37576.fb2 CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 28

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«Certes, me dis-je, le bourreau fera son office et noiera celui-là dans son propre sommeil…» Mais me venait dans ma pitié un litige nouveau et inattendu. Car seuls les empires forts tranchent la tête des sentinelles endormies, mais ceux-là n'ont plus le droit de rien trancher qui ne délèguent plus que des sentinelles pour dormir. Car il importe de bien comprendre la rigueur. Ce n'est point en tranchant les têtes des sentinelles endormies que l'on réveille les empires, c'est quand les empires sont réveillés que sont tranchées les têtes des sentinelles endormies. Et ici encore tu confonds l'effet et la cause. Et de voir que les empires forts tranchent les têtes, tu veux créer ta force en les tranchant, et tu n'es qu'un bouffon sanguinaire. Fonde l'amour et tu fondes la vigilance des sentinelles et la condamnation de celles-là qui dorment, car elles se sont d'elles-mêmes tranchées déjà d'avec l'empire.

Et tu n'as rien pour te dominer sinon la discipline qui te vient de ton caporal, lequel te surveille. Et les caporaux n'ont de discipline, s'ils doutent de soi, que celle qui leur vient de leurs sergents, lesquels les surveillent. Et les sergents des capitaines, lesquels les surveillent. Et ainsi jusqu'à moi, qui n'ai plus que Dieu pour me gouverner et qui demeure, si je doute, en porte à faux dans le désert.

Mais je veux te dire un secret et qui est celui de la permanence. Car si tu dors ta vie est suspendue. Mais elle est suspendue de même quand te viennent ces éclipses du cœur qui sont secret de ta faiblesse. Car autour de toi rien n'a changé et tout a changé en toi-même. Et te voici devant la ville, toi sentinelle, mais non plus appuyé contre la poitrine de ta bien-aimée à écouter les battements du cœur que tu ne distingues point d'avec son silence ou son haleine car tout n'est que signe de cette bien-aimée, laquelle est une, mais perdu parmi des objets en vrac que tu ne sais plus réunir en un, soumis aux airs nocturnes qui se contredisent les uns les autres, à ce chant de l'ivrogne qui nie la plainte du malade, à cette lamentation autour de quelque mort qui nie le cri du nouveau-né, à ce temple qui nie cette cohue de foire. Et tu te dis: «Qu'ai-je affaire de tout ce désordre et de ce spectacle incohérent?», car si tu ne sais plus qu'il est ici un arbre, alors racines, tronc, branches et feuillage n'ont plus de commune mesure. Et comment serais-tu fidèle quand il n'est plus personne pour recevoir? Je sais de toi que tu ne dormirais point si tu veillais quelque malade que tu aimerais. Mais s'est évanoui celui que tu eusses pu aimer et il s'est fait matériaux en vrac.

Car s'est défait le nœud divin qui noue les choses.

Mais je te désire fidèle à toi-même, sachant que tu vas revenir. Je ne te demande point de comprendre ni de ressentir dans chaque instant, sachant trop que l'amour même le plus ivre est fait de traversées de tant de déserts intérieurs. Et devant la bien-aimée elle-même tu te demandes: «Son front est un front. Comment puis-je l'aimer? Sa voix est cette voix. Elle a dit ici cette sottise. Elle a fait ici ce faux pas…» Elle est somme qui se décompose et ne peut plus t'alimenter, et bientôt tu la crois haïr. Mais comment la haïrais-tu? Tu n'es même pas capable d'aimer.

Mais tu te tais car tu sais bien obscurément qu'il ne s'agit là que d'un sommeil. Ce qui est, dans l'instant, vrai de la femme, est vrai du poème que tu lisais ou du domaine ou de l'empire. Te manque le pouvoir d'être allaité et de même de découvrir, qui est aussi amour et connaissance, les nœuds divins qui nouent les choses. Toi, ma sentinelle endormie, tes amours tu les retrouveras ensemble comme un tribut qui te reviendra, non l'un ou l'autre, mais tous, et il convient de respecter en toi, quand te vient l'ennui d'être infidèle, cette maison abandonnée.

