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Si ton amour se heurte à l'absolu des choses comme d'avoir à franchir l'impénétrable mur d'un monastère ou de l'exil, alors remercie Dieu si celle-là t'aime en retour, bien qu'en apparence sourde et aveugle. Car il est une veilleuse allumée pour toi dans le monde. Et peu m'importe que tu ne puisses t'en servir. Car celui-là qui meurt dans le désert est riche d'une maison lointaine, bien qu'il meure.

Car si je bâtis de grandes âmes et que je choisisse la plus parfaite pour la murer dans le silence, nul, te semble-t-il, n'en reçoit rien. Et cependant voici qu'elle ennoblit tout mon empire. Quiconque passe au loin se prosterne. Et naissent les signes et les miracles.

Alors s'il est amour vers toi, bien qu'inutile, et amour en retour de ta part, tu marcheras dans la lumière. Car grande est la prière à laquelle seul répond le silence, s'il se trouve qu'existé le dieu.

Et si ton amour est reçu et si des bras s'ouvrent pour toi, alors prie Dieu qu'il sauve cet amour de pourrir, car je crains pour les cœurs comblés.

XCIX

Et pourtant, comme j'avais aimé la liberté qui fit mon cœur retentissant, et comme j'eusse versé mon sang pour la conquérir, et comme j'ai observé lumineux le regard des hommes qui luttaient pour cette conquête (comme par ailleurs j'ai vu sinistres et moutonneux comme un bétail et vulgaires de cœur vers les provisions, ceux dont on suspendait la ration dans l'étable, et qui, le groin levé, devenaient porcs autour de l'auge).

Comme ainsi j'ai vu la flamme de la liberté faire resplendir les hommes, et la tyrannie les abrutir.

Et comme il n'est point de ma démarche de rien abandonner de moi, et que je méprise les bazars d'idées, sachant que si les mots ne rendent point compte de la vie, ce sont les mots qu'il faut changer et que si tu te trompes, bloqué dans une contradiction sans issue, c'est la phrase qu'il faut rompre, et qu'il te faut découvrir la montagne d'où la plaine se montrera claire.

Découvrant ici à la fois que seules sont grandes les âmes qui furent fondées, et forgées, et bâties en forteresses par la contrainte et par le culte et par le cérémonial qui est à la fois tradition et prière et obligation non discutée.

Et que seules sont belles les âmes fières qui n'acceptent point de plier, tiennent les hommes droits dans les supplices, libres de soi et de ne point abjurer, donc libres de soi et choisissant et décidant, et épousant celle-là qu'ils aiment contre la rumeur de la multitude ou la disgrâce du roi.

Il me vint que contrainte ni liberté n'avaient de sens.

Car aucun de mes mouvements n'est à refuser, bien que les mots qui les signifient se tirent la langue.

Si donc tu emprisonnes selon une idée préconçue et s'il se trouve que tu en emprisonnes beaucoup (et peut-être les pourrais-tu emprisonner tous, car tous charrient une part de ce que tu condamnes, comme le serait d'emprisonner les désirs illégitimes, et des saints eux-mêmes iraient en prison), c'est que ton idée préconçue est mauvais point de vue pour juger des hommes, montagne interdite et sanglante qui départage mal et te force d'agir contre l'homme lui-même. Car celui-là que tu condamnes, sa belle part pourrait être grande. Or, il se trouve que tu l'écrases.

Et si tes gendarmes, lesquels nécessairement sont stupides, et agents aveugles de tes ordres et de par leur fonction à laquelle tu ne demandes point d'intuition mais bien au contraire refuses ce droit, car il s'agit pour eux, non de saisir et de juger mais de distinguer selon tes signes, si tes gendarmes reçoivent pour consigne de classer en noir et non en blanc — car il n'est pour eux que deux couleurs — celui-là par exemple qui fredonne quand il est seul ou doute quelquefois de Dieu ou bâille au travail de la terre ou en quelque sorte pense, agit, aime, hait, admire ou méprise quoi que ce soit, alors s'ouvre le siècle abominable où d'abord te voilà plongé dans un peuple de trahison dont tu ne sauras point trancher assez de têtes, et ta foule sera foule de suspects, et ton peuple d'espions, car tu as choisi un mode de partage qui passe non en dehors des hommes, ce qui te permettrait de ranger les uns à droite et les autres à gauche, opérant ainsi œuvre de clarté, mais à travers l'homme lui-même, le divisant d'avec lui-même, le faisant espion de soi-même, suspect de soi-même, traître de soi-même, car il est de chacun de douter de Dieu par les nuits chaudes. Car il est de chacun de fredonner dans la solitude ou de bâiller au travail de la terre, ou à certaines heures, de penser, agir, aimer, haïr, admirer ou mépriser quoi que ce soit au monde. Car l'homme vit. Et seul t'apparaîtrait comme saint, sauvé et souhaitable celui dont les idées seraient d'un ridicule bazar et non mouvements de son cœur.

