurt celui-là qui servait de guide. On l'entoure. On l'enfouit dans le sable. On dispute. Puis on en pousse un autre au rang de conducteur et l'on met le cap une fois encore sur le même astre. La caravane se meut ainsi nécessairement dans une direction qui la domine, elle est pierre pesante sur une pente invisible.»
Les juges de la ville condamnèrent une fois une jeune femme, qui avait commis quelque crime, à se dévêtir au soleil de sa tendre écorce de chair, et la firent simplement lier à un pieu dans le désert.
«Je t'enseignerai, me dit mon père, vers quoi tendent les hommes.»
Et de nouveau il m'emporta.
Comme nous voyagions, le jour entier passa sur elle, et le soleil but son sang tiède, sa salive et la sueur de ses aisselles. But dans ses yeux l'eau de lumière. La nuit tombait et sa courte miséricorde quand nous parvînmes, mon père et moi, au seuil du plateau interdit où, émergeant blanche et nue de l'assise du roc, plus fragile qu'une tige nourrie d'humidité mais désormais tranchée d'avec les provisions d'eaux lourdes qui font dans la terre leur silence épais, tordant ses bras comme un sarment qui déjà craque dans l'incendie, elle criait vers la pitié de Dieu.
«Écoute-la, me dit mon père. Elle découvre l'essentiel…»
Mais j'étais enfant et pusillanime:
«Peut-être qu'elle souffre, lui répondis-je, et peut-être aussi qu'elle a peur…
— Elle a dépassé, me dit mon père, la souffrance et la peur qui sont maladies de l'étable, faites pour l'humble troupeau. Elle découvre la vérité.»
Et je l'entendis qui se plaignait. Prise dans cette nuit sans frontières, elle appelait à elle la lampe du soir dans la maison, et la chambre qui l'eût rassemblée, et la porte qui se fût bien fermée sur elle. Offerte à l'univers entier qui ne montrait point de visage, elle appelait l'enfant que l'on embrasse avant de s'endormir et qui résume le monde. Soumise, sur ce plateau désert, au passage de l'inconnu, elle chantait le pas de l'époux qui sonne le soir sur le seuil et que l'on reconnaît et qui rassure. Étalée dans l'immensité et n'ayant plus rien à saisir, elle suppliait qu'on lui rendît les digues qui seules permettent d'exister, ce paquet de laine à carder, cette écuelle à laver, celle-là seule, cet enfant à endormir et non un autre. Elle criait vers l'éternité de la maison, coiffée avec tout le village par la même prière du soir.
Mon père me reprit en croupe, quand la tête de la condamnée eut fléchi sur l'épaule. Et nous fûmes dans le vent.
«Tu entendras, me dit mon père, leur rumeur ce soir sous les tentes et leurs reproches de cruauté. Mais les tentatives de rébellion, je les leur rentrerai dans la gorge: je forge l'homme.» Je devinais pourtant la bonté de mon père: «Je veux qu'ils aiment, achevait-il, les eaux vives des fontaines. Et la surface unie de l'orge verte recousue sur les craquelures de l'été. Je veux qu'ils glorifient le retour des saisons. Je veux qu'ils se nourrissent, pareils à des fruits qui s'achèvent, de silence et de lenteur. Je veux qu'ils pleurent longtemps leurs deuils et qu'ils honorent longtemps les morts, car l'héritage passe lentement d'une génération à l'autre et je ne veux pas qu'ils perdent leur miel sur le chemin. Je veux qu'ils soient semblables à la branche de l'olivier. Celle qui attend. Alors commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de Dieu qui vient comme un souffle essayer l'arbre. Il les conduit puis les ramène de l'aube à la nuit, de l'été à l'hiver, des moissons qui lèvent aux moissons engrangées, de la jeunesse à la vieillesse, puis de la vieillesse aux enfants nouveaux.
«Car ainsi que de l'arbre, tu ne sais rien de l'homme si tu l'étalés dans sa durée et le distribues dans ses différences. L'arbre n'est point semence, puis tige, puis tronc flexible, puis bois mort. Il ne faut point le diviser pour le connaître. L'arbre, c'est cette puissance qui lentement épouse le ciel. Ainsi de toi, mon petit d'homme. Dieu te fait naître, te fait grandir, te remplit successivement de désirs, de regrets, de joies et de souffrances, de colères et de pardons, puis Il te rentre en Lui. Cependant, tu n'es ni cet écolier, ni Cet époux, ni cet enfant, ni ce vieillard. Tu es celui qui s'accomplit. Et si tu sais te découvrir branche balancée, bien accrochée à l'olivier, tu goûteras dans tes mouvements l'éternité. Et tout autour de toi se fera éternel. Éternelle la fontaine qui chante et a su abreuver tes pères, éternelle la lumière des yeux quand te sourira la bien-aimée, éternelle la fraîcheur des nuits.