Quand vont sur le chemin de ronde mes sentinelles, je ne prétends pas que toutes soient ferventes. Beaucoup s'ennuient et rêvent de la soupe, car si tous les dieux dorment en toi, te reste l'appel animal des satisfactions de ton ventre, et qui s'ennuie pense à manger. Je ne prétends point que leurs âmes à toutes soient éveillées. Car je dis âme ce qui de toi communique avec ces ensembles qui sont nœuds divins qui nouent les choses et se rit des murs. Mais simplement de temps à autre que l'une de leurs âmes brûle. Qu'il en soit une dont le cœur batte. Qu'il en soit une qui connaisse l'amour et tout à coup se sente remplie par le poids et les bruits de la ville. Une qui se sente vaste et respire les étoiles et contienne l'horizon comme ces conques que remplit le chant de la mer.

Il me suffit que tu aies connu la visite et cette plénitude d'être un homme, et que tu te tiennes bien préparé pour recevoir, car il en est comme du sommeil bu de la faim ou du désir qui te reviennent par intervalles, et ton doute n'est rien que de pur et je t'en voudrais consoler.

Te reviendra, si tu es sculpteur, le sens du visage. Te reviendra, si tu es prêtre, le sens de Dieu, te reviendra, si tu es amant, le sens de l'amour, te reviendra, si tu es sentinelle, le sens de l'empire, te reviendra, si tu es fidèle à toi-même et nettoies ta maison bien qu'elle semble abandonnée, ce qui peut seul t'alimenter le cœur. Car tu ne connais point l'heure de la visite, mais il importe que tu saches qu'elle est seule au monde à pouvoir combler.

C'est pourquoi je te construis tel par de mornes heures d'étude pour que le poème, par miracle, te puisse incendier, et par les rites et les coutumes de l'empire pour que cet empire te puisse prendre au cœur. Car il n'est point de don que tu n'aies préparé. Et la visite ne vient pas s'il n'est point de maison bâtie pour la recevoir.

Sentinelle, sentinelle, c'est en marchant le long des remparts dans l'ennui du doute qui vient des nuits chaudes, c'est en écoutant les bruits de la ville quand la ville ne te parle pas, c'est en surveillant les demeures des hommes quand elles sont morne assemblage, c'est en respirant le désert autour quand il n'est que vide, c'est en t'efforçant d'aimer sans aimer, de croire sans croire, et d'être fidèle quand il n'est plus à qui être fidèle, que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle, qui te viendra parfois comme récompense et don de l'amour.

Fidèle à toi-même n'est point difficile quand se montre à qui être fidèle, mais je veux que ton souvenir forme un appel de chaque instant et que tu dises: «Que ma maison soit visitée. Je l'ai construite et la tiens pure…» Et ma contrainte est pour t'aider. Et j'oblige mes prêtres au sacrifice même si les voilà, ces sacrifices, qui n'ont plus de sens. J'oblige mes sculpteurs à sculpter même si voilà qu'ils doutent d'eux-mêmes. J'oblige mes sentinelles à faire les cent pas sous peine de mort, sinon les voilà mortes d'elles-mêmes, tranchées déjà par elles-mêmes, d'avec l'empire.

Je les sauve par ma rigueur.

