37576.fb2 CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 24

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Il n'est point d'égoïsme vrai mais mutilation. Et celui-là qui s'en va tout seul disant: «Moi, moi, moi…», il est comme absent du royaume. Ainsi la pierre hors du temple ou le mot sec hors du poème ou tel fragment de chair qui ne fait point partie d'un corps.

«Mais, lui dit-on, je puis supprimer les empires et unir les hommes en un seul temple, et voilà qu'ils reçoivent leur sens d'un temple plus vaste…

— C'est que tu ne comprends rien, répondit mon père. Car ces pierres-là tu les vois d'abord qui composent un bras et y reçoivent leur sens. D'autres une gorge et d'autres une aile. Mais ensemble elles composent un ange de pierre. Et d'autres, ensemble, composent une ogive. Et d'autres ensemble une colonne. Et maintenant si tu prends ces anges de pierre, ces ogives et ces colonnes, tous ensemble composent un temple. Et maintenant si tu prends tous les temples, ils composent la ville sainte qui te gouverne dans ta marche dans le désert. Et prétends-tu qu'au lieu de soumettre les pierres au bras, à la gorge, et à l'aile d'une statue, puis à travers les statues au temple, puis à travers les temples à la ville sainte, il te soit plus profitable de soumettre d'emblée des pierres à cette ville sainte et en faisant un grand tas uniforme, comme si le rayonnement de la ville sainte, lequel est un, ne naissait point de cette diversité. Comme si le rayonnement de la colonne, lequel est un, ne naissait pas du chapiteau, du fût et du socle, lesquels sont divers. Car plus la vérité est haute, plus tu dois observer de haut pour la saisir. La vie est une, de même que la pente vers la mer, et cependant d'étage en étage se diversifie, déléguant son pouvoir d'Être en Être comme d'échelon en échelon. Car ce voilier est un, bien qu'assemblage divers. Car, de plus près, tu y découvres des voiles, des mâts, une proue, une coque, une étrave. De plus près encore, ayant chacun d'eux des cordes, des éclisses, des planches et des clous. Et chacun d'eux encore plus loin se décompose.

«Et mon empire n'a point de signification ni de vie véritable, ni les parades de soldats au garde-à-vous, comme de la ville simple si elle n'est que pierres bien alignées. Mais d'abord ton foyer. Puis les foyers une famille. Puis les familles une tribu. Puis les tribus une province. Puis les provinces mon empire. Et cet empire tu le vois fervent et animé de l'est à l'ouest et du nord au sud, ainsi qu'un voilier en mer qui se nourrit de vent et l'organise vers un but qui ne varie pas, bien que le vent varie et bien que le voilier soit assemblage.

«Et maintenant tu peux le continuer, ton travail d'élévation, et prendre les empires pour en faire un navire plus vaste qui absorbe en lui les navires et les emporte dans une direction qui sera une, nourrie de vents divers et qui varient, sans que varie le cap de l'étrave dans les étoiles. Unifier, c'est nouer mieux les diversités particulières, non les effacer pour un ordre vain.»

(Mais il n'est point d'étage en soi. Tu en as dénommé quelques-uns. Tu eusses pu en dénommer d'autres qui eussent emboîté les premiers. Pas sûr.)

XC

Et voici cependant qu'il te vient de t'inquiéter, car tu as vu le mauvais tyran écraser les hommes. Et l'usurier les tenir dans son esclavage. Et quelquefois le bâtisseur de temples ne point servir Dieu mais se servir soi et tirer pour soi la sueur des hommes. Et il ne t'est pas apparu que les hommes en fussent grandis.

C'est que mauvaise était la démarche. Car il ne s'agit point de faire l'ascension, et au hasard des pierres qui le composent, d'en tirer le bras. Au hasard des membres l'ange de pierre. Au hasard des anges ou des colonnes ou des ogives le temple. Car tu es libre ainsi de t'arrêter à l'étage que tu souhaites. Il n'est point meilleur de soumettre les hommes au temple qu'au simple bras de la statue. Car ni le tyran, ni l'usurier, ni le bras, ni le temple n'ont qualité pour absorber les hommes et les enrichir en retour de leur propre enrichissement.

Ce ne sont point les matériaux de la terre qui s'organisent par hasard et font leur ascension dans l'arbre. Pour créer l'arbre, tu as jeté d'abord la graine où il dormait. Il est venu d'en haut et non d'en bas.

Ta pyramide n'a point de sens si elle ne s'achève en Dieu. Car celui-là se répand sur les hommes après les avoir transfigurés. Tu peux te sacrifier au prince si lui-même en Dieu se prosterne. Car alors ton bien te revient ayant changé de goût et d'essence. Et l'usurier ne sera point, ni le bras seul, ni le temple seul, ni la statue. Car d'où viendrait ce bras s'il n'est pas né d'un corps? Le corps n'est point assemblage de membres. Mais de même que le voilier n'est point, au hasard de leur assemblage, un effet d'éléments divers, mais au contraire découle par diversités et contradictions apparentes de la seule pente vers la mer, laquelle est une, de même que le corps se diversifie en membres mais n'est point une somme, car on ne va point des matériaux à l'ensemble, mais comme te le dira tout créateur et tout jardinier et tout poète, de l'ensemble aux matériaux. Et qu'il me suffit d'enflammer les hommes de l'amour des tours qui dominent les sables pour que les esclaves des esclaves de mes architectes inventent le charroi des pierres et bien d'autres choses.

XCI

La grande erreur est de ne point connaître que la loi est signification des choses, non rite plus ou moins stérile à l'occasion de ces choses. De légiférer sur l'amour je fais naître telle forme d'amour. Mon amour est dessiné par les contraintes mêmes que je lui impose. La loi peut donc être coutume aussi bien que gendarme.

XCII

C'est pourquoi cette nuit, du haut des remparts où je tiens la ville dans ma puissance, où mes garnisons tiennent les villes de l'empire et communiquent l'une avec l'autre à l'aide de feux sur les montagnes — de même que parfois s'appellent l'une l'autre les sentinelles qui se promènent le long des remparts, et chacune s'ennuie (mais cependant s'apercevra plus tard qu'elle tirait son sens de cette promenade, car il n'est point de langage offert à la sentinelle pour que ses pas soient retentissants en son cœur, et elle ne sait pas ce qu'elle fait, et chacune croit s'ennuyer et attendre l'heure de la soupe. Mais je sais bien qu'il n'est point d'intérêt à accorder au langage des hommes et que mes sentinelles qui rêvent de soupe et bâillent de la corvée de garde se trompent. Car ensuite, à l'heure du repas, c'est une sentinelle qui se nourrit et lance une bourrade au voisin — et qui est vaste — car, si je les bloquais autour de leur auge, il n'y aurait plus rien que bétail).

Donc cette nuit-là que l'empire se lézarde, où pesante est l'absence de quelques feux sur les montagnes, car la nuit peut gagner de les éteindre l'un après l'autre, ce qui est éboulement de l'empire, lequel éboulement menacera jusqu'au goût du repas du soir et jusqu'au sens du baiser que donne la mère à l'enfant. Car autre est cet enfant qui n'est point d'un empire, et l'on n'embrasse plus Dieu à travers.

