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Mon père disait:
«Il faut créer. Si tu en possèdes le pouvoir ne te préoccupe point d'organiser. Il naîtra cent mille serviteurs qui serviront ta création sur laquelle ils prendront comme vers sur la viande. Si tu fondes ta religion ne te préoccupe point du dogme. Il naîtra cent mille commentateurs qui se chargeront de le bâtir. Créer, c'est créer l'être et toute création est inexprimable. Si je débarque un soir dans ce quartier de ville qui est égout qui plonge vers la mer, ce n'est pas à moi d'inventer l'égout, les champs d'épandage et les services de voirie. J'apporte l'amour du seuil lustré, et naissent autour de cet amour les laveurs de trottoirs, les ordonnances de police et les ramasseurs de poubelles. N'invente pas un univers non plus où, par la magie de tes ordonnances, le travail au lieu de l'abrutir grandisse l'homme, où la culture naisse du travail et non du loisir. Tu ne vas point contre le poids des choses. C'est le poids des choses qu'il faut changer. Or cet acte est poème ou pétrissement du sculpteur ou cantique. Et si tu chantes assez fort le cantique du travail noble qui est sens de l'existence, contre le cantique du loisir qui relègue le travail au rang de l'impôt et morcelle la vie de l'homme en travail d'esclave et loisir vide, ne te préoccupe point des raisons et de la logique et des ordonnances particulières. Ils viendront, les commentateurs, expliquer pourquoi ton visage est beau et comment il se doit construire. Ils pencheront dans cette direction et sauront bien argumenter pour te démontrer qu'elle est la seule. Et cette pente fera que les ordonnances t'accompliront et que ta vérité deviendra.
«Car seule compte la pente et la direction et la tendance vers. Car celle-là seule est force de marée qui, peu à peu, sans l'intelligence des logiciens, dissout les digues et fonde plus loin l'empire de la mer. Je te le dis: toute image forte devient. Ne te préoccupe point d'abord des calculs, des textes de lois et des inventions. N'invente point une cité future, car celle-là qui naîtra ne saurait point lui ressembler. Fonde l'amour des tours qui dominent les sables. Et les esclaves des esclaves de tes architectes découvriront bien comment réussir le charroi des pierres. Comme l'eau découvre, parce qu'elle penche vers le bas, comment tromper la vigilance des citernes.
«C'est pourquoi, m'expliquait mon père, la création demeure invisible comme l'amour qui dans le disparate des choses exalte un domaine. Il est stérile de frapper ou de démontrer. Car tu te hérisses dans l'étonnement contre qui t'étonne, et à toute démonstration tu en opposes une qui est plus belle. Et comment démontrerais-tu le domaine? Si tu le touches pour en parler ce n'est déjà plus qu'assemblage. Si pour expliquer l'ombre et le silence du temple tu touches au temple et en démontes les pierres, ton œuvre est vaine car à peine y as-tu touché, il n'est plus que pierres en vrac et non silence.
«Mais je te prendrai par la main et nous cheminerons ensemble. Et, au hasard des pas, nous aurons gravi la colline. Là, je parlerai sur le mode d'une voix quelconque et je dirai des évidences que tu croiras toi-même avoir pensées. Car il se trouve que la colline que j'ai choisie crée cet ordre-ci et non un autre. La grande image ne se remarque point comme image. Elle est. Ou plus exactement tu t'y trouves. Et comment saurais-tu lutter contre? Si je t'installe dans la maison, tu habites simplement la maison et tu pars de cette origine pour juger des choses. Si je t'installe dans l'angle d'où la femme est plus belle et exalte l'amour, tu éprouves simplement l'amour. Comment refuserais-tu cet amour au nom de l'arbitraire qui te tient ici en cet instant-ci et non en un autre? Il faut bien que tu sois quelque part! Et ma création n'est qu'un choix du jour et de l'heure qui ne se discute point mais qui est. Et tu te moques bien de cet arbitraire. As-tu entendu celui que l'amour a noué se sauver de l'amour en protestant que telle rencontre fut hasard et que cette femme qui le déchire eût pu être morte ou n'être point née ou se trouver alors ailleurs? J'ai créé ton amour en choisissant l'heure et le lieu — et, que tu soupçonnes ou non mon action, cela ne t'aide point à te défendre et te voilà mon prisonnier.