Et comme tu demandes à tes gendarmes de dépister de l'homme ce qui est de l'homme lui-même et non de tel ou tel, ils y mettront leur zèle, le découvriront de chacun, puisqu'il s'y trouve, s'épouvanteront des progrès du mal, t'épouvanteront par leurs rapports, te feront partager leur foi en l'urgence de la répression et, quand ils t'auront converti, te feront bâtir des cachots pour y enfermer ton peuple entier. Jusqu'au jour où tu seras bien obligé, puisque eux aussi sont des hommes, de les y enfermer eux-mêmes.

Et si tu veux un jour que des paysans labourent tes terres dans la bonté de leur soleil, que des sculpteurs sculptent leurs pierres, que des géomètres fondent leurs figures, il te faudra bien changer de montagne. Et, selon la montagne choisie, tes bagnards deviendront tes saints, et tu élèveras des statues à celui-là que tu condamnais à casser des pierres.

CI

Me vint donc la notion de pillage à quoi j'avais toujours pensé mais sans que Dieu m'eût éclairé sur elle. Et certes je savais qu'est pillard celui-là qui brise le style en profondeur pour en tirer des effets qui le servent, effets louables en soi car il est du style de te les permettre, lequel est fondé pour que les hommes y puissent charrier leurs mouvements intérieurs. Mais il se trouve que tu brises ton véhicule sous prétexte de véhiculer, à la façon de celui-là qui tue son âne par des charges qu'il ne saurait supporter. Alors que par des charges bien mesurées tu l'exerces au travail et qu'il travaillera d'autant mieux qu'il travaille déjà. Donc celui qui écrit contre les règles je l'expulse. Qu'il se débrouille pour s'exprimer selon les règles car alors seulement il fonde les règles.

Or il se trouve que l'exercice de la liberté, quand elle est liberté de la beauté de l'homme, est pillage comme d'une réserve. Et certes ne sert de rien une réserve qui dort et une beauté due à la qualité de la matrice mais que tu ne sortiras jamais du moule pour l'exposer à la lumière. Il est beau de fonder des greniers où s'engrangent les graines. Ils n'ont de sens pourtant que si ces graines tu les y puises pour les disperser en hiver. Et le sens du grenier c'est le contraire du grenier qui est ce lieu-là où tu fais rentrer. Il devient le lieu dont tu fais sortir. Mais un langage maladroit est seul cause de la contradiction, car entrer ou sortir sont mots qui se tirent la langue quand il s'agissait simplement de dire non: «Ce grenier est lieu où je fais rentrer» à quoi cet autre logicien te répondra avec raison: «C'est le lieu dont je fais sortir», quand tu dominais leur vent de paroles, absorbais leurs contradictions et fondais la signification du grenier en le disant escale des graines.

Aussi ma liberté n'est que l'usage des fruits de ma contrainte, qui a seul pouvoir de fonder quelque chose qui mérite d'être délivré. Et celui-là que je vois libre dans les supplices puisqu'il refuse d'abjurer, et puisqu'il résiste en soi-même aux ordres du tyran et de ses bourreaux, celui-là, je le dis libre, et l'autre qui résiste aux passions vulgaires je le dis libre aussi, car je ne puis juger comme libre celui qui se fait l'esclave de toute sollicitation quand bien même ils appellent liberté, la liberté de se faire esclaves.

Car si je fonde l'homme, je délivre de lui des démarches d'homme, si je fonde le poète je délivre des poèmes, et si je fais de toi un archange je délivre des paroles ailées et des pas sûrs comme d'un danseur.

CII

Je me méfie de celui qui tend à juger d'un point de vue. Comme de celui-là qui, se trouvant ambassadeur d'une grande cause, s'y étant soumis, se fait aveugle.

S'agit de réveiller en lui l'homme, quand je parle. Mais je me méfie de son audience. Elle sera d'abord habileté, ruse de guerre, et il digérera ma vérité pour la soumettre à son empire. Et comment lui reprocherais-je cette démarche quand sa grandeur naissait de celle de sa cause?

Celui-là qui m'entend et avec qui je communique de plain-pied et qui ne digère point ma vérité pour en faire la sienne et s'en servir au besoin contre moi, celui-là que je dis parfaitement éclairé, c'est en général qu'il ne travaille point, n'agit point, ne lutte point, et ne résout point de problème. Il est quelque part, lampion inutile luisant pour soi-même et pour le luxe, fleur la plus délicate de l'empire, mais stérile d'être trop pure.

Alors se pose le problème de mes rapports et de mes communications et de la passerelle entre cet ambassadeur d'une cause autre que la mienne, et moi-même. Et du sens de notre langage.

Car il n'est de communication qu'à travers le dieu qui se montre. Et de même que je ne communique avec mon soldat qu'à travers le visage de l'empire qui est pour l'un et l'autre signification, de même celui qui aime ne communique à travers les murs qu'avec celle-là qui est de sa maison et qu'il lui est donné d'aimer bien qu'absente et bien qu'endormie. S'il s'agit de l'ambassadeur d'une cause étrangère et si je prétends avec lui jouer plus haut qu'au jeu d'échecs et rencontrer l'homme à cet étage où la rouerie se trouve dominée et où, même si nous nous étreignons dans la guerre nous nous estimons et respirons en présence l'un de l'autre comme de ce chef qui régnait à l'est de l'empire et qui fut l'ennemi bien-aimé, je ne l'aborderai qu'à travers l'image nouvelle, laquelle sera notre commune mesure.

