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— Mais, dit l'autre, si j'étais le chef d'un empire, je souhaiterais que les hommes fussent heureux…
— Ah! dit mon père, ici je t'entends mieux. Ce mot-là n'est point creux. J'ai connu, en effet, des hommes malheureux et des hommes heureux. J'ai connu aussi des hommes gras ou maigres, malades ou sains, vivants ou morts. Et moi aussi je souhaite que les hommes soient heureux, de même que je les souhaite vivants plutôt que morts. Encore qu'il faut bien que les générations s'en aillent.
— Nous sommes donc d'accord, s'écria l'autre.
— Non», dit mon père. Il songea, puis:
«Car quand tu parles de bonheur, ou bien tu parles d'un état de l'homme qui est d'être heureux comme d'être sain, et je n'ai point d'action sur cette ferveur des sens, ou bien tu parles d'un objet saisissable que je puis souhaiter de conquérir. Et où donc est-il?
«Tel homme est heureux dans la paix, tel autre est heureux dans la guerre, tel souhaite la solitude où il s'exalte, tel autre a besoin pour s'en exalter des cohues de fête, tel demande ses joies aux méditations de la science, laquelle est réponse aux questions posées, l'autre, sa joie, la trouve en Dieu en qui nulle question n'a plus de sens.
«Si je voulais paraphraser le bonheur je te dirais peut-être qu'il est pour le forgeron de forger, pour le marin de naviguer, pour le riche de s'enrichir, et ainsi je n'aurais rien dit qui t'apprît quelque chose. Et d'ailleurs le bonheur parfois serait pour le riche de naviguer, pour le forgeron de s'enrichir et pour le marin de ne rien faire. Ainsi t'échappe ce fantôme sans entrailles que vainement tu prétendais saisir.
«Si tu veux comprendre le mot, il faut l'entendre comme récompense et non comme but, car alors il n'a point de signification. Pareillement je sais qu'une chose est belle, mais je refuse la beauté comme un but. As-tu entendu le sculpteur te dire: «De cette pierre je dégagerai la beauté?» Ceux-là se dupent de lyrisme creux qui sont sculpteurs de pacotille. L'autre, le véritable, tu l'entendras te dire: «Je cherche à tirer de la pierre quelque chose qui ressemble à ce qui pèse en moi. Je ne sais point le délivrer autrement qu'en taillant.» Et, que le visage devenu soit lourd et vieux, ou qu'il montre un masque difforme, ou qu'il soit jeunesse endormie, si le sculpteur est grand tu diras de même que l'œuvre est belle. Car la beauté non plus n'est point un but mais une récompense.
«Et lorsque je t'ai dit plus haut que le bonheur serait pour le riche de s'enrichir, je t'ai menti. Car il s'agit du feu de joie qui couronnera quelque conquête, ce seront ses efforts et sa peine qui se trouveront récompensés. Et si la vie qui s'étale devant lui apparaît pour un instant comme enivrante, c'est au titre où t'emplit de joie le paysage entrevu du haut des montagnes quand il est construction de tes efforts.
«Et si je te dis que le bonheur pour le voleur est de faire le guet sous les étoiles, c'est qu'il est en lui une part à sauver et récompense de cette part. Car il a accepté le froid, l'insécurité et la solitude. L'or qu'il convoite, je te l'ai dit, il le convoite comme une mue soudaine en archange, car, lourd et vulnérable, il s'imagine qu'est allégé d'ailes invisibles celui qui s'en va, dans la ville épaisse, l'or serré contre le cœur.
«Dans le silence de mon amour je me suis beaucoup attardé à observer ceux de mon peuple qui paraissaient heureux. Et j'ai toujours conçu que le bonheur leur venait, comme la beauté à la statue, pour n'avoir point été cherché.
«Et il m'est toujours apparu qu'il était signe de leur perfection et de la qualité de leur cœur. Et à celle-là seule qui peut te dire: «Je me sens tellement heureuse», ouvre ta maison pour la vie, car le bonheur qui lui vient au visage est signe de sa qualité puisqu'il est d'un cœur récompensé.