«Si je désire fonder en toi le montagnard qui marche la nuit vers la crête d'étoiles, je fonde l'image qui te rend évident que t'abreuvera seul ce lait d'étoiles sur la crête. Et je n'aurai été pour toi que hasard qui t'a fait découvrir en toi ce besoin, car ce besoin est bien de toi, comme l'émotion due au poème. Et que tu soupçonnes ou non mon action, à quel titre cela t'empêchera-t-il de marcher? Comment, ayant poussé la porte et vu dans l'ombre luire le diamant, désirerais-tu moins t'en saisir à cause qu'il est fruit d'une porte poussée qui eût pu te conduire ailleurs?
«Si je te couche dans un lit avec un breuvage de sommeil, ce breuvage est vrai et le sommeil. Créer, c'est situer l'autre là où il voit le monde comme l'on désire, et non lui proposer un monde nouveau.
«Si je t'invente un monde et te laisse en place pour te le montrer, tu ne le vois point. Et tu as raison. Car de ton point de vue il est faux et tu défends avec raison ta vérité. Ainsi suis-je sans efficacité quand je me montre pittoresque ou brillant ou paradoxal, car seul est pittoresque ou brillant ou paradoxal ce qui, regardé d'un point de vue, était cependant fait pour être vu d'un autre. Tu m'admires, mais je ne crée point, je suis jongleur et bateleur et faux poète.
«Mais si dans ma démarche qui n'est ni vraie ni fausse — il n'est point de pas que tu puisses nier puisqu'ils sont — je t'entraîne là d'où la vérité est nouvelle, alors tu ne me remarques point comme créateur et je ne suis pour toi ni pittoresque ni brillant ni paradoxal, les pas étaient simples et se succédaient simplement et je ne suis point cause critiquable de ce que, vue d'ici, l'étendue augmente ton cœur, ou de ce que la femme soit plus belle, puisqu'il est vrai que vue d'ici cette femme est plus émouvante, comme l'étendue est plus vaste. Mon acte domine et ne s'inscrit point dans les traces, dans les reflets ni dans les signes, et, de ne les y point retrouver tu ne peux lutter contre moi. Alors seulement je suis créateur et vrai poète. Car le créateur ou le poète n'est point celui qui invente ou démontre, mais celui qui fait devenir.
«Et toujours il s'agit, si l'on crée, d'absorber des contradictions. Car rien n'est ni clair ni obscur, ni incohérent ni cohérent, ni complexe ni simple en dehors de l'homme. Tout est, tout simplement. Et quand tu veux t'y débrouiller avec ton maladroit langage et penser ton acte à venir, alors tu ne peux rien saisir qui ne te soit contradictoire. Mais je viens avec mon pouvoir qui n'est pas de te rien démontrer selon ton langage, car elles sont sans issue les contradictions qui te déchirent. Ni te montrer la fausseté de ton langage, car il n'est point faux mais incommode. Mais simplement de t'amener dans une promenade où les pas se suivent l'un l'autre, t'asseoir sur la montagne d'où sont résolus tes litiges et te laisser toi-même en faire ta vérité.»
LXXIII
Me vint donc le goût de la mort:
«Donnez-moi la paix des étables, disais-je à Dieu, des choses rangées, des moissons faites. Laissez-moi être, ayant achevé de devenir. Je suis fatigué des deuils de mon cœur. Je suis trop vieux pour recommencer toutes mes branches. J'ai perdu, l'un après l'autre, mes amis et mes ennemis et s'est faite une lumière sur ma route de loisir triste. Je me suis éloigné, je suis revenu, j'ai regardé: j'ai retrouvé les hommes autour du veau d'or non intéressés mais stupides. Et les enfants qui naissent aujourd'hui me sont plus étrangers que de jeunes barbares sans religion. Je suis lourd de trésors inutiles comme d'une musique qui jamais plus ne sera comprise.
«J'ai commencé mon œuvre avec ma hache de bûcheron dans la forêt et j'étais ivre du cantique des arbres. Ainsi faut-il s'enfermer dans une tour pour être juste. Mais maintenant que de trop près j'ai vu les hommes, je suis las.
«Apparais-moi, Seigneur, car tout est dur lorsque l'on perd le goût de Dieu.»