Ainsi de celui-là qui se prépare dans l'austérité du poste de garde. Car je l'envoie en éclaireur franchir les rangs de l'ennemi. Et il sait bien qu'il en mourra. Car ils sont en éveil. Et il redoute les supplices dont on l'écrasera pour faire sourdre, mêlés de cris, les secrets de la citadelle. Et certes il est des hommes noués par l'amour dans l'instant, et qui se harnachent chauds de joie car la seule joie est d'épouser et voilà qu'ils épousent. Car ne crois pas, quand tu te saisis de la bien-aimée au soir des noces qu'il soit d'abord pour toi simple conquête d'un corps, duquel tu eusses pu hériter dans le quartier réservé de la ville où sont des filles semblables d'apparence, mais changement du sens et de la couleur de toute chose. Et ton retour vers la maison le soir, et ton réveil devenu héritage rendu, et l'espérance des enfants et leur enseignement par toi de la prière. Et jusqu'à cette bouilloire qui devient du thé auprès d'elle avant l'amour. Car à peine a-t-elle franchi ta maison que tes tapis de haute laine deviennent prairie pour ses pas. Et de tout ce que tu reçois et qui est sens nouveau du monde, il est si peu de chose dont tu uses. Tu n'es comblé ni par l'objet donné ni par la caresse du corps, ni par l'usage de tel ou tel avantage mais par la seule qualité du nœud divin qui noue les choses.

Et celui-là qui se harnache pour mourir et dont il te semble qu'il ne reçoive rien dans l'instant puisque cette caresse même qui est si peu de chose ne lui est pas promise, mais bien au contraire la soif dans le soleil, le vent de sable qui crisse aux dents, puis les hommes autour de lui devenus pressoir de secrets, et celui qui se harnache pour la mort pour entrer vêtu dans la mort de son uniforme de mort et dont il te semble qu'il devrait crier son désespoir comme tel que j'ai condamné à la pendaison pour quelque crime, et qui lutte de sa chair contre d'implacables barreaux, mais celui-là qui se harnache pour la mort tu le découvres pacifique, te regardant d'un regard calme et répondant aux plaisanteries du corps de garde, lesquelles sont affection bourrue, et non par forfanterie ni pour montrer quelque courage, ou quelque dédain de la mort, ou quelque cynisme, ni quoi que ce soit de semblable, mais transparent comme une eau calme et n'ayant rien à te cacher — et s'il est triste un peu, disant sans gêne sa tristesse — rien à te cacher sinon son amour. Et je te dirai pourquoi plus tard.

Mais ce même qui ne tremble pas en bouclant ses courroies de cuir, je sais des armes contre lui qui prévalent sur la mort. Car il est vulnérable par tant de côtés. Ont barre sur lui toutes les divinités de son cœur. Et la simple jalousie si elle est menace d'un empire et d'un sens des choses et d'un goût du retour chez soi, comme elle ruinera bien cette belle image de calme, de sagesse et de renoncement! Tu vas tout lui prendre puisqu'il va rendre à Dieu non seulement celle-là qu'il aimait mais sa maison et les vendanges de ses vignes et la moisson crissante de ses champs d'orge. Et non seulement les moissons, les vendanges et les vignes, mais son soleil. Et non seulement son soleil, mais celle-là qui est de chez lui. Et tu le vois qui abdique tant de trésors sans marquer de ruine. Alors qu'il suffirait pour le jeter hors de lui-même et pour le changer en dément de lui voler un sourire de la bien-aimée. Et n'as-tu pas touché ici à une grande énigme? C'est que tu le tiens non par les objets possédés mais par le sens qu'il tire du nœud divin qui noue les choses. Et qu'il préfère sa propre destruction à la destruction de ce en quoi il s'échange et dont en retour il reçoit son allaitement. Il est circulation de l'un en l'autre. Et celui-là qui porte au cœur la vocation de la mer accepte de mourir d'un naufrage. Et s'il est vrai qu'à l'instant du naufrage il éprouvera peut-être le tumulte de l'animal quand le piège sur lui se referme, il demeure vrai que ne compte point cette explosion de panique, laquelle il prévoit, accepte et dédaigne, mais que bien au contraire lui plaît la certitude qu'il mourra un jour de la mer. Car si je les écoute se plaindre de cette mort aussi cruelle qui les attend, j'y entends autre chose que vantardise pour séduire les femmes, mais souhait secret de l'amour et pudeur pour le dire.

