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Car, certes, tu ne communiques point de l'un en l'autre. Mais de l'un en l'empire et de l'autre en l'empire qui est pour vous deux significations. Et si tu me demandes: «Comment la joindre, celle-là que j'aime quand les murs ou les mers ou la mort m'en séparent?», je te répondrai qu'inutile est de crier vers elle pour elle, mais qu'il te suffit de chérir ce dont aucun mur ne te sépare, ce visage de la maison, du plateau à thé et de la bouilloire et du tapis de haute laine dont est clef de voûte l'épouse qui dort, puisqu'il t'est donné de l'aimer bien qu'absente et bien qu'endormie…

C'est pourquoi je dis qu'importé d'abord, dans la construction de l'homme, non de l'instruire, ce qui est vain s'il n'est plus qu'un livre qui marche, mais de l'élever et de le conduire aux étages où ne sont plus les choses mais les visages nés du nœud divin qui noue les choses. Car il n'est rien à espérer des choses si elles ne retentissent les unes sur les autres, ce qui est seule musique pour le cœur.

Ainsi de ton travail s'il est pain des enfants ou échange de toi en plus vaste. Ainsi de ton amour s'il est autre chose de plus haut que recherche d'un corps à saisir, car close en soi est la joie qu'il te donne.

Et c'est pourquoi je parlerai d'abord sur la qualité des créatures.

Quand dans la tristesse des nuits chaudes, de retour des sables, tu visites le quartier réservé et choisis celle-ci pour oublier en elle l'amour, et si tu la caresses et l'entends qui te parle et répond, cependant l'amour une fois consommé et même si elle était belle, tu repars dévêtu de toi-même et n'ayant point formé de souvenir.

Mais s'il se trouve que la même d'apparence, aux mêmes gestes, de la même grâce, aux mêmes mots, c'était cette princesse issue d'une île au fil de lentes caravanes, baignée quinze ans d'abord dans la musique, dans le poème et la sagesse, et permanente et sachant brûler de colère sous l'affront, et brûler de fidélité sous les épreuves, et riche de sa part irréductible, pleine de dieux qu'elle ne saurait trahir, et capable d'offrir au bourreau sa grâce extrême pour un seul mot exigé d'elle qu'elle dédaignerait de dire, si bien fondée dans sa noblesse que son dernier pas serait plus pathétique qu'une danse, s'il se trouve que c'est celle-là qui, lorsque tu entres dans la salle de lune aux dalles luisantes où elle t'attend, ouvre pour toi ses jeunes bras, et si maintenant elle prononce les mêmes mots, mais qui seront ici expression d'une âme parfaite, alors je te le dis: tu repartiras au petit jour vers tes sables et vers tes ronces, non plus le même, mais cantique d'action de grâces. Car ne pèse point l'individu avec sa pauvre écorce et son bazar d'idées, mais avant tout compte l'âme plus ou moins vaste avec ses climats, ses montagnes, ses déserts de silence, ses fontes des neiges, ses versants de fleurs, ses eaux dormantes, toute une caution invisible et monumentale. Et c'est d'elle que tu tiens ton bonheur. Et tu ne peux plus t'en distraire. Car n'est point la même ta navigation sur la maigre rivière, même si tu fermes les yeux pour goûter son balancement, et ton voyage sur l'épaisseur des mers. Car n'est point le même ton plaisir, bien que l'objet en soit semblable, du faux diamant ou du diamant pur. Et celle-là qui se tait devant toi n'est point la même qu'une autre dans la profondeur de son silence.

Et tu ne t'y trompes point d'abord.

Et c'est pourquoi je refuse de te faciliter ta besogne et, puisque les femmes sont douces à ton corps, de t'augmenter la facilité de capture en les vidant de leurs consignes, de leur refus et de leur noblesse, car j'aurais détruit par cela même ce que tu prétendais saisir.

Et si les voilà prostituées, tu ne puiseras plus en elles que le pouvoir d'y oublier l'amour, alors que la seule action que je sauve est celle qui enrichit pour l'action prochaine, comme de te pousser à vaincre, dans ton ascension, la montagne, ce qui te prépare à vaincre l'autre qui est plus haute, comme de te proposer, afin de fonder ton amour, de gravir l'âme inaccessible.