Me vint un songe après le grand enthousiasme.
Car j'étais entré vainqueur dans la ville, et la foule se répandit dans une saison d'oriflammes, criant et chantant à mon passage. Et les fleurs nous faisaient un lit pour notre gloire. Mais Dieu ne m'envahit que d'un seul sentiment amer. J'étais le prisonnier, me semblait-il, d'un peuple débile.
Car cette foule qui fait ta gloire te laisse d'abord tellement seul! Ce qui se donne à toi se sépare de toi car il n'est point de passerelle de toi en l'autre sinon par le chemin de Dieu. Et ceux-là seuls me sont compagnons véritables qui se prosternent avec moi dans la prière. Confondus dans la même mesure et grains du même épi en vue du pain. Mais ceux-là m'adoraient et faisaient en moi le désert, car je ne sais point respecter qui se trompe et je ne puis pas consentir à cette adoration de moi-même. Je n'en sais recevoir l'encens car je ne me jugerai point d'après les autres et je suis fatigué de moi qui suis lourd à porter et qui ai besoin, pour entrer en Dieu, de me dévêtir de moi-même. Alors ceux-là qui m'encensaient me faisaient triste et désert comme un puits vide quand le peuple a soif et se penche. N'ayant rien à donner qui valût la peine et, de ceux-là, puisqu'ils se prosternaient en moi, n'ayant plus rien à recevoir.
Car j'ai besoin de celui-là d'abord qui est fenêtre ouverte sur la mer et non miroir où je m'ennuie.
Et de cette foule-là, les morts seuls, qui ne s'agitaient plus pour des vanités, me paraissaient dignes.
Alors me vint ce songe, les acclamations m'ayant lassé comme un bruit vide qui ne pouvait plus m'instruire.
Un chemin escarpé et glissant surplombait la mer. L'orage avait crevé et la nuit coulait comme une outre pleine. Obstiné, je montais vers Dieu pour lui demander la raison des choses, et me faire expliquer où conduisait l'échange que l'on avait prétendu m'imposer.
Mais au sommet de la montagne je ne découvris qu'un bloc pesant de granit noir — lequel était Dieu.
«C'est bien Lui, me disais-je, immuable et incorruptible», car j'espérais encore ne point me renfoncer dans la solitude.
«Seigneur, Lui dis-je, instruisez-moi. Voici que mes amis, mes compagnons et mes sujets ne figurent plus pour moi que pantins sonores. Je les tiens dans la main et les meus à mon gré. Et ce n'est point qu'ils m'obéissent qui me tourmente, car il est bon que ma sagesse descende en eux. Mais qu'ils soient devenus ce reflet de miroir qui me fait plus seul qu'un lépreux. Si je ris, ils rient. Si je me tais, ils s'assombrissent. Et ma parole que je connais les emplit comme le vent les arbres. Et je suis seul à les emplir. Il n'est plus d'échange pour moi car dans cette audience démesurée je n'entends plus que ma propre voix qu'ils me renvoient comme les échos glacés d'un temple. Pourquoi l'amour m'épouvante-t-il et qu'ai-je à attendre de cet amour qui n'est que multiplication de moi-même?»
Mais le bloc de granit ruisselant d'une pluie luisante me demeurait impénétrable.
«Seigneur, lui dis-je, car il était sur une branche voisine un corbeau noir, je comprends bien qu'il soit de Ta majesté de Te taire. Cependant, j'ai besoin d'un signe. Quand je termine ma prière, Tu ordonnes à ce corbeau de s'envoler. Alors ce sera comme le clin d'œil d'un autre que moi et je ne serai plus seul au monde. Je serai noué à Toi par une confidence, même obscure. Je ne demande rien sinon qu'il me soit signifié qu'il est peut-être quelque chose à comprendre.»
Et j'observais le corbeau. Mais il se tint immobile. Alors je m'inclinai vers le mur.
«Seigneur, lui dis-je, Tu as certes raison. Il n'est point de Ta majesté de Te soumettre à mes consignes. Le corbeau s'étant envolé, je me fusse attristé plus fort. Car un seul signe je ne l'eusse reçu que d'un égal, donc encore de moi-même, reflet encore de mon désir. Et de nouveau je n'eusse rencontré que ma solitude.»
Donc, m'étant prosterné, je revins sur mes pas.
Mais il se trouva que mon désespoir faisait place à une sérénité inattendue et singulière. J'enfonçais dans la boue du chemin, je m'écorchais aux ronces, je luttais contre le fouet des rafales et cependant se faisait en moi une sorte de clarté égale. Car je ne savais rien mais il n'était rien que j'eusse pu connaître sans écœurement. Car je n'avais point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu. Ni s'il obéit à la prière. Et pour la première fois, je devinais que la grandeur de la prière réside d'abord en ce qu'il n'y est point répondu et que n'entre point dans cet échange la laideur d'un commerce. Et que l'apprentissage de la prière est l'apprentissage du silence. Et que commence l'amour là seulement où il n'est plus de don à attendre. L'amour d'abord est exercice de la prière et la prière exercice du silence.
Et je revins parmi mon peuple, pour la première fois l'enfermant dans le silence de mon amour. Et provoquant ainsi ses dons jusqu'à la mort. Ivres qu'ils étaient de mes lèvres closes. J'étais berger, tabernacle de leur cantique et dépositaire de leurs destinées, maître de leurs biens et de leurs vies et cependant plus pauvre qu'eux et plus humble dans mon orgueil qui ne se laissait point fléchir. Sachant bien qu'il n'était rien là à recevoir. Simplement ils devenaient en moi et leur cantique se fondait dans mon silence. Et par moi, eux et moi, n'étions plus que prière qui se fondait dans le silence de Dieu.
LXXIV
Car je les ai vus pétrir leur glaise. Leur femme vient, les touche à l'épaule, c'est l'heure du repas. Mais ils la renvoient aux écuelles, attachés qu'ils sont à leur œuvre. Puis vient la nuit et, dans la pâleur des lampes à huile, tu les retrouves qui cherchent dans la pâte une forme qu'ils ne sauraient dire. Et peu s'éloignent s'ils sont fervents car elle tient à eux comme un fruit à l'arbre. Ils sont tronc de sève pour la nourrir. Ils ne lâcheront point leur œuvre qu'elle ne se détache d'elle-même comme un fruit qui est devenu. Où as-tu vu, à l'instant qu'ils s'épuisent, que compte pour eux l'argent gagné ou les honneurs ou le destin final de leur objet? Ils ne travaillent jamais dans l'instant du travail, ni pour les marchands ni pour eux-mêmes, mais pour l'urne de terre et la courbure de son anse. C'est pour une figure qu'ils veillent, laquelle lentement satisfait leur cœur, de même que vient à la femme l'amour maternel dans la mesure où l'enfant pétri lui remue au ventre.
Mais si je vous rassemble pour tous ensemble vous soumettre à la grande urne que je bâtis au cœur des cités pour qu'elles soient, au grenier de silence du temple, alors il est bon que dans son ascension il tire de vous quelque chose et que vous le puissiez aimer. Il est bon que je vous contraigne de bâtir, d'un voilier qui ira sur la mer, la coque, les ponts et la mâture, puis que dans un beau jour, comme un jour de mariage, je vous le fasse habiller de voiles et offrir à la mer.
Alors le bruit de vos marteaux sera cantique, votre sueur et vos ahans! seront ferveur. Et votre lancée du navire sera geste miraculeux car vous aurez fleuri les eaux.
LXXV
C'est pourquoi l'unité de l'amour je la développe en colonnes diverses et en coupoles et en sculptures pathétiques. Car l'unité, si je l'exprime, à l'infini je la diversifie. Et tu n'as point le droit de te scandaliser.
Seul compte l'absolu qui provient de la foi, de la ferveur ou du désir. Car une est la marche en avant du navire, mais il se trouve qu'il collabore, celui-là qui affûte un ciseau, lave à eau de mousse les planches du pont, grimpe dans le mât ou huile l'éclisse.