Car il n'est point ici, comme nulle part, de langage qui te permette de t'exprimer. S'il s'agit de la civilisation de l'amour tu peux dire «elle» et te traduire, croyant que c'est d'elle qu'il s'agit, alors qu'il s'agit du sens des choses, et qu'elle n'est là que pour te signifier le nœud divin qui les noue au Dieu qui est sens de ta vie, et mérite selon toi tes élans, alors qu'ils sont de communiquer de telle façon et non d'une autre avec le monde. Et d'être soudain tellement vaste que l'âme, telles les conques marines, te devient retentissante. Et peut-être peux-tu dire «l'empire» dans la certitude d'être compris et de prononcer un mot tout simple, si tous autour de toi l'entendent, selon ton instinct, mais non s'il peut être là quelqu'un qui n'y voit qu'une somme et rira de toi car il ne s'agit point du même empire. Et il te déplairait que l'on crût que tu offrais ta vie pour un magasin d'accessoires.

Car il en est ici comme d'une apparition qui s'ajoute aux choses et les domine et si elle échappe à ton intelligence apparaît pourtant comme évidente à ton esprit et à ton cœur. Et te gouverne mieux ou plus durement et plus sûrement que quoi que ce soit de saisissable (mais dont tu ne peux être certain que d'autres en même temps que toi l'observent) et te fait rester silencieux de peur d'être taxé de folie et de voir soumis à l'ironie qui n'est que du cancre ce visage qui t'est apparu. Car l'ironie le détruira en cherchant à montrer de quoi il est fait. Comment lui répondrais-tu qu'il est ici tout autre chose, puisque cette autre chose est pour ton esprit et non pour tes yeux?

J'ai souvent réfléchi sur ces apparitions, lesquelles sont seules auxquelles tu puisses prétendre, mais plus belles que celles que tu as coutume, dans le désespoir des nuits chaudes, de solliciter. Mais alors que tu as coutume, quand tu doutes de Dieu, de souhaiter que Dieu se montre à la façon d'un promeneur qui te rendrait visite — et qui rencontrerais-tu alors sinon ton égal et semblable à toi ne te conduisant nulle part et t'enfermant ainsi dans sa solitude — alors que tu souhaites non l'expression de la majesté divine mais spectacle et fête foraine dont tu ne recevrais qu'un plaisir vulgaire de fête foraine et ta déception toute hérissée contre Dieu. (Et comment ferais-tu une preuve de tant de vulgarité?) Alors que tu souhaites que quelque chose descende vers toi, te visite à ton étage tel que tu es, s'humiliant ainsi à toi et sans raison, et tu ne seras jamais exaucé, comme il en fut de mon enquête vers Dieu, s'ouvrent bien au contraire les empires spirituels et t'éblouissent les apparitions qui sont non pour les yeux ni pour l'intelligence mais pour le cœur et pour l'esprit, si tu fais effort d'ascension et accèdes à cet étage où ne sont plus les choses mais les nœuds divins qui les nouent.

Et voici que tu ne peux même plus mourir, car mourir c'est perdre. Et abandonner en arrière. Et il ne s'agit pas d'abandonner mais te confondre en. Et toute ta vie est remboursée.

Et tu le sais bien, toi, d'un incendie où tu as mesuré la mort pour sauver des vies. Toi d'un naufrage.

Et tu les vois mourir acceptant leur mort, les yeux ouverts sur la connaissance véritable, ceux-là qui eussent rugi, volés, frustrés et bafoués pour un sourire tourné ailleurs.

Dis-leur qu'ils se trompent: ils vont rire.

Mais toi, sentinelle endormie, non parce que tu as abandonné la ville mais parce que la ville t'a abandonnée, il me vient, devant ton visage d'enfant pâle, l'inquiétude de l'empire s'il ne peut plus me réveiller mes sentinelles.