XCV

Le diamant est fruit de la sueur d'un peuple mais un peuple ainsi ayant sué, un diamant est devenu qui n'est point consommable ni divisible, et ne sert point chacun des travailleurs. Dois-je renoncer à la capture du diamant qui est étoile réveillée de la terre? Du quartier de mes ciseleurs si j'extirpe les ciseleurs qui cisèlent des aiguières en or, lesquelles ne sont point non plus divisibles puisque chacune coûte une vie et que tandis que celui-là la cisèle il faut bien que je le nourrisse d'un froment cultivé ailleurs — et que, si je l'envoie à son tour labourer la terre il ne sera plus d'aiguière d'or mais une charge plus lourde de froment à distribuer — vas-tu me prétendre qu'il soit de la noblesse de l'homme de ne pas extraire le diamant et de ne plus ciseler l'objet d'or? Où vois-tu que l'homme en soit enrichi? Que m'importe le destin du diamant? J'accepterai à la rigueur, pour plaire à la jalousie de la multitude, de brûler une fois l'an tous ceux que j'aurai récoltés, car ainsi ils bénéficieront d'un jour de fête, ou encore d'inventer une reine que je chargerai de leur éclat et ainsi ils posséderont une reine endiamantée. Et ainsi l'éclat de la reine ou la chaleur de la fête, en retour se répandra sur eux. Mais où vois-tu qu'ils soient plus riches de les enfermer dans leur musée, ces diamants, qui là non plus ne serviront de rien dans l'instant à personne, sauf à quelques oisifs stupides, et n'ennobliront qu'un gardien grossier et lourd?

Car il te faudra bien admettre que seul vaut ce qui a coûté du temps aux hommes, comme du temple. Et que la gloire de mon empire, dont chacun recevra sa part, ne découle que du diamant que je les contrains d'extraire et de la reine que j'en aurai ornée.

Car je ne connais qu'une liberté qui est exercice de l'âme. Et non l'autre qui n'est que risible, car te voilà contraint quand même de chercher la porte pour franchir les murs et tu n'es point libre d'être jeune ni d'user du soleil la nuit. Si je t'oblige de choisir cette porte plutôt que l'autre, tu te plaindras de ma brimade, quand tu n'as point vu, s'il n'est qu'une porte, que tu subissais la même contrainte. Et si je te refuse le droit d'épouser celle-là qui te semble belle, tu te plaindras de ma tyrannie, quand tu n'as point remarqué, faute d'en avoir connu une autre, que dans ton village toutes étaient bigles.

Mais celle-là que tu épouseras, comme je l'ai contraint de devenir et qu'à toi aussi j'ai forgé une âme, vous userez tous deux de la seule liberté qui ait un sens et qui est exercice de l'esprit.

Car la licence t'efface et selon les paroles de mon père: «Ce n'est point être libre que de n'être pas.»

XCVI

Car je te parlerai un jour de la nécessité ou de l'absolu qui est nœud divin qui noue les choses.

Car impossible il est de jouer dans le pathétique au jeu de dés si les dés ne signifient rien. Et celui-là que j'envoie par ordre sur la mer, si elle se montre orageuse et qu'avant de s'y embarquer il en prend connaissance par un vaste regard, et que les nuages lourds il les pèse comme adversaires, et que cette houle il la mesure, et que ce fléchissement du vent il le respire, toutes ces choses pour lui retentiront les unes sur les autres et, de par la nécessité qui est mon ordre, à quoi il n'y a rien à répondre, il ne sera plus pour lui spectacle disparate de foire mais basilique construite et moi comme clef de voûte pour établir sa permanence. Ainsi celui-là sera-t-il magnifique quand il entrera, déléguant à son tour ses ordres dans le cérémonial du navire.

Mais tel autre, hors de moi, s'il prétend visiter la mer en promeneur et qu'il y peut errer comme il le souhaite et se résoudre selon sa propre pente au demi-tour, il n'a point accès à la basilique et ces nuages lourds ne lui sont point épreuve mais guère plus importants que d'une toile peinte, et ce vent qui fraîchit n'est point transformation du monde mais faible caresse sur la chair, et cette houle qui se creuse n'est que fatigue pour son ventre.

Et c'est pourquoi ce que j'appellerai devoir, qui est nœud divin qui noue les choses, ne te construira ton empire, ton temple, ou ton domaine que s'il se montre à toi comme absolue nécessité et non comme jeu dont les règles seraient changeantes.

«Tu reconnaîtras un devoir, disait mon père, à ce que d'abord il n'est point de toi de le choisir.»

C'est pourquoi se trompent ceux-là qui cherchent à plaire. Et pour plaire se font malléables et ductiles. Et répondent d'avance aux désirs. Et trahissent en toute chose afin d'être comme on les souhaite. Mais qu'ai-je affaire de ces méduses qui n'ont ni os ni forme? Je les vomis et les rends à leurs nébuleuses: venez me voir quand vous serez bâtis.