Or, ce désordre vous tourmente car il vous semble que si les hommes se soumettaient aux mêmes gestes et tiraient dans le même sens ils y gagneraient en puissance. Mais je réponds: la clef de voûte, s'il est question de l'homme, ne réside point dans les traces visibles. Il faut s'élever pour la découvrir. Et de même qu'à mon sculpteur tu ne reproches point d'avoir, pour atteindre et saisir l'essence, simplifié jusqu'à l'extrême, mais usé de signes divers tels que des lèvres, des yeux, des rides et de la chevelure, car il lui fallait structure d'un filet pour saisir sa proie — filet grâce à quoi, si tu ne demeures pas myope et le nez contre, rentrera en toi telle mélancolie qui est une et te fera autrement devenir — de même ne me reproche point de ne point m'inquiéter de tel désordre dans mon empire. Car cette communauté des hommes, ce nœud du tronc qui pousse des branches diverses, cette unité que je désire d'abord atteindre et qui est sens de mon empire, il faut, quand tu te perds dans l'observation des équipes qui tirent autrement leurs cordages, t'éloi-gner un peu pour la découvrir. Et tu ne verras plus que navire en marche sur la mer.
Et par contre, si je communique à mes hommes l'amour de la marche sur la mer, et que chacun d'eux soit ainsi en pente à cause d'un poids dans le cœur, alors tu les verras bientôt se diversifier selon leurs mille qualités particulières. Celui-là tissera des toiles, l'autre dans la forêt par l'éclair de sa hache couchera l'arbre. L'autre, encore, forgera des clous, et il en sera quelque part qui observeront les étoiles afin d'apprendre à gouverner. Et tous cependant ne seront qu'un. Créer le navire ce n'est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer qui est un, et à la lumière duquel il n'est plus rien qui soit contradictoire mais communauté dans l'amour.
C'est pourquoi toujours je collabore, ouvrant les bras à mes ennemis pour qu'ils m'augmentent, sachant qu'il est une altitude d'où le combat me ressemblerait à l'amour.
Créer le navire, ce n'est point le prévoir en détail. Car si je bâtis les plans du navire, à moi tout seul, dans sa diversité, je ne saisirai rien qui vaille la peine. Tout se modifiera en venant au jour et d'autres que moi peuvent s'employer à ces inventions. Je n'ai point à connaître chaque clou du navire. Mais je dois apporter aux hommes la pente vers la mer.
Et plus je grandis à la façon de l'arbre, plus je me noue en profondeur. Et ma cathédrale, qui est une, est issue de ce que celui-là qui est plein de scrupules sculpte un visage de remords, de ce que cet autre qui sait se réjouir se réjouit et sculpte un sourire. De ce que celui-là qui est résistant me résiste, de ce que celui-là qui est fidèle demeure fidèle. Et n'allez point me reprocher d'avoir accepté le désordre et l'indiscipline, car la seule discipline que je reconnaisse est celle du cœur qui domine, et quand vous entrerez dans mon temple vous serez saisi par son unité et la majesté de son silence, et quand vous y verrez côte à côte se prosterner le fidèle et le réfractaire, le sculpteur et le polisseur de colonnes, le savant et le simple, le joyeux et le triste, n'allez point me dire qu'ils sont exemples d'incohérence car ils sont un par la racine, et le temple, à travers eux, est devenu, ayant trouvé à travers eux toutes les voies qui lui furent nécessaires.
Mais celui-là se trompe qui crée un ordre de surface, ne sachant dominer d'assez haut pour découvrir le temple, le navire ou l'amour et, en place d'un ordre véritable, fonde une discipline de gendarmes où chacun tire dans le même sens et allonge le même pas. Car si chacun de tes sujets ressemble à l'autre tu n'as point atteint l'unité, car mille colonnes identiques ne créent qu'un stupide effet de miroirs et non un temple. Et la perfection de ta démarche serait, de ces mille sujets, de les massacrer tous sauf un seul.
L'ordre véritable c'est le temple. Mouvement du cœur de l'architecte qui noue comme une racine la diversité des matériaux et qui exige pour être un, durable et puissant, cette diversité même.
Il ne s'agit point de t'offusquer de ce que l'un diffère de l'autre, de ce que les aspirations de l'un s'opposent aux aspirations de l'autre, de ce que le langage de l'un ne soit point le langage de l'autre, il s'agit de t'en réjouir, car si te voilà créateur tu bâtiras un temple de portée plus haute qui sera leur commune mesure.
Mais je dis aveugle celui-là qui s'imagine créer s'il démonte la cathédrale et aligne dans l'ordre par rang de taille les pierres l'une après l'autre.
LXXVI