«Ne me demande donc point à moi, chef d'un empire, de conquérir le bonheur pour mon peuple. Ne me demande point à moi, sculpteur, de courir après la beauté: je m'assiérai ne sachant où courir. La beauté devient ainsi le bonheur. Demande-moi seulement de leur bâtir une âme où un tel feu puisse brûler.»
LXXX
Je me souvins de ce que mon père avait dit ailleurs: «Pour bâtir l'oranger je me sers d'engrais et de fumier et de coups de pioche dans la terre et je tranche aussi à travers les branches. Et ainsi monte un arbre qui est susceptible de porter des fleurs. Et moi, le jardinier, je retourne la terre sans me préoccuper des fleurs ni du bonheur, car pour que soit un arbre fleuri, il faut d'abord que soit un arbre et pour que soit un homme heureux, il faut d'abord que soit un homme.»
Mais l'autre l'interrogea encore:
«Si ce n'est point vers le bonheur que courent les hommes, vers quoi courent-ils?
— Eh! dit mon père, je te le montrerai plus tard.
«Mais je remarquerai d'abord qu'à constater que la joie souvent couronne l'effort et la victoire, tu en fais découler en logicien stupide que les hommes luttaient en vue du bonheur. A quoi je répondrai que la mort couronnant la vie, les hommes n'ont qu'un souhait qui est la mort. Et ainsi usons-nous de mots qui sont méduses sans vertèbres. Et moi je te dis qu'il est des hommes heureux et qui sacrifient leur bonheur pour partir en guerre.
— C'est qu'ils trouvent dans l'accomplissement de leur devoir une forme plus haute de bonheur…
— Je refuse de parler avec toi si tu ne remplis pas tes mots d'une signification qui saurait être ou confirmée ou démentie. Je ne saurais lutter contre cette gelée qui change de forme. Car si le bonheur est aussi bien surprise du premier amour que vomissement de la mort lorsqu'une balle au ventre te rend le puits inaccessible, comment veux-tu que je confronte tes affirmations avec la vie? Tu n'as rien affirmé sinon que les hommes cherchent ce qu'ils cherchent et courent ce qu'ils courent. Tu ne risques point d'être contredit et je n'ai que faire de tes vérités invulnérables.
«Tu parles comme on jongle. Et si tu renonces à soutenir ta baliverne, si tu renonces à expliquer par le goût du bonheur le départ des hommes pour la guerre, et si tu tiens quand même à m'affirmer que le bonheur explique tout du comportement de l'homme, je t'entends d'avance me prétendre que les départs en guerre s'expliquent par des mouvements de folie. Mais là encore j'exige que tu te compromettes, en m'éclai-rant d'abord les mots dont tu uses. Car si tu nommes fou celui-là, par exemple, qui verse l'écume ou marche exclusivement sur la tête, ayant observé les soldats qui vont à la guerre sur leurs deux pieds, je ne saurai point me satisfaire.
«Mais il se trouve que tu n'as point de langage pour me dire ce vers quoi s'efforcent les hommes. Ni ce vers quoi je me dois de les conduire. Et tu uses de vases trop maigres, tels que la folie ou le bonheur, dans l'espoir vain d'y enfermer la vie. A la façon de cet enfant qui, usant d'une pelle et d'un seau au pied de l'Atlas, prétendait déplacer la montagne. — Alors, instruis-moi», souhaita l'autre.
LXXXI
Si tu te détermines non pour un mouvement de ton esprit ou de ton cœur mais pour des motifs énonçables et entièrement contenus dans l'énoncé, alors je te renie.