Ainsi les femmes elles-mêmes se lassent-elles de qui les aime quand celui-là pour montrer son amour accepte de se faire écho et miroir, car nul n'a besoin de sa propre image. Mais j'ai besoin de toi qui es bâti en forteresse avec ton noyau que je rencontre. Assieds-toi car tu existes.

Celui-là qui est d'un empire, la femme l'épouse et se fait servante.

XCVII

Me vinrent donc ces remarques sur la liberté.

Quand mon père mort devint montagne et barra l'horizon des hommes, se réveillèrent les logiciens, les historiens et les critiques, tous enflés du vent de paroles qu'il leur avait fait ravaler, et ils découvrirent que l'homme était beau.

Il était beau puisque mon père l'avait fondé.

«Puisque l'homme est beau, s'écrièrent-ils, il convient de le délivrer. Et il s'épanouira en toute liberté, et toute action de lui sera merveille. Car on brime sa splendeur.»

Et moi qui vais le soir dans mes plantations d'orangers dont on redresse les troncs et taille les branches, je pourrais dire: «Mes orangers sont beaux et lourds d'oranges. Alors pourquoi trancher ces branches qui eussent aussi formé des fruits? Il convient de délivrer l'arbre. Et il s'épanouira en toute liberté. Car il se trouve que l'on brime sa splendeur.»

Donc ils délivrèrent l'homme. Et l'homme se tint droit car il avait été taillé droit. Et quand se montrèrent les gendarmes qui s'efforçaient, non par respect de la matrice irremplaçable mais par besoin vulgaire de domination, de les faire rentrer dans leur contrainte, ces hommes brimés dans leur splendeur se révoltèrent. Et le goût de la liberté les embrasa d'un bout à l'autre du territoire comme un incendie. Il s'agissait pour eux de la liberté d'être beaux. Et quand ils mouraient pour la liberté, ils mouraient pour leur propre beauté et leur mort était belle.

Et le mot liberté sonnait plus pur que le clairon.

Mais je me souvenais des paroles de mon père:

«Leur liberté, c'est la liberté de n'être point.»

Car voici que, de conséquence en conséquence, ils devinrent cohue de place publique. Car si tu décides selon toi et si ton voisin décide, de même les actes dans leur somme se détruisent. Si chacun peint le même objet selon son goût, l'un badigeonne en rouge, l'autre en bleu, l'autre en ocre, et l'objet n'a plus de couleur. Si la procession s'organise et que chacun choisisse sa direction, la folie souffle cette poussière et il n'est plus de procession. Si ton pouvoir tu le divises et le distribues entre tous, tu n'en retires pas le renforcement mais la dissolution de ce pouvoir. Et si chacun choisit l'emplacement du temple et apporte sa pierre où il veut, alors tu trouves une plaine pierreuse au lieu d'un temple. Car la création est une et ton arbre n'est explosion que d'une seule graine. Et certes cet arbre est injuste car les autres graines ne germeront point.

Car le pouvoir, s'il est amour de la domination, je le juge ambition stupide. Mais s'il est acte de créateur et exercice de la création, s'il va contre la pente naturelle qui est que se mélangent les matériaux, que se fondent les glaciers en mare, que s'effritent les temples contre le temps, que se disperse en molle tiédeur la chaleur du soleil, que se brouillent quand l'usure les défait les pages du livre, que se confondent et s'abâtardissent les langages, que s'égalisent les puissances, que s'équilibrent les efforts et que toute construction née du nœud divin qui noue les choses se rompe en somme incohérente, alors ce pouvoir je le célèbre. Car il en est comme du cèdre qui aspire la rocaille du désert, plonge des racines dans un sol où les sucs n'ont point de saveur, capture dans ses branches un soleil qui s'irait mêler à la glace et pourrir avec elle et qui, dans le désert désormais immuable, où tout peu à peu s'est distribué, aplani et équilibré, commence de bâtir l'injustice de l'arbre qui transcende roc et rocaille, développe au soleil un temple, chante dans le vent comme une harpe et rétablit le mouvement dans l'immobile.

Car la vie est structure, lignes de force et injustice. Que fais-tu s'il est des enfants qui s'ennuient, sinon de leur imposer tes contraintes, lesquelles sont règles d'un jeu, après quoi tu les voir courir.

Donc vinrent les temps où la liberté, faute d'objets à délivrer, ne fut plus que partage de provisions dans une égalité haineuse.