Et s'il croit en Dieu, et moi de même, et s'il soumet son peuple à Dieu, et moi le mien, nous nous abordons à égalité sous la tente de trêve dans le désert, maintenant au loin nos troupes à genoux, et nous pouvons, nous rejoignant en Dieu, prier ensemble.

Mais si tu ne trouves point quelque dieu qui domine il n'est point d'espoir de communiquer car les mêmes matériaux ont sens dans son ensemble et sens différent dans le tien, de même que les pierres semblables font, selon l'architecte, un autre temple et comment saurais-tu t'exprimer quand victoire signifie pour toi sa défaite et signifie pour lui sa victoire?

Et je compris, sachant que rien d'énonçable n'importe, mais seule la caution qui est en arrière et dont l'énoncé se réclame ou dont il transporte le poids, sachant que l'usuel ne provoque point de mouvement de l'âme ni du cœur et que le «prête-moi ta bouilloire», s'il peut agiter l'homme, c'est à cause d'un visage lésé, comme si par exemple bouilloire était de ta patrie intérieure et signifiait le thé auprès d'elle après l'amour, ou si elle était dehors et signifiait opulence et faste… Je compris donc pourquoi nos réfugiés berbères réduits aux matériaux, sans nœud divin qui noue les choses, incapables avec ces matériaux, même fournis à profusion, de bâtir l'invisible basilique dont ils n'eussent été que pierres visibles, descendaient au rang de la bête dont la seule différence est qu'elle n'accède pas à la basilique et borne ses maigres joies à la maigre jouissance des matériaux.

Et je compris pourquoi tant les émut le poète que fournit mon père, quand il chanta tout simplement les choses qui retentissent les unes sur les autres.

Et les trois cailloux blancs de l'enfant: richesse plus grande que tant de matériaux en vrac.

CIII

Mes gardes-chiourme en savent plus long sur les hommes que n'en savent mes géomètres. Fais-les agir et tu jugeras. Ainsi du gouvernement de mon empire. Je puis bien hésiter entre les généraux et les gardes-chiourme. Mais non entre ceux-là et les géomètres.

Car il ne s'agit point de connaître les mesures ni de confondre l'art des mesures avec la sagesse, «connaissance de la vérité», disent-ils. Oui. D'une vérité laquelle permet les mesures. Et certes tu peux maladroitement te servir de ce langage inefficace pour gouverner. Et tu prendras laborieusement des mesures abstraites et compliquées que tu eusses simplement pu prendre en sachant danser, ou surveiller les geôles. Car les prisonniers sont des enfants. Ainsi des hommes.

CIV

Ils assiégeaient mon père:

«Il est à nous de gouverner les hommes. Nous connaissons la vérité.»

Ainsi parlaient les commentateurs des géomètres de l'empire. Et mon père leur répondait:

«Vous connaissez la vérité des géomètres…

— Eh quoi? n'est-ce pas la vérité?

— Non», répondait mon père.

«Ils connaissent, me disait-il, la vérité de leurs triangles. D'autres connaissent la vérité du pain. Si tu le pétris mal il n'enfle pas. Si ton four est trop chaud il brûle. S'il est trop froid la pâte englue. Bien que de leurs mains sorte un pain craquant et qui te fait les dents joyeuses, les pétrisseurs de pain ne viennent cependant point solliciter de moi le gouvernement de l'empire.

— Peut-être dis-tu vrai des commentateurs des géomètres. Mais il est des historiens et des critiques. Ceux-là ont démontré les actes des hommes. Ils connaissent l'homme.

— Moi, dit mon père, je donne le gouvernement de l'empire à celui-là qui croit au diable. Car, depuis le temps qu'on le perfectionne, il débrouille assez bien l'obscur comportement des hommes. Mais certes le diable ne sert de rien pour expliquer des relations entre des lignes. C'est pourquoi je n'attends point des géomètres qu'ils me montrent le diable dans leurs triangles. Et rien de leurs triangles ne les peut aider à guider les hommes.

— Tu es obscur, lui dis-je, crois-tu donc au diable?

— Non», dit mon père.

Mais il ajouta:

«Car que signifie croire? Si je crois que l'été fait mûrir l'orge je ne dis rien qui soit fertile ni critiquable puisque j'ai d'abord dénommé été la saison où l'orge mûrit. Et ainsi des autres saisons. Mais si j'en tire des relations entre les saisons, comme de connaître que l'orge mûrit avant l'avoine, je croirai en ces relations puisqu'elles sont. Peu m'importent les objets reliés: je m'en suis servi comme d'un filet pour saisir une proie.»

Et mon père ajoutait: