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Mais tu diras: «Voulez-vous accepter de mourir à vous-mêmes, d'oublier et d'assister sans résister à ma création nouvelle? Ainsi seulement pourrez-vous muer, vous étant fermés en chrysalides. Et vous me direz, expérience faite, si vous n'êtes point plus clairs, plus paisibles et plus vastes.»
Car il n'est point de proche en proche, plus que de la statue que je taille, de vérité qui se démontre. Mais elle est une, et ne se voit qu'une fois faite. Et même ne se remarque point car on s'y trouve. Et la vérité de ma vérité c'est l'homme qui en sort.
Ainsi d'un monastère où je t'enferme pour te changer. Mais si tu me demandes, du milieu de tes vanités et de tes problèmes vulgaires, de te démontrer ce monastère, je dédaignerai de répondre, car celui qui pourrait comprendre est autre que toi et je dois d'abord l'appeler au jour. Je ne sais que te contraindre à devenir.
Ne t'inquiète donc point non plus des protestations que soulèvera ta contrainte. Car ils auraient raison ceux-là qui crient si tu les touchais dans leur essence et les frustrais de leur grandeur. Mais le respect de l'homme c'est le respect de sa noblesse. Mais eux ils nomment justice de continuer d'être, même pourris, parce qu'ainsi venus au monde. Et ce n'est point Dieu que tu lèses si tu les guéris.
LXXVII
C'est pourquoi je puis dire qu'à la fois je refuse de pactiser et refuse d'exclure. Je ne suis ni intransigeant ni mou ou facile. Je reçois l'homme dans ses défauts et exerce pourtant ma rigueur. Je ne fais pas de mon adversaire un témoin, simple bouc émissaire de nos malheurs, et qu'il serait bon de brûler en totalité en place publique. Mon adversaire je le reçois entièrement et cependant je le refuse. Car l'eau est fraîche et souhaitable. Souhaitable aussi le vin pur. Mais le mélange j'en fais breuvage pour châtrés.
Il n'est nul au monde qui n'ait point raison absolument. Sauf ceux-là qui raisonnent, argumentent, démontrent et, d'user d'un langage logique sans contenu, ne peuvent avoir ni tort ni raison. Mais font un simple bruit qui, si les voilà qui s'enorgueillissent d'eux-mêmes, peut faire couler longtemps le sang des hommes. Ceux-là donc je les tranche simplement d'avec l'arbre.
Mais a raison quiconque accepte la destruction de son urne de chair pour sauver le dépôt qui s'y trouve enfermé. Je te l'ai déjà dit. Protéger les faibles et épauler les forts, voilà le dilemme qui te tourmente. Et il se peut que ton ennemi, contre toi qui épaules les forts, protège les faibles. Et vous voilà bien contraints de combattre pour sauver à l'un son territoire de la pourriture des démagogues qui chantent l'ulcère pour l'ulcère, pour sauver à l'autre son territoire de la cruauté des maîtres d'esclaves qui, usant du fouet pour contraindre, empêchent l'homme de devenir. Et la vie te propose ces litiges dans une urgence qui exige l'emploi des armes. Car une seule pensée (si elle croît comme une herbe), que nul ennemi n'équilibre, devient mensonge et dévore le monde.
Ceci est dû au champ de ta conscience, lequel est minuscule. Et de même que tu ne peux à la fois, si quelque maraudeur t'attaque, penser le combat dans sa tactique et sentir les coups, de même que tu ne peux à la fois en mer recevoir la peur du naufrage et les mouvements de la houle et que celui-là qui a peur ne vomit plus et que celui-là qui vomit est indifférent à la peur, de même si l'on ne t'y aide pas par la clarté d'un langage neuf, il t'est impossible d'à la fois penser et vivre deux vérités contraires.
LXXVIII
Me vinrent donc, pour me faire des observations, non les géomètres de mon empire qui se réduisaient d'ailleurs à un seul, et qui, de surcroît, était mort, mais une délégation des commentateurs des géomètres, lesquels commentateurs étaient dix mille.
Quand celui-là crée un navire il ne se préoccupe point des clous, des mâts ni des planches du pont, mais il enferme dans l'arsenal dix mille esclaves et quelques adjudants munis de fouets. Et s'épanouit la gloire du navire. Et je n'ai jamais vu un esclave qui se vantât d'avoir vaincu la mer.
Mais lorsque celui-là crée une géométrie, lequel ne se préoccupe point de la déduire jusqu'au bout de conséquence en conséquence, car ce travail dépasse et son temps et ses forces, alors il suscite l'armée de dix mille commentateurs qui polissent les théorèmes, explorent les chemins fertiles et recueillent les fruits de l'arbre. Mais à cause qu'ils ne sont point esclaves et qu'il n'est point de fouet pour les accélérer, il n'en est pas un qui ne s'imagine s'égaler au seul géomètre véritable, puisque d'abord il le comprend, et puisque ensuite il enrichit son œuvre.