C'est que tes mots ne sont point signe d'autre chose à la façon du nom de ton épouse qui signifie mais qui ne contient rien. Tu ne peux raisonner sur un nom car le poids est ailleurs. Et il ne te vient pas à l'esprit de me dire: «Son nom enseigne qu'elle est belle…»
Comment voudrais-tu donc qu'un raisonnement sur la vie pût se suffire à lui-même? Et s'il est autre chose au-dessous comme caution il se pourrait qu'une telle caution se fût faite plus lourde sous un raisonnement moins brillant. Et peu m'importe de comparer entre eux le bonheur de formules. La vie, c'est ce qui est.
Si donc le langage par lequel tu me communiques tes raisons d'agir est autre chose que le poème qui doit me charrier de toi une note profonde, s'il ne couvre rien d'informulable mais dont tu prétendes me charger, alors je te refuse.
Si tu changes ton comportement non pour un visage apparu qui fonde ton nouvel amour mais pour un faible tremblement de l'air qui ne charrie que logique stérile et sans poids, alors je te refuse.
Car on ne meurt point pour le signe mais pour la caution du signe. Laquelle impose, si tu veux l'exprimer, ou commencer de l'exprimer, le poids des livres de toutes les bibliothèques de la terre. Car ce que j'ai saisi si simplement dans ma capture je ne puis point te l'énoncer. Car il faut bien que tu aies toi-même marché pour recevoir dans son plein sens la montagne de mon poème. Et de combien de mots, pendant combien d'années, ne faudrait-il pas que j'use si je désirais transporter la montagne en toi qui n'as jamais quitté la mer?
Et la fontaine, si tu n'as jamais eu soif et n'as jamais l'une contre l'autre serré les mains, les offrant pour recevoir. Je puis bien chanter les fontaines: où est l'expérience que je mets en marche et les muscles que réveilleront tes souvenirs?
Je sais bien qu'il ne s'agissait pas de te parler d'abord des fontaines. Mais de Dieu. Mais pour que mon langage morde et puisse me devenir et te devenir opération, il faut bien qu'il accroche en toi quelque chose. C'est pourquoi, si je désire t'enseigner Dieu, je t'enverrai d'abord gravir des montagnes afin que crête d'étoiles ait pour toi sa pleine tentation. Je t'enverrai mourir de soif dans les déserts afin que fontaines te puissent enchanter. Puis je t'enverrai six mois rompre des pierres afin que soleil de midi t'anéantisse. Après quoi je te dirai: «Celui-là qu'a vidé le soleil de midi, c'est dans le secret de la nuit venue qu'ayant gravi la crête d'étoiles, il s'abreuve au silence des divines fontaines.»
Et tu croiras en Dieu.
Et tu ne pourras me le nier puisque simplement il sera, comme est la mélancolie dans le visage si je l'ai sculptée.
Car il n'est point langage ou acte mais deux aspects du même Dieu. C'est pourquoi je dis prière le labeur, et labour, la méditation.
LXXXII
Et me vint la grande vérité de la permanence.
Car tu n'as rien à espérer si rien ne dure plus que toi. Et je me souviens de cette peuplade qui honorait ses morts. Et la pierre tombale de chaque famille l'une après l'autre recevait les morts. Et elles étaient là qui établissaient cette permanence.
«Etes-vous heureux? leur demandai-je.
— Et comment ne le serions-nous pas, sachant où nous irons dormir?…»
LXXXIII
Me vint une lassitude extrême. Et me parut plus simple de me dire que j'étais comme abandonné de Dieu. Car je me sentais sans clef de voûte et rien ne retentissait plus en moi. Elle s'était tue la voix qui parle dans le silence. Et ayant gravi la tour la plus haute je songeais: «Pourquoi ces étoiles?» Et mesurant du regard mes domaines, je me demandais: «Pourquoi ces domaines?» Et comme montait une plainte de la ville endormie je m'interrogeais: «Pourquoi cette plainte?» J'étais perdu comme un étranger dans une foule disparate qui ne parle point son langage. J'étais comme un habit dont l'homme s'est dévêtu. Défait et seul. J'étais pareil à une maison inhabitée. Et très exactement c'est la clef de voûte qui me manquait car rien de moi ne pouvait plus servir. «Et cependant je suis le même, me disais-je, sachant les mêmes choses, conscient des mêmes souvenirs, spectateur du même spectacle, mais désormais noyé dans le disparate inutile.» Ainsi la basilique la mieux jaillie, s'il n'est personne pour la considérer dans son ensemble, ni pour en goûter le silence, ni pour en faire la signification dans la méditation de son cœur, n'est plus que somme de pierres. Ainsi de moi et de ma sagesse et des perceptions de mes sens et de mes souvenirs. J'étais somme d'épis et non plus gerbe. Et je connus l'ennui qui est d'abord d'être privé de Dieu.