Quand l'incendie menace, on use du contre-feu. J'ai fait de mes guerriers fidèles un cercle de fer et tout ce que j'y ai enfermé je l'ai écrasé. Génération transitoire, qu'importent les bûchers auxquels je t'ai réduite! Il faut sauver le temple de la signification des choses. Car me l'a enseigné la vie, il n'est point de torture véritable dans la chair mutilée ni même dans la mort. Mais le retentissement grandit selon l'envergure du temple qui donne leur sens aux actes des hommes. Et celui-là qui a été formé fidèle à l'empire, si tu le tiens hors de l'empire dans sa prison d'exil, tu le vois qui s'écorche aux barreaux et refuse de boire, car son langage n'a plus de sens. Et qui, sinon lui, s'écorcherait? Et celui-là qui a été forgé selon la morale du père, si son fils a chu dans le torrent et que tu le retiens sur la rive, tu le sens qui se tord dans tes bras pour t'échapper et il hurle, et veut se jeter dans le gouffre, car son langage n'a plus de sens. Mais ce premier, tu le vois enorgueilli et majestueux le jour de la fête de l'empire, et le second, tu le vois resplendir le jour de la fête du fils. Et, ce qui cause tes souffrances les plus graves, c'est cela même qui t'apporte tes joies les plus hautes. Car souffrances et joies sont fruits de tes liens, et tes liens des structures que je t'ai imposées. Et moi je veux sauver les hommes et les contraindre d'exister, même si je les touche par la voie même de ce qui les fait souffrir, comme de la prison qui sépare de la famille, ou de l'exil qui sépare de l'empire, car si tu me reproches cette souffrance à cause de ton goût pour la famille ou pour l'empire, je te répondrai qu'absurde est ta démarche puisque précisément je sauve ce qui te fait être.

Génération transitoire, dépositaire d'un temple que peut-être tu ne sais voir, faute de recul, mais qui fait l'étendue de ton cœur et le retentissement de tes paroles et les grands feux intérieurs de tes joies, à travers toi je sauverai le temple. Qu'importé donc le cercle des guerriers de fer?

On m'a surnommé le juste. Je le suis. Si j'ai versé le sang, c'est pour établir non ma dureté mais ma clémence. Car celui-là qui maintenant me baise aux genoux je le puis bénir. Et il est enrichi de ma bénédiction. Et il s'en va en paix. Mais celui-là qui doute de ma puissance qu'y gagne-t-il? Si je lève les doigts sur lui, versant le miel de mon sourire, il ne le sait point recevoir. Et il va, pauvre. Car ne l'enrichit point dans sa solitude de désormais s'écrier: «Moi, moi, moi…», à quoi il n'est point de réponse. S'il me basculait du haut des remparts, ce n'est point moi d'abord qui leur manquerais. Mais la douceur d'être des fils. Mais l'apaisement d'être bénis. Mais l'eau pure sur le cœur d'être pardonnes. Mais le refuge, mais la signification, mais le grand manteau du berger. Qu'ils s'agenouillent pour que je leur puisse être bon, qu'ils m'honorent dans ma grandeur pour que je les en puisse grandir. Qui donc ici parle de moi?

Je n'ai point fait servir les hommes à ma gloire car je m'humilie devant Dieu, et ainsi Dieu, qui la reçoit seul, les enveloppe-t-il tous en retour de sa gloire. Je n'ai point usé des hommes pour servir l'empire. Mais j'ai usé de l'empire pour fonder les hommes. Si j'ai prélevé comme mon dû le fruit de leur travail, ce fut pour le remettre à Dieu, afin de le répandre en retour sur eux comme un bienfait. Et voici que de mes greniers coule un blé qui est récompense. Ainsi, en même temps qu'aliment se fait-il lumière, cantique et paix du cœur.

Ainsi de toute chose qui concerne les hommes car ce bijou a sens de mariage, ce campement sens de la tribu, ce temple sens de Dieu et ce fleuve sens de l'empire.

Sinon que posséderaient-ils?

On ne bâtit pas l'empire avec les matériaux. On absorbe les matériaux dans l'empire.

XCIII

Il y avait des êtres et la fidélité. Je dis fidélité le lien aux êtres, comme la meunerie, ou l'empire, ou le temple, ou le jardin, car grand celui-là fidèle au jardin.

Vient alors celui qui ne comprend rien de ce qui seul compte et à cause d'une illusion de fausse science qui est de démonter pour connaître (connaître mais non contenir, car manque l'essentiel comme des lettres du livre si tu les as mêlées: ta présence. Si tu mêles tu effaces le poète. Et si le jardin n'est plus qu'une somme tu effaces le jardinier). Celui-là donc découvre comme arme l'ironie qui n'est que du cancre. Car elle est de mêler les lettres sans lire le livre. Et il te dit: «Pourquoi mourir pour un temple qui n'est que somme de pierres?» Et tu n'as rien à lui répondre. «Pourquoi mourir pour un jardin qui n'est que somme d'arbres et d'herbe?» Et tu n'as rien à lui répondre. «Pourquoi mourir pour des caractères de l'alphabet?» Et comment accepterais-tu de mourir?

Mais en réalité, une à une il détruit tes richesses. Et tu refuses de mourir, donc d'aimer, et tu nommes ce refus exercice de l'intelligence quand tu es ignare et te donnes tant de mal pour défaire ce qui a été fait, et manger ton bien le plus précieux: le sens des choses.

Et lui en tire vanité, bien qu'il ne soit qu'un pillard puisqu'il ne construit point dans son acte comme construirait celui qui, en même temps qu'il polit sa phrase, forge le style qui lui permettra de polir plus loin. Il obtient un effet de surprise en cassant la statue pour te distraire de ses morceaux, car ce temple tu le croyais méditation et silence, mais il n'est qu'amas de gravier et ne mérite point que l'on meure.

Et quand il t'a enseigné cette opération qui tue les dieux il ne te reste rien pour respirer ni vivre. Car ce qui compte d'abord dans l'objet c'est la lumière dont le colore la civilisation que tu parles. Ainsi de la pierre du foyer qui est amour, et de l'étoile qui est du royaume de Dieu, et de la charge que je te confère qui est de la dignité royale. Et de l'écusson qui est de la dynastie. Mais que ferais-tu d'une pierre, d'une charge, d'un chiffre qui ne seraient point éclairés?

Alors de destruction en destruction tu glisses vers la vanité, car elle demeure seule coloration possible quand il n'est plus que résidu dont tu ne saurais te nourrir. Alors ton objet, son sens, faute d'un autre sens, il faut bien qu'il le tire de toi-même. Et voilà que tu demeures seul à colorer les choses de ta maigre lumière. Car ce vêtement neuf, il est de toi. Et ce troupeau, il est de toi. Et cette demeure plus riche qu'une autre, elle est de toi. Et tout ce qui est d'un autre que toi, ce vêtement, ce troupeau, cette demeure, te devient ennemi. Car il est contre toi un empire opposé et semblable. Te voilà bien obligé dans ton désert de te montrer satisfait de toi-même puisque hors de toi il n'est plus rien d'autre. Et te voilà désormais condamné à crier: «Moi, moi, moi» dans le vide, ce à quoi il n'est point de réponse.

Et je n'ai point connu de jardinier qui fût vaniteux si, simplement, il aimait son jardin.

XCIV

Apparition du dieu qui donne leur couleur aux choses.

Qu'elle s'en aille celle-là, et toutes les choses seront changées. Qu'est-ce que ce gain du jour s'il ne sert plus à embellir l'autre? Tu croyais pouvoir l'user pour saisir, et voilà qu'il n'est rien à saisir. Qu'est-ce que ton aiguière d'argent pur si elle n'est plus de la cérémonie du thé auprès d'elle avant l'amour? Qu'est-ce que la flûte de buis pendue au mur si elle n'est plus pour lui chanter? Qu'est-ce que les paumes de tes mains si elles ne sont plus pour contenir le poids du visage s'il s'endort? Te voilà comme une boutique où ne seraient qu'objets à vendre et qui n'ont point reçu de place en elle et donc en toi. Chacun avec leur étiquette et qui attendent de vivre.