Mais certes je me trompe recevant dans sa plénitude le chant de la ville et découvrant noué ce qui pour toi se divisa. Et je sais bien qu'il te fallait attendre, droit comme le cierge, pour en être récompensé à ton heure par ta lumière et ivre tout à coup de tes pas de ronde comme d'une danse miraculeuse sous les étoiles dans l'importance du monde. Car il est là-bas dans l'épaisse nuit des navires qui déchargent leurs cargaisons de métaux précieux et d'ivoire, et il se trouve, sentinelle sur les remparts, que tu contribues à les protéger et à embellir d'or et d'argent l'empire que tu sers. Car il est quelque part des amants qui se taisent avant d'oser parler et ils se regardent et voudraient dire… car si l'un parle et si l'autre ferme les yeux c'est l'univers qui va changer. Et tu protèges ce silence. Car il est quelque part ce dernier souffle avant la mort. Et ils se penchent pour recueillir le mot du cœur et la bénédiction pour toujours que l'on enfermera en soi, l'ayant reçue, et tu sauves le mot d'un mort.

Sentinelle, sentinelle, je ne sais où s'arrête ton empire quand Dieu te fait la clarté d'âme des sentinelles, ce regard sur cette étendue à laquelle tu as droit. Et peu m'importe que tu sois en d'autres instants tel qui rêve de la soupe en grommelant dans sa corvée. Il est bon que tu dormes et il est bon que tu oublies. Mais il est mauvais qu'oubliant tu laisses crouler ta demeure.

Car la fidélité c'est d'être fidèle à soi-même.

Et moi je veux sauver non toi seul mais tes compagnons. Et obtenir de toi cette permanence intérieure qui est d'une âme bien bâtie. Car je ne détruis pas ma maison lorsque je m'en éloigne. Ni ne brûle mes rosés si je cesse de les regarder. Elles demeurent disponibles pour un nouveau regard qui bientôt les fera fleurir.

J'enverrai donc mes hommes d'armes se saisir de toi. Tu seras condamné à cette mort qui est la mort des sentinelles endormies. Il te reste de te reprendre et d'espérer de t'échanger, par l'exemple de ton propre supplice, en vigilance des sentinelles.

CIX

Car certes il est triste que celle-là que tu observes tendre et pleine de naïveté, de confiance et de pudeur se puisse trouver menacée par le cynisme, l'égoïsme ou la fourberie qui exploitera cette grâce fragile et cette foi toute consentie, et il peut arriver que tu la souhaites plus avertie. Mais il ne s'agit point de souhaiter que soient méfiantes, averties ou avares de dons les filles de chez toi, car tu auras ruiné, en les créant telles, ce que tu prétendais abriter. Certes toute qualité comporte les ferments de sa destruction. La générosité, le risque du parasite qui l'écœurera. La pudeur, le risque de la grossièreté qui la ternira. La bonté, le risque de l'ingratitude qui la rendra amère. Mais toi, pour le soustraire aux risques naturels de la vie, tu souhaites un monde déjà mort. Et tu interdis d'édifier un temple qui soit beau par horreur des tremblements de terre qui détruiraient alors un beau temple.

Celles-là donc qui te font confiance, je les perpétue, bien que celles-là seules on les puisse trahir. Si donc le voleur de femmes en pille une, certes j'en souffrirai dans mon cœur. Et si je désire un beau guerrier, j'accepte le risque de le perdre en guerre.

Renonce donc à tes souhaits contradictoires.

Tant il est vrai qu'une fois encore était absurde ta démarche. De même qu'ayant admiré l'admirable visage que la coutume de chez toi avait créé, tu t'es pris à haïr la coutume, laquelle te paraissait contrainte, et en effet puisqu'elle était celle de devenir! Et, ayant détruit ta coutume, il s'ensuit que tu as détruit ce que tu prétendais sauver.

Et en effet par horreur de la brutalité grossière et de la rouerie qui menace les âmes nobles tu as réduit ces âmes nobles à se montrer plus grossières et plus rouées.