Car dans ta liberté tu heurtes le voisin et il te heurte. Et l'état de repos que tu trouves c'est l'état de billes mêlées quand elles ont cessé de se mouvoir. La liberté ainsi mène à l'égalité et l'égalité mène à l'équilibre qui est la mort. N'est-il pas préférable que la vie te gouverne et que tu te heurtes comme à des obstacles aux lignes de force de l'arbre qui vient? Car la seule contrainte qui te brime et qu'il importe que tu haïsses se montre dans la hargne de ton voisin, la jalousie de ton égal, l'égalité avec la brute. Elles t'engloutiront dans la tourbe morte, mais si stupide est le vent des paroles que vous parlez de tyrannie si vous êtes ascension d'un arbre.

Donc vinrent les temps où la liberté ne fut plus la liberté de la beauté de l'homme mais expression de la masse, l'homme nécessairement s'y étant fondu, laquelle masse n'est point libre car elle n'a point de direction mais pèse simplement et demeure assise. Ce qui n'empêchait pas que l'on dénommât liberté cette liberté de croupir et justice ce croupissement.

Vint le temps où le mot liberté, qui singeait encore l'appel d'un clairon, se vida de son pathétique, les hommes rêvant confusément d'un clairon neuf qui les eût réveillés et les eût contraints de bâtir.

Car seul est beau le chant du clairon qui t'arrache au sommeil.

Mais la contrainte valable est exclusivement celle qui te soumet au temple selon ta signification, car ne sont point libres les pierres où bon leur semble, ou alors il n'est rien à quoi elles donnent et dont elles reçoivent signification. Elle est de te soumettre au clairon quand il soulève et fait surgir de toi plus grand que toi. Et ceux-là qui mouraient pour la liberté quand elle était visage d'eux-mêmes plus grand qu'eux et démarche pour leur propre beauté, s'étant soumis à cette beauté, acceptaient des contraintes, et se levaient la nuit à l'appel du clairon, non libres de continuer de dormir ni de caresser leurs femmes, mais gouvernés, et peu m'importe de connaître, puisque te voilà obligé, si le gendarme est au-dedans ou au-dehors.

Et s'il est au-dedans je sais qu'il fut d'abord dehors, de même que ton sens de l'honneur vient de ce que la rigueur de ton père t'a fait pousser d'abord selon l'honneur.

Et si par contrainte j'entends le contraire de la licence, laquelle est de tricher, je ne souhaite point qu'elle soit l'effet de ma police, car j'ai observé, en me promenant, dans le silence de mon amour ces enfants dont je te parlais, soumis aux règles de leur jeu, et ne trichant point sans honte. Et c'est qu'ils connaissaient le visage du jeu. Et je dis visage ce qui naît d'un jeu. Leur ferveur, leur plaisir des problèmes dénoués, leur jeune audace, un ensemble dont le goût est de ce jeu-là et non d'un autre, un certain dieu qui les fait ainsi devenir, car nul jeu ne te pétrit de même, et tu changes de jeu pour te changer. Mais si te voilà qui t'observes grand et noble dans ce jeu-là, tu découvres, s'il t'arrive de tricher, que précisément tu détruis ce pour quoi tu jouais. Cette grandeur et cette noblesse. Et te voilà contraint par l'amour d'un visage.

Car le gendarme, ce qu'il fonde, c'est ta ressemblance avec l'autre. Comment verrait-il plus haut? L'ordre pour lui c'est l'ordre du musée où l'on aligne. Mais je ne fonde pas l'unité de l'empire sur ce que tu ressembles à ton voisin. Mais sur ce que ton voisin et toi-même, comme la colonne et la statue dans le temple, se fondent dans l'empire, lequel seul est un.

Ma contrainte est cérémonial de l'amour.

XCVIII

Si ton amour n'a point l'espoir d'être reçu, tu dois le taire. Il peut couver en toi s'il est silence. Car il crée une direction dans le monde et toute direction t'augmente qui te permet de t'approcher, de t'éloigner, d'entrer, de sortir, de trouver, de perdre. Car tu es celui qui doit vivre. Et il n'est point de vie si nul dieu pour toi n'a créé de lignes de force.

Si ton amour n'est point reçu et qu'il devient vaine supplication comme de récompense à ta fidélité, et qu'il n'est point de ta force d'âme de te taire, alors, s'il est un médecin fais-toi guérir. Car il ne faut point confondre l'amour avec l'esclavage du cœur. L'amour qui prie est beau, mais celui qui supplie est d'un valet.