Mais moi, sachant combien est précieux leur travail — car il faut bien rentrer les moissons de l'esprit — mais sachant aussi qu'il est dérisoire de le confondre avec la création, laquelle est geste gratuit, libre et imprévisible de l'homme, je les fis tenir à bonne distance de peur qu'ils ne se gonflassent d'orgueil à m'aborder comme des égaux. Et je les entendais qui murmuraient entre eux pour s'en plaindre.
Puis ils parlèrent:
«Nous protestons, dirent-ils, au nom de la raison. Nous sommes les prêtres de la vérité. Tes lois sont lois d'un dieu moins sûr que n'est le nôtre. Tu as pour toi tes hommes d'armes, et ce poids de muscles nous peut écraser. Mais nous aurons raison contre toi, même dans les caves de tes geôles.»
Ils parlaient, devinant bien qu'ils ne risquaient point ma colère.
Et ils se regardèrent l'un l'autre, satisfaits de leur propre courage.
Moi je songeais. Le seul géomètre véritable, je l'avais chaque jour reçu à ma table. La nuit, parfois, dans l'insomnie, je m'étais rendu sous sa tente, m'étant pieusement déchaussé, et j'avais bu son thé et goûté le miel de sa sagesse.
«Toi, géomètre…, lui disais-je. — Je ne suis point d'abord géomètre, je suis homme. Un homme qui rêve quelquefois de géométrie quand plus urgent ne le gouverne pas, tel que le sommeil, la faim ou l'amour. Mais aujourd'hui que j'ai vieilli, tu as sans doute raison: je ne suis plus guère que géomètre.
— Tu es celui à qui se montre la vérité…
— Je ne suis que celui qui tâtonne et cherche un langage comme l'enfant. La vérité ne m'est point apparue. Mais mon langage est simple aux hommes comme ta montagne et ils en font d'eux-mêmes leur vérité.
— Te voilà amer, géomètre.
— J'eusse aimé découvrir dans l'univers la trace d'un divin manteau et, touchant en dehors de moi une vérité, comme un dieu qui se fût longtemps caché aux hommes, j'eusse aimé l'accrocher par le pan de l'habit et lui arracher son voile du visage pour la montrer. Mais il ne m'a pas été donné de découvrir autre chose que moi-même…»
Ainsi parlait-il. Mais eux me brandissaient la foudre de leur idole au-dessus de la tête.
«Parlez plus bas, leur dis-je, si je comprends mal j'entends fort bien.»
Et, moins fort toutefois, ils murmurèrent.
Enfin l'un d'eux les exprima, qu'ils poussèrent doucement en avant car il leur venait le regret d'avoir montré tant de courage.
«Où vois-tu, me dit-il, qu'il est création arbitraire et acte de sculpteur et poésie dans le monument de vérités que nous te convions de reconnaître? Nos propositions découlent l'une de l'autre, du point de vue de la stricte logique, et rien de l'homme n'a dirigé l'œuvre.»
Ainsi, d'une part, revendiquaient-ils la propriété d'une vérité absolue — comme ces peuplades qui se réclament d'une quelconque idole de bois peint, laquelle, disent-elles, lance la foudre — et ainsi, d'autre part, s'égalaient-ils au seul géomètre véritable puisque tous avec plus au moins de réussite avaient semblablement servi ou découvert, mais non créé.
«Nous allons établir devant toi les relations entre les lignes d'une figure. Or si nous pouvons transgresser tes lois, par contre il ne t'est point possible de t'affranchir des nôtres. Tu dois nous prendre pour ministres, nous qui savons.»
Je me taisais, réfléchissant sur la sottise. Ils se méprirent sur mon silence et hésitèrent:
«Car nous désirons d'abord te servir», dirent-ils.
Je répondis donc:
«Vous prétendez ne point créer et c'est heureux. Car qui est bigle crée des bigles. Les outres pleines d'air ne créent que du vent. Et si vous fondiez des royaumes, le respect d'une logique qui ne s'applique qu'à l'histoire déjà révolue, à la statue déjà fondée et à l'organe mort, les créerait soumis par avance au sabre barbare.
«On découvrit une fois les traces d'un homme qui, ayant à l'aube quitté sa tente en direction de la mer, marcha jusqu'à la falaise qui était verticale et se laissa choir. Il était là des logiciens qui se penchèrent sur les signes et connurent la vérité. Car aucun chaînon ne manquait à la chaîne des événements. Les pas se succédaient les uns aux autres, il n'en était aucun que le précédent n'autorisât. En remontant les pas de conséquence à cause on ramenait le mort vers sa tente. En descendant les pas de cause à conséquence on le renforçait dans sa mort.