Sache que ce n'est point en vain que j'aime ce qui est menacé. Car il n'est point à déplorer que les choses précieuses le soient. Puisque précisément j'y trouve une condition de leur qualité. J'aime l'ami fidèle dans les tentations. Car s'il n'est point de tentation, il n'est point de fidélité et je n'ai point d'ami. Et j'accepte que quelques-uns tombent pour faire le prix des autres. J'aime le soldat courageux debout sous les balles. Car s'il n'est point de courage je n'ai plus de soldats. Et j'accepte qu'il en meure quelques-uns s'ils fondent par leur mort la noblesse des autres.

Et si tu m'apportes un trésor, je le veux si fragile que le vent me le puisse dépenser.

J'aime du jeune visage qu'il soit menacé de vieillir et du sourire qu'un mot de moi le puisse aisément changer en larmes.

CX

Et c'est alors que m'apparut la solution de la contradiction sur laquelle j'avais tant réfléchi. Car me blessait ce litige cruel quand je me penchais, moi le roi, sur ma sentinelle endormie. De prendre un enfant dans ses songes heureux pour le déposer tel quel dans la mort, et tout étonné, pendant la courte veille, d'avoir à souffrir du fait des hommes.

Car il s'éveilla devant moi et se passa la main sur son front puis, ne m'ayant point reconnu, offrit son visage aux étoiles en poussant un faible soupir qui était de reprendre le poids des armes. Et c'est alors qu'il m'apparut qu'une telle âme était à conquérir.

A son côté moi, son roi, je me tournais vers la ville respirant la même ville que lui en apparence et cependant non la même. Et je songeais: «Du pathétique auquel j'assiste il n'est rien à lui démontrer. Il n'est d'autre démarcher qui ait un sens que de le convertir et de le charger non de ces choses, puisque tout aussi bien que moi il les regarde et les respire et les mesure et les possède, mais du visage qui est apparition à travers et nœud divin qui noue les choses.» Et je compris qu'il importait de distinguer d'abord la conquête de la contrainte. Conquérir c'est convertir. Contraindre c'est emprisonner. Si je te conquiers je délivre un homme. Si je te contrains je l'écrase. La conquête c'est en toi et à travers toi une construction de toi-même. La contrainte c'est le tas de pierres alignées et toutes semblables dont rien ne naîtra.

Et m'apparut que tous les hommes étaient ainsi à conquérir. Ceux qui veillaient et ceux qui dormaient, ceux qui faisaient leur ronde sur les remparts et ceux qu'abritait cette ronde. Ceux qui se réjouissaient à cause d'un nouveau-né ou qui se lamentaient à cause d'un mort. Ceux qui priaient et ceux qui doutaient. La conquête c'est de te bâtir ton armature et t'ouvrir l'esprit aux provisions pleines. Car il est des lacs pour t'abreuver si l'on te montre le chemin. Et j'installerai mes dieux en toi pour qu'ils t'éclairent.

Et sans doute est-ce dans l'enfance qu'il importe de te conquérir d'abord sinon te voilà pétri et durci et ne sachant plus apprendre un langage.