Le temps n'est plus un sablier qui use son sable, mais un moissonneur qui noue sa gerbe.»
II
Ainsi, du sommet de la tour la plus haute de la citadelle, j'ai découvert que ni la souffrance ni la mort dans le sein de Dieu, ni le deuil même n'étaient à plaindre. Car le disparu si l'on vénère sa mémoire est plus présent et plus puissant que le vivant. Et j'ai compris l'angoisse des hommes et j'ai plaint les hommes.
Et j'ai décidé de les guérir.
J'ai pitié de celui-là seul qui se réveille dans la grande nuit patriarcale, se croyant abrité sous les étoiles de Dieu, et qui sent tout à coup le voyage.
J'interdis que l'on interroge, sachant qu'il n'est jamais de réponse qui désaltère. Celui qui interroge, ce qu'il cherche d'abord c'est l'abîme.
Je condamne l'inquiétude qui pousse les voleurs au crime, ayant appris à lire en eux et sachant ne point les sauver si je les sauve de leur misère. Car s'ils croient convoiter l'or d'autrui ils se trompent. Mais l'or brille comme une étoile. Cet amour qui s'ignore soi-même ne s'adresse qu'à une lumière qu'ils ne captureront jamais. Ils vont de reflet en reflet, dérobant des biens inutiles, comme le fou qui pour se saisir de la lune qui s'y reflète puiserait l'eau noire des fontaines. Ils vont et jettent au feu court des orgies la cendre vaine qu'ils ont dérobée. Puis ils reprennent leurs stations nocturnes, pâles comme au seuil d'un rendez-vous, immobiles de peur d'effrayer, s'imaginant qu'ici réside ce qui peut-être un jour les comblera.
Celui-là, si je le libère, demeurera fidèle à son culte et mes hommes d'armes écrasant les branches le surprendront demain encore dans les jardins d'autrui, plein du battement de son cœur et croyant sentir vers lui, cette nuit-là, la fortune fléchir.
Et certes je les couvre d'abord de mon amour, leur connaissant plus de ferveur qu'aux vertueux dans leurs boutiques. Mais je suis bâtisseur de cités. J'ai décidé d'asseoir ici les assises de ma citadelle. J'ai contenu la caravane en marche. Elle n'était que graine dans le lit du vent. Le vent charrie comme un parfum la semence du cèdre. Moi je résiste au vent et j'enterre la semence, en vue d'épanouir les cèdres pour la gloire de Dieu.
Il faut que l'amour trouve son objet. Je sauve celui-là seul qui aime ce qui est et que l'on peut rassasier.
C'est pourquoi également j'enferme la femme dans le mariage et ordonne de lapider l'épouse adultère. Et certes je comprends sa soif et combien grande est la présence dont elle se réclame. Je sais la lire, qui s'accoude sur la terrasse, quand le soir permet les miracles, fermée de toutes parts par la haute mer de l'horizon, et livrée, comme à un bourreau solitaire, au supplice d'être tendre.
Je la sens toute palpitante, jetée ici ainsi qu'une truite sur le sable, et qui attend, comme la plénitude de la vague marine, le manteau bleu du cavalier. Son appel, elle le jette à la nuit tout entière. Quiconque en surgira l'exaucera. Mais elle passera vainement de manteau en manteau, car il n'est point d'homme pour la combler. Une rive ainsi appelle, pour se rafraîchir, l'épanchement des vagues de la mer, et les vagues se succèdent éternellement. L'une après l'autre s'use. A quoi bon ratifier le changement d'époux: Quiconque aime d'abord l'approche de l'amour ne connaîtra point la rencontre…
Je sauve celle-là seule qui peut devenir, et s'ordonner autour de la cour intérieure, de même que le cèdre s'édifie autour de sa graine, et trouve, dans ses propres limites, son épanouissement. Je sauve celle-là qui n'aime point d'abord le printemps, mais l'ordonnance de telle fleur où le printemps s'est enfermé. Qui n'aime point d'abord l'amour, mais tel visage particulier qu'a pris l'amour.
C'est pourquoi cette épouse dispersée dans le soir je l'expurge ou je la rassemble. Je dispose autour d'elle, comme autant de frontières, le réchaud, la bouilloire, et le plateau de cuivre d'or, afin que peu à peu, au travers de cet assemblage, elle découvre un visage reconnaissable, familier, un sourire qui n'est que d'ici. Et ce sera pour elle l'apparition lente de Dieu. L'enfant alors criera pour obtenir d'être allaité, la laine à carder tentera les doigts, et la braise réclamera sa part de souffle. Dès lors elle sera capturée et prête à servir. Car je suis celui qui bâtit l'urne autour du parfum pour qu'il demeure. Je suis la routine qui comble le fruit. Je suis celui qui contraint la femme de prendre figure et d'exister, afin que plus tard je remette en son nom à Dieu non ce faible soupir dispersé dans le vent, mais telle ferveur, telle tendresse, telle souffrance particulière…
Ainsi ai-je longtemps médité sur le sens de la paix. Elle ne vient que des enfants nés, que des moissons faites, que de la maison enfin rangée. Elle vient de l'éternité où rentrent les choses accomplies. Paix des granges pleines, des brebis qui dorment, des linges plies, paix de la seule perfection, paix de ce qui devient cadeau à Dieu, une fois bien fait.