Ainsi des heures du jour qui ne sont plus attente d'un pas léger, puis d'un sourire dans ta porte, lequel sourire est le gâteau de miel que l'amour loin de toi a composé dans le silence et dont tu vas te rassasier. Qui ne sont plus heures de l'adieu quand il faut bien que l'on s'en aille. Qui ne sont plus heures du sommeil où tu répares ton désir.

Il n'est plus temple mais pierres en vrac. Et tu n'es plus. Et comment renoncerais-tu, sachant même que tu oublieras et construiras un autre temple, car la vie est ainsi, qu'un jour, elle reprendra cette aiguière et ce tapis de haute laine et ces heures du matin, du midi et du soir, et de nouveau donnera un sens à tes gains et de nouveau donnera un sens à tes fatigues et de nouveau te fera près ou loin, ou t'approchant, ou t'éloignant, ou perdant, ou retrouvant quelque chose. Car maintenant qu'elle ne sert plus de clef de voûte, tu ne t'approches, ni ne t'éloignes, ni ne perds, ni ne retrouves, ni ne prolonges, ni ne recules quoi que ce soit au monde.

Car si tu crois communiquer avec ces choses et les prendre et les désirer et y renoncer et les espérer et les briser et les répandre et les conquérir et les posséder, tu te trompes car tu ne prends, ne retiens, ne possèdes, ne perds, ne retrouves, n'espères, ne désires que la lumière qui leur est donnée par leur soleil. Car il n'est point de passerelle entre les choses et toi, mais entre toi et les visages invisibles qui sont de Dieu, ou de l'empire, ou de l'amour. Et si je te vois, marin, sur la mer, c'est à cause d'un visage qui a fait de l'absence un trésor, à cause du retour que te disent les chants anciens des galères, à cause des histoires d'îles miraculeuses et des récifs de corail de là-bas. Car je te le dis, le chant des galères charge pour toi le chant des vagues quand bien même les galères ne sont plus, et les récifs de corail, même si jamais tes voiles ne t'y emporteront, augmentent de leur couleur la couleur de tes crépuscules sur les eaux. Et les naufrages que l'on t'a dits, même si tu ne dois jamais sombrer, font aux plaintes de la mer, le long des falaises, leur musique de cérémonie qui est d'ensevelir les morts. — Sinon que ferais-tu sauf de bâiller en tirant des cordages secs, alors que te voilà fermant tes bras sur ta poitrine, grand comme la mer. Car je ne connais rien qui ne soit d'abord visage, ou civilisation, ou temple bâti pour ton cœur.

Et c'est pourquoi tu ne veux point renoncer à toi-même quand, ayant trop longtemps vécu d'un amour, tu n'as plus d'autre sens.

Et c'est pourquoi les murs de la prison ne peuvent enfermer celui qui aime, car il est d'un empire qui n'est point des choses mais du sens des choses et se rit des murs. Et qu'elle existe quelque part même endormie, et donc comme morte et ne lui servant de rien dans l'instant, et même si tu bâtis ces murs de forteresse entre elle et lui, voilà qu'en silence dans le secret de son esprit, elle s'alimente. Et tu ne saurais les séparer.

Ainsi de toute apparition née du nœud divin qui noue les choses. Car tu ne peux rien recevoir, si tu en es privé, de celle-là que seulement tu désires et qui t'exaspère dans ta nuit blanche, non plus que ton chien, s'il a faim, d'une image de viande, car n'est point né le dieu qui est de l'esprit et franchit les murs. Mais je te l'ai dit de celui-là qui est le maître du domaine et se promène à l'aube dans la terre mouillée. Rien du domaine ne le sert dans l'instant. Il ne voit rien qu'un chemin creux. Et cependant il n'est point le même qu'un autre, mais grand de cœur. Ainsi celui-là qui est sentinelle de l'empire dont il ne touche rien qu'un chemin de ronde qui est de granit sous les étoiles. Il va de long en large, menacé dans sa chair. Que connais-tu de plus pauvre que lui, prisonnier d'une prison de cent pas? Alourdi d'armes, puni de geôle s'il s'assoit et de mort s'il s'endort. Glacé par le gel, trempé par la pluie, brûlé par le sable et n'ayant rien d'autre à attendre sinon d'un fusil ajusté dans l'ombre, et qui s'aligne sur son cœur. Que connais-tu de plus désespéré? Quel mendiant n'est pas plus riche dans la liberté de sa démarche, et le spectacle du peuple où il trempe, et le droit qu'il a de se distraire de droite à gauche?

Et cependant ma sentinelle est de l'empire. Et l'empire l'alimente. Elle est plus vaste que le mendiant. Et sa mort même sera payante parce qu'alors elle s'échangera contre l'empire.

J'envoie mes prisonniers rompre des pierres. Et ils les rompent et ils sont vides. Mais si tu bâtis ta maison, crois-tu rompre les mêmes pierres? Tu bâtis le mur d'une maison et tes gestes sont non d'un châtiment mais d'un cantique.

Car il suffit pour y voir clair de changer de perspective. Certes, celui-là tu le trouves enrichi si à l'instant qu'il va mourir il est sauvé et vit plus loin. Mais si tu changes de montagne et considères sa destinée faite, et déjà nouée comme gerbe, tu le trouveras plus heureux d'une mort qui a eu un sens.

Ainsi encore de celui-là que j'ai fait saisir une nuit de guerre afin qu'il me livre les projets de mon ennemi. «Je suis de chez moi, me dit-il, et tes bourreaux n'y peuvent rien…» J'eusse pu l'écraser sous une meule sans en faire sourdre l'huile du secret, car il était de son empire.

«Pauvre es-tu, lui disais-je, et à ma merci.»

Mais il riait de m'entendre le dire pauvre. Car son bien possédé, je ne pouvais pas le trancher de lui.

Voici donc le sens de l'apprentissage. Car tes richesses véritables ne sont point objets, lesquels vaudraient quand tu en uses, comme il en est de ton âne quand tu le chevauches ou de tes écuelles lorsque tu manges, mais qui n'ont plus de sens une fois rangés. Ni lorsque la force des choses t'en sépare, comme la femme que tu te bornes à désirer sans l'aimer.

Car, certes, l'animal ne peut accéder qu'à l'objet. Et non à la couleur de l'objet selon un langage. Mais tu es homme et t'alimentes du sens des choses et non des choses.

Et toi je te construis et je t'élève. Et je te montre dans la pierre ce qui n'est point de la pierre, mais mouvement du cœur du sculpteur et majesté du guerrier mort. Et tu es riche de ce qu'existé quelque part le guerrier de pierre. Et des moutons, des chèvres, des demeures et des montagnes, je bâtis pour toi, t'ayant élevé encore, un domaine. Et si rien du domaine ne te sert dans l'instant t'en voilà cependant rempli. Je prends les mots vulgaires et, les nouant dans le poème, je t'en enrichis. Je prends des fleuves et des montagnes et les nouant dans mon empire je t'en exalte. Et, les jours de victoire, les cancéreux sur leurs grabats, les prisonniers dans leurs prisons, les perdus de dettes parmi leurs huissiers, les voilà rayonnant d'orgueil car il n'est point de mur ni d'hôpital ni de prison qui t'empêchent de recevoir car j'ai tiré de cette matière disparate un dieu qui se rit des murs et qui est plus fort que les supplices.

Et c'est pourquoi, t'ai-je dit, je construis l'homme et renverse les murs, et arrache les barreaux et le délivre. Car j'ai bâti celui qui communique et se rit des remparts. Et se rit des geôliers. Et se rit des fers de bourreaux qui ne le peuvent point réduire.