— Nous avons tout compris», s'écrièrent les logiciens qui, les uns les autres, se congratulèrent.
Et moi j'estimais que comprendre c'eût été connaître, comme il se trouvait que je connusse, un certain sourire plus fragile qu'une eau dormante puisqu'il eût suffi d'une simple pensée pour le ternir, et qui peut-être en cet instant n'existait point puisque d'un visage endormi, et qui justement n'était point d'ici mais de la tente d'un étranger située à cent jours de marche.
Car la création est d'une autre essence que l'objet créé, s'évade des marques qu'elle laisse derrière elle, et ne se lit jamais dans aucun signe. Toujours ces marques, toujours ces traces et toujours ces signes tu les découvriras qui découlent les uns des autres. Car l'ombre de toute création sur le mur des réalités est logique pure. Mais cette découverte évidente n'empêchera point que tu sois stupide.
Comme ils n'étaient point convaincus je poursuivis dans ma bonté pour les instruire:
«Il était une fois un alchimiste qui étudiait les mystères de la vie. Il se fit que de ses cornues, de ses alambics, de ses drogues il retira un minuscule fragment de pâte vivante. Les logiciens donc accoururent. Ils recommencèrent l'expérience, mêlèrent les drogues, soufflèrent le feu sous les cornues et dégagèrent une autre cellule de chair. Et ils s'en furent en proclamant qu'il n'était plus de mystère de la vie. La vie n'était que conséquence naturelle de cause en effet et d'effet en cause, de l'action du feu sur les drogues et des drogues les unes sur les autres, lesquelles ne sont point d'abord vivantes. Les logiciens comme toujours avaient parfaitement compris. Car la création est d'une autre essence que l'objet créé qu'elle domine, ne laisse point de traces dans les signes. Et le créateur s'évade toujours de sa création. Et la trace qu'il laisse est logique pure. Et moi, plus humblement, je fus m'instruire auprès du géomètre mon ami: «Que vois-tu là, dit-il, de neuf sinon que la vie ensemence la vie?» La vie ne fût point apparue sans la conscience de l'alchimiste, lequel, à ma connaissance, vivait. On l'oublie car, comme toujours, il s'est retiré de sa création. Ainsi toi-même quand tu as conduit l'autre sur le sommet de ta montagne d'où sont ordonnés les problèmes, cette montagne devient vérité en dehors de toi qui le laisses seul. Et nul ne se demande d'où vient que tu aies choisi cette montagne puisque simplement on s'y trouve et qu'il faut bien que l'on soit quelque part.»
Mais comme ils murmuraient, car les logiciens ne sont point logiques:
«Prétentieux que vous êtes, leur dis-je, qui suivez la danse des ombres sur les murs avec l'illusion de connaître, qui lisez pas à pas les propositions de géométrie sans concevoir qu'il fut quelqu'un qui marcha pour les établir, qui lisez les traces dans le sable sans découvrir qu'il fut quelqu'un ailleurs qui refusa d'aimer, qui lisez l'ascension de la vie à partir des matériaux sans connaître qu'il fut quelqu'un qui réfuta et qui choisit, ne venez pas auprès de moi, vous les esclaves, armés de votre marteau à clous, feindre d'avoir conçu et lancé le navire.
«Celui-là qui était seul de son espèce et qui est mort, je l'eusse certes assis à mes côtés s'il l'eût souhaité afin qu'auprès de moi il gouvernât les hommes. Car celui-là venait de Dieu. Et son langage savait me découvrir cette bien-aimée lointaine qui, n'étant point de l'essence du sable, n'y était point d'emblée possible à lire.
«De mélanges possibles en nombre infini il savait élire celui-là que nulle réussite ne distinguait encore et qui cependant seul conduisait quelque part. Quand, faute de fil conducteur dans le labyrinthe des montagnes, nul ne peut progresser par déduction, car ton chemin tu connais qu'il échoue à l'instant seulement où se montre l'abîme, et qu'ainsi le versant opposé est encore ignoré des hommes, alors parfois se propose ce guide qui, comme s'il revenait de là-bas, te trace la route. Mais une fois parcourue, cette route demeure tracée et t'apparaît comme évidente. Et tu oublies le miracle d'une démarche qui fut semblable à un retour.»
LXXIX
Vint celui-là qui contredit mon père: «Le bonheur des hommes…», disait-il. Mon père lui coupa la parole:
«Ne prononce point ce mot chez moi. Je goûte les mots qui portent en eux leur poids d'entrailles, mais rejette les écorces vides.
— Cependant, lui dit l'autre, si toi, chef d'un empire, tu ne te préoccupes point le premier du bonheur des hommes…