Car il m'est apparu que l'homme était tout semblable à la citadelle. Il renverse les murs pour s'assurer la liberté, mais il n'est plus que forteresse démantelée et ouverte aux étoiles. Alors commence l'angoisse qui est de n'être point. Qu'il fasse sa vérité de l'odeur du sarment qui grille ou de la brebis qu'il doit tondre. La vérité se creuse comme un puits. Le regard, quand il se disperse, perd la vision de Dieu. En sait plus long sur Dieu que l'épouse adultère ouverte aux promesses de la nuit, tel sage qui s'est rassemblé, et ne connaît rien que le poids des laines. Citadelle, je te construirai dans le cœur de l'homme.
Car il est un temps pour choisir parmi les semences, mais il est un temps pour se réjouir, ayant choisi une fois pour toutes, de la croissance des moissons. Il est un temps pour la création, mais il est un temps pour la créature. Il est un temps pour la foudre écarlate qui rompt les digues dans le ciel, mais il est un temps pour les citernes où les eaux rompues vont se réunir. Il est un temps pour la conquête, mais vient le temps de la stabilité des empires: moi qui suis serviteur de Dieu, j'ai le goût de l'éternité.
Je hais ce qui change. J'étrangle celui-là qui se lève dans la nuit et jette au vent des prophéties comme l'arbre touché par la semence du ciel, quand il craque et se brise et embrase avec lui la forêt. Je m'épouvante quand Dieu remue. Lui, l'immuable, qu'il se rassoie donc dans l'éternité! Car il est un temps pour la genèse, mais il est un temps, un temps bienheureux, pour la coutume!
Il faut pacifier, cultiver et polir. Je suis celui qui recoud les fissures du sol et cache aux hommes les traces du volcan. Je suis la pelouse sur l'abîme. Je suis le cellier qui dore les fruits. Je suis le bac qui a reçu de Dieu une génération en gage et la passe d'une rive à l'autre. Dieu à son tour la recevra de mes mains, telle qu'il me la confia, plus mûrie peut-être, plus sage, et ciselant mieux les aiguières d'argent, mais non changée. J'ai enfermé mon peuple dans mon amour.
C'est pourquoi je protège celui qui reprend à la septième génération, pour la conduire à son tour vers la perfection, l'inflexion de la carène ou la courbe du bouclier. Je protège celui qui de son aïeul le chanteur hérite le poème anonyme et, le redisant à son tour, et à son tour se trompant, y ajoute son suc, son usure, sa marque. J'aime la femme enceinte ou celle qui allaite, j'aime le troupeau qui se perpétue, j'aime les saisons qui reviennent. Car je suis d'abord celui qui habite. 0 citadelle, ma demeure, je te sauverai des projets du sable, et je t'ornerai de clairons tout autour, pour sonner contre les barbares!
III
Car j'ai découvert une grande vérité. A savoir que les hommes habitent, et que le sens des choses change pour eux selon le sens de la maison. Et que le chemin, le champ d'orge et la courbe de la colline sont différents pour l'homme selon qu'ils composent ou non un domaine. Car voilà tout à coup cette matière disparate qui s'assemble et pèse sur le cœur. Et celui-là n'habite point le même univers qui habite ou non le royaume de Dieu. Et, qu'ils se trompent, les infidèles, qui rient de nous, et qui croient courir les richesses tangibles, quand il n'en est point. Car s'ils convoitent ce troupeau c'est déjà par orgueil. Et les joies de l'orgueil elles-mêmes ne sont point tangibles.
Ainsi de ceux qui croient le découvrir en le divisant, mon territoire. «Il y a là, disent-ils, des moutons, des chèvres, de l'orge, des demeures et des montagnes — et quoi de plus?» Et ils sont pauvres de ne rien posséder de plus. Et ils ont froid. Et j'ai découvert qu'ils ressemblent à celui-là qui dépèce un cadavre. «La vie, dit-il, je la montre au grand jour: ce n'est que mélange d'os, de sang, de muscles et de viscères.» Quand la vie était cette lumière des yeux qui ne se lit plus dans leur cendre. Quand mon territoire est bien autre chose que ces moutons, ces champs, ces demeures et ces montagnes, mais ce qui les domine et les noue. Mais la patrie de mon amour. Et les voilà heureux s'ils le savent, car ils habitent ma maison.