Non supplicié, ce qui est d'un homme, mais avorté. J'eusse aisément été cruel, dans cet ennui de mon jardin où j'allais à pas vides exactement comme quelqu'un qui attend quelqu'un. Et qui persiste dans un univers provisoire. J'adressais bien des prières à Dieu mais ce n'étaient point des prières, car elles ne montaient point d'un homme, mais d'une apparence d'homme, cierge préparé mais sans flamme. «Ah! que rentre en moi ma ferveur», disais-je. Sachant que la ferveur n'est fruit que du nœud divin qui noue les choses. Il est alors un navire gouverné. Il est une basilique vue. Mais qu'est-il, sinon matériaux en vrac, si tu ne sais plus lire à travers, ni l'architecte ni le sculpteur?
C'est alors que je compris que celui-là qui reconnaît le sourire de la statue ou la beauté du paysage ou le silence du temple, c'est Dieu qu'il trouve. Puisqu'il dépasse l'objet pour atteindre la clef, et les mots pour entendre le cantique, et la nuit et les étoiles pour éprouver l'éternité. Car Dieu d'abord est sens de ton langage et ton langage, s'il prend un sens, te montre Dieu. Ces larmes du petit enfant, si elles t'émeuvent, sont lucarne ouverte sur la pleine mer. Car voilà que retentissent sur toi non ces seules larmes mais toutes les larmes. L'enfant n'est que celui qui te prend par la main pour t'enseigner.
«Pourquoi m'obligez-vous, Seigneur, à cette traversée de désert? Je peine parmi les ronces. Il suffit d'un signe de Vous pour que le désert se transfigure, et que le sable blond et l'horizon et le grand vent pacifique ne soient plus somme incohérente mais empire vaste où je m'exalte, et qu'ainsi je sache Vous lire à travers.»
Et m'apparut que Dieu se lit évidemment à son absence s'il se retire. Car il est pour le marin signification de la mer. Et pour l'époux signification de l'amour. Mais il est des heures où le marin s'interroge: «Pourquoi la mer?» Et l'époux: «Pourquoi l'amour?» Et ils s'occupent dans l'ennui. Rien ne leur manque sinon le nœud divin qui noue les choses. Et tout leur manque.
«Si Dieu se retire de mon peuple, pensais-je, comme il s'est retiré de moi, j'en ferai les fourmis de la fourmilière, car ils se videront de toute ferveur. Lorsque les dés se vident de sens il n'est plus de jeu possible.»
Et je découvris que l'intelligence ne te servira ici de rien. Tu peux certes raisonner sur l'arrangement des pierres du temple, tu ne toucheras point l'essentiel qui échappe aux pierres. Et tu peux raisonner sur le nez, sur l'oreille et les lèvres de la statue, tu ne toucheras point l'essentiel qui échappe à l'argile. Il s'agissait de la capture d'un dieu. Car il se prend avec des pièges qui ne sont point de son essence.
Lorsque j'ai, moi sculpteur, fondé un visage, j'ai fondé une contrainte. Toute structure devenue est contrainte. Lorque j'ai saisi quelque chose j'ai noué un poing pour le garder. Ne me parle pas de la liberté des mots d'un poème. Je les ai soumis les uns aux autres selon tel ordre qui est mien.