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Je n'ai point compris que l'on distingue les contraintes de la liberté. Plus je trace de routes, plus tu es libre de choisir. Or chaque route est une contrainte car je l'ai flanquée d'une barrière. Mais qu'appelles-tu liberté s'il n'est point de routes entre lesquelles il te soit possible de choisir? Appelles-tu liberté le droit d'errer dans le vide? En même temps qu'est fondée la contrainte d'une voie, c'est ta liberté qui s'augmente.
Sans instrument tu n'es point libre dans la direction de tes mélodies. Sans obligation de nez et d'oreilles tu n'es point libre du sourire de ta statue. Et celui-là qui est fruit subtil de civilisations subtiles se trouve enrichi de leurs bornes, de leurs limites et de leurs règles. On est plus riche de mouvements intérieurs dans mon palais que dans le pourrissoir de la pègre.
Or, de l'une à l'autre la différence réside d'abord en l'obligation, comme du salut au roi. Qui veut monter dans une hiérarchie, et s'enrichir d'éprouver plus, prie d'abord qu'on le contraigne. Et les rites imposés t'augmentent. Et l'enfant triste, s'il voit jouer les autres, ce qu'il réclame d'abord c'est qu'on lui impose à lui aussi les règles du jeu qui seules le feront devenir. Mais triste est celui-là qui écoute sonner la cloche sans qu'elle exige rien de lui. Et quand chante le clairon tu es triste de ne point devoir te mettre debout, mais tu le vois heureux celui-là qui te dit: «J'ai entendu l'appel qui est pour moi et je me lève.» Mais pour les autres il n'est chant de cloche ni de clairon et ils demeurent tristes. La liberté pour eux n'est que liberté de ne point être.
LXXXIV
Ceux-là qui mélangent les langages se trompent, car, certes, il peut manquer çà et là une épithète comme d'un certain vert qui est celui de l'orge jeune et peut-être la trouverai-je dans le langage de mon voisin. Mais il s'agit ici de signes. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon amour en disant que la femme est belle. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon ami en parlant de sa discrétion. Mais ainsi je ne porte rien qui soit mouvement de la vie. Mais considération sur l'objet tel que mort.
Il est certes des peuples qui ont construit une qualité de qualités diverses. Qui ont donné un nom à un autre dessin dessiné à travers les mêmes matériaux. Et qui ont un mot pour le dire. Ainsi, peut-être est-il un mot possible pour désigner la mélancolie qui sans raison te prend le soir devant ta porte, quand le soleil cesse de brûler et que la nuit doit bientôt te mettre en veilleuse, laquelle est crainte de vivre à cause du souffle des enfants toujours si près de se changer en souffles trop courts de maladie, comme de la montagne à gravir, quand te vient cette crainte qu'ils renoncent et que tu aimerais les prendre par la main pour les aider. En ce mot-là serait l'expression de ton expérience et le patrimoine de ton peuple s'il se trouvait qu'il fût souvent à employer.
Mais ainsi je ne transporte rien que tu ne saches. Et mon langage dans son essence n'est point fait pour charrier des touts déjà devenus, comme de peindre en rosé la fleur, mais de construire à l'aide des mots les plus simples des opérations qui te nouent, et non de dire celle-là belle, mais qu'elle faisait le silence dans le cœur comme un jet d'eau d'apiès-midi.
Et tu dois tenir aux opérations que rend possibles le génie de ton peuple et qui nouent selon son génie, de même que la trame des corbeilles d'osier ou des filets de la mer. Mais si tu mélanges les langages, loin d'enrichir l'homme, tu le vides, car au lieu d'exprimer la vie dans ses opérations tu ne lui proposes plus que des opérations déjà faites et usées, et au lieu de me dire la découverte que provoque en toi ce certain vert, et comment t'alimente et te change la vue de l'orge jeune quand tu reviens de ton désert, te voilà qui te sers d'un mot offert déjà comme provision et qui, te permettant de désigner, t'épargne de saisir.
Car vaine était ta prétention de me dénommer toutes les couleurs en en prenant les noms là où elles sont désignées et tous les sentiments en prenant leurs noms là où on les éprouve et où un mot résume l'expérience subie par des générations et toutes les attitudes internes, comme le goût du soir, en les prenant là où le hasard les a fait énoncer. Croyant enrichir l'homme de la possession de ce charabia universel. Quand la seule véritable richesse et divinité de l'homme n'étaient point ce droit à la référence du dictionnaire, mais bien de sortir de soi, dans son essence, ce que précisément il n'est point de mot pour dire, sinon d'abord tu ne m'apprendrais rien, sinon ensuite il faudrait plus de mots qu'il n'est de grains de sable le long des mers.
Qu'est-ce, en comparaison de ce que tu pourrais avoir à dire, les mots que tu auras volés et qui pourriront ton langage?
Car seuls sont à dénommer les sommets de montagnes distingués des autres et qui te font un monde plus clair. Et il se peut que je t'apporte ainsi, si je crée, quelques vérités nouvelles dont le nom une fois formulé sera comme le nom dans ton cœur de quelque nouvelle divinité. Car une divinité exprime une certaine relation entre des qualités dont les éléments ne sont pas neufs mais le sont devenus en elle.
Car j'ai conçu. Et il est bon que je marque au fer dans ton cœur le chiffre qui te peut augmenter. De peur qu'ensuite tu ne t'égares.
Mais sache que hors les clefs de voûte qui me sont découvertes par d'autres que toi, tu ne peux rien désigner, par les mots, qui soit de son essence et de ta vie. Et si tu me peins le ciel en rouge et la mer en bleu, je refuse d'être ému car il te deviendrait vraiment trop aisé de m'émouvoir!
Pour m'émouvoir il faut me nouer dans les liens de ton langage et c'est pourquoi le style est opération divine. C'est ta structure alors que tu m'imposes et les mouvements mêmes de ta vie, lesquels n'ont point d'égaux au monde. Car si tous ont parlé des étoiles et de la fontaine et de la montagne, nul ne t'a dit de gravir la montagne pour boire aux fontaines d'étoiles leur lait pur.
Mais s'il est par hasard un langage où ce mot soit, c'est qu'alors je n'ai rien inventé et n'apporte rien qui soit vivant. Ne t'encombre point de ce mot s'il ne doit pas chaque jour te servir. Car ce sont des faux dieux ceux qui ne servent pas dans les prières de chaque soir.
Mais s'il se trouve que l'image t'illumine, alors elle est crête de montagne d'où le paysage s'ordonne. Et cadeau de Dieu. Donne-lui un nom pour t'en souvenir.
LXXXV
Me vint l'impérissable désir de bâtir les âmes. Et me vint la haine des adorateurs de l'usuel. Car en fin de compte si tu dis servir la réalité tu ne trouveras rien que la nourriture à offrir à l'homme, laquelle change peu de goût selon la civilisation. (Et encore ai-je parlé de l'eau qui devient cantique!)
Car ton plaisir d'être gouverneur de province tu ne le dois qu'à mon architecture, laquelle ne te sert de rien dans l'instant, mais seulement t'exalte selon l'image que j'ai fondée de mon domaine. Et les plaisirs même de ta vanité ne sont pas dus aux objets pondérables qui dans l'instant ne te servent de rien, et dont tu ne considères que la couleur qu'ils ont dans l'éclairage de mon empire.
Et celle-là qui a baigné quinze ans dans les aromates et les huiles, à qui furent enseignés la poésie, la grâce et le silence qui seul contient et qui, sous le front lisse, est patrie de fontaines, me diras-tu, parce qu'un autre corps ressemble au sien, qu'elle compose pour tes nuits le même breuvage que la prostituée que tu paies?
Et, de ne point les distinguer sous prétexte de t'enrichir en facilitant tes conquêtes, car il te coûtera moins de soins de bâtir une prostituée que de fonder une princesse, tu t'appauvriras.
Il se peut que tu ne saches point goûter la princesse, car le poème lui-même n'est ni cadeau ni provision mais ascension de toi-même, il se peut que tu ne sois point lié par la grâce du geste, de même qu'il est des musiques auxquelles tu n'accéderas point faute d'effort, mais ce n'est pas qu'elle ne vaille rien, mais que simplement tu n'existes pas.
Dans le silence de mon amour j'ai écouté parler les hommes. Je les ai entendus s'émouvoir. J'ai vu luire l'acier des couteaux dans les disputes. Aussi sordides qu'ils fussent et que fussent leurs bouges, hors l'appétit de nourriture, je n'ai jamais trouvé qu'ils s'animassent pour des biens qui eussent un sens hors du langage qu'ils parlaient. Car la femme pour laquelle tu désires tuer est elle-même toujours autre chose qu'un simple corps, mais telle patrie particulière hors de laquelle tu te découvres exilé et sans signification. Car la bouilloire où se prépare le thé du soir, voilà brusquement qu'elle te manque, de perdre son sens à travers elle.
Mais si dans la démarche de ta stupidité tu t'y trompes, et de voir les hommes chérir la bouilloire du soir, tu l'honores pour elle-même et asservis l'homme à la forger, alors il n'est plus d'hommes pour l'aimer et tu as ruiné l'un et l'autre.
Ainsi si tu morcelles un visage, ayant reconnu la douceur des enfants et la piété d'un lit de malade et le silence comme autour d'un autel et la grave maternité. Alors tu me feras, pour en favoriser le nombre, des écuries ou des étables et tu parqueras tes troupeaux de femmes afin qu'elles accouchent.
Et tu auras perdu pour toujours ce que tu prétendais favoriser, car peu t'importent les fluctuations d'un bétail, s'il s'agit de bêtes à l'engrais.
Moi je construis l'âme de l'homme et je lui bâtis des frontières et des limites et je lui dessine des jardins — et pour que soit le culte de l'enfant et qu'il prenne un sens dans le cœur, il se peut que peut-être en apparence j'en favorise moins le nombre — car je ne crois point en ta logique mais en la pente de l'amour.
Si tu es, tu construis ton arbre, et si j'invente et fonde l'arbre ce n'est qu'une graine que je propose. Les fleurs et les fruits y dorment en puissance dans le lit de ce pouvoir. Si tu te développes, tu te développes selon mes lignes non préconçues car je ne m'en suis point préoccupé. Et d'être, tu peux devenir. Et ton amour devient enfant de cet amour.
LXXXVI
Et je me heurtais à un seuil car il est des époques où le langage ne peut rien saisir ni rien prévoir. Ceux-là m'opposent le monde comme un rébus et exigent que je le leur explique. Mais il n'est point d'explication et le monde n'a point de sens.
«Faut-il nous soumettre ou lutter?» Il faut se soumettre pour survivre et lutter pour continuer d'être. Laisse faire la vie. Car telle est la misère du jour que la vérité de la vie, laquelle est une, prendra pour s'exprimer des formes contraires. Mais ne te fais point d'illusions: tel que tu es, tu es mort. Et tes contradictions sont celles de la mue, et tes déchirements et tes misères. Tu craques et te déchires. Et ton silence est du grain de blé dans la terre où il pourrit afin de devenir. Et ta stérilité est stérilité dans ta chrysalide. Mais tu renaîtras embelli d'ailes.
Tu te diras, du haut de la montagne d'où sont résolus tes problèmes: «Comment n'ai-je pas d'abord compris?» Comme s'il était d'abord quelque chose à comprendre.
LXXXVII
Tu ne recevras point de signe car la marque de la divinité dont tu désires un signe c'est le silence même.
Et les pierres ne savent rien du temple qu'elles composent et n'en peuvent rien savoir. Ni le morceau d'écorce, de l'arbre qu'il compose avec d'autres. Ni l'arbre lui-même, ou telle demeure, du domaine qu'ils composent avec d'autres. Ni toi de Dieu. Car il faudrait que le temple apparût à la pierre ou l'arbre à l'écorce, ce qui n'a point de sens car il n'est point pour la pierre de langage où le recevoir. Le langage est de l'échelle de l'arbre. Ce fut ma découverte après ce voyage vers Dieu.
Toujours seul, enfermé en moi en face de moi. Et je n'ai point d'espoir de sortir par moi de ma solitude. La pierre n'a point d'espoir d'être autre chose que pierre. Mais, de collaborer, elle s'assemble et devient temple.
L'apparition de l'archange je n'ai plus l'espoir d'y prétendre car ou bien il est invisible ou bien il n'est pas. Et ceux qui espèrent un signe de Dieu c'est qu'ils en font un reflet de miroir et n'y découvriraient rien qu'eux-mêmes. Mais me vient, d'épouser mon peuple, la chaleur qui me transfigure. Et cela est marque de Dieu. Car une fois fait le silence, il est vrai pour toutes les pierres.
Donc moi-même, hors de toutes communautés, je ne suis rien qui compte et ne saurais me satisfaire.
Donc laissez-vous être grain de blé pour l'hiver dans la grange, et y dormir.
LXXXVIII
Ce refus d'être transcendés:
«Moi», disent-ils.
Et ils se frappent le ventre. Comme s'il était quelqu'un en eux, par eux. Ainsi des pierres du temple qui diraient: «Moi, moi, moi…»
De même ceux-là que je condamnais à extraire les diamants. La sueur, les ahans, l'abrutissement devenaient diamants et lumière. Et ils existaient par le diamant qui était leur signification. Mais vint le jour où ils se révoltèrent. «Moi, moi, moi!» disaient-ils. Voici qu'ils refusaient de se soumettre au diamant. Ils ne voulaient plus devenir. Mais se sentir honorés pour eux-mêmes. Au lieu du diamant ils se proposaient eux-mêmes pour modèle. Ils étaient laids car ils sont beaux en le diamant. Car les pierres sont belles en le temple. Car l'arbre est beau en le domaine. Car le fleuve est beau en l'empire. Et l'on chante le fleuve: «Toi, le nourricier de nos troupeaux, toi le sang lent de nos plaines, toi le conducteur de nos navires…»
Mais ceux-là s'estimaient comme but et comme fin, et ne s'intéressant plus désormais qu'à ce qui les servait, non à plus haut qu'eux-mêmes qu'ils eussent servi.
Et c'est pourquoi ils massacrèrent les princes, écrasèrent en poudre les diamants pour les partager entre eux tous, enfouirent dans les cachots ceux qui, chercheurs de vérités, eussent pu un jour les dominer. «Il est temps, disaient-ils, que le temple serve les pierres.» Et tous ils s'en allaient enrichis, pensaient-ils, de leurs morceaux de temple, mais dépossédés de leur part divine et devenus simples gravats!
LXXXIX
Et cependant tu interroges:
«Où commence l'esclavage, où finit-il, où commence l'universel, où finit-il? Et les droits de l'homme où commencent-ils? Car je connais les droits du temple qui est sens des pierres et les droits de l'empire qui est sens des hommes et les droits du poème qui est sens des mots. Mais je ne reconnais point les droits des pierres contre le temple, ni les droits des mots contre le poème, ni les droits de l'homme contre l'empire.»