CXI

Car me vint un jour la connaissance de ce que je ne pouvais pas me tromper. Non que je me jugeasse plus fort qu'un autre ou raisonnant mieux, mais parce que, ne croyant plus aux raisons qui se succèdent de proposition en proposition selon les règles de la logique, ayant appris que la logique est gouvernée par plus haut qu'elle et ne figure que trace sur le sable d'une marche qui est d'une danse, et conduit ou non vers le puits qui sauve selon le génie du danseur, ayant compris avec certitude que l'histoire une fois faite est tributaire de la raison puisque aucun pas ne manquera dans la succession des pas, mais que l'esprit qui domine les pas ne s'y lit pas vers l'avenir, ayant bien compris qu'une civilisation, comme un arbre sort, de la seule puissance de la graine, laquelle est une, malgré qu'elle se diversifie et se distribue et s'exprime en organes divers qui sont racines, tronc, branches, feuilles, fleurs et fruits, lesquels sont pouvoir de la graine une fois exprimé. Ayant bien compris que certes une civilisation une fois faite se remonte sans hiatus vers l'origine, ce qui montre aux logiciens une piste à remonter mais qu'ils n'eussent su descendre car ils n'ont point contact avec le conducteur. Ayant écouté les hommes disputer sans qu'aucun l'emportât véritablement, ayant prêté l'oreille aux commentateurs des géomètres qui croyant saisir des vérités n'y renonçaient l'an d'après qu'avec hargne ou accusaient leurs adversaires de sacrilège, accrochés qu'ils étaient à leurs branlantes idoles, mais ayant aussi partagé la table du seul géomètre véritable mon ami, lequel savait qu'il cherchait aux hommes un langage, comme le poète s'il veut dire son amour, et qui fut simple pour les pierres dans le même temps que pour les étoiles, et lequel savait parfaitement qu'il aurait d'année en année à changer de langage car c'est la marque de l'ascension. Ayant bien découvert qu'il n'est rien qui soit faux pour la simple raison qu'il n'est rien qui soit vrai (et qu'est vrai tout ce qui devient comme est vrai l'arbre), ayant écouté avec patience dans le silence de mon amour les balbutiements, les cris de colère, les rires et les plaintes de mon peuple. Ayant dans ma jeunesse, quand on résistait aux arguments par lesquels je cherchais non à bâtir mais à habiller ma pensée, abandonné la lutte faute de langage efficace contre un avocat meilleur que moi, mais sans jamais renoncer à ma permanence, sachant que ce qu'il me démontrait, c'était simplement que je m'exprimais mal et usant plus tard d'armes plus fortes, car il en est indéfiniment, comme d'une source, s'il est en toi caution véritable. Ayant une fois renoncé à entendre le sens incohérent des paroles confuses des hommes, me parut plus fertile que tout simplement ils essayassent de m'entendre, préférant simplement me laisser épanouir comme l'arbre à partir de sa graine jusqu'à l'achèvement des racines, du tronc et des branches, car alors il n'est plus à discuter puisque l'arbre est — et il n'est plus non plus à choisir entre cet arbre-là et un autre puisque seul il accorde un feuillage assez vaste pour abriter.

Et me venait la certitude que les obscurités de mon style comme la contradiction de mes énoncés n'étaient point conséquences d'une caution incertaine ou contradictoire ou confuse, mais d'un mauvais travail dans l'usage des mots car ne pouvait être ni confuse, ni contradictoire ni incertaine une attitude intérieure, une direction, un poids, une pente qui n'avait pas à se justifier puisque étant, tout simplement, comme est, dans le sculpteur quand il pétrit sa glaise, un certain besoin qui n'a encore point de forme mais deviendra visage dans la glaise qu'il pétrira.

CXII

Naissance aussi de la vanité lorsque non soumis à la hiérarchie. (Exemple: général, gouverneur.) Une fois fondé l'être qui les soumet l'un à l'autre, tombe la vanité. Car la vanité vient de ce que, billes mêlées, si aucun être ne vous domine dont vous soyez le sens, vous voilà ombrageux de la place occupée.

Et la grande lutte contre les objets: l'heure est venue de te parler de ta grande erreur. Car j'ai jugé fervents et j'ai reconnu comme heureux, brassant et rebrassant la gangue dans le dénuement des terres craquantes, meurtris de soleil comme un fruit blet, écorchés aux pierres, taraudant dans la profondeur de l'argile pour remonter dormir nus sous la tente, ceux-là qui vivaient d'extraire une fois l'an un diamant pur. Et j'ai vu malheureux, aigres de cœur et divisés ceux qui, de recevoir dans leur luxe des diamants, ne disposaient cependant plus que de verroterie inutile. Car tu n'as pas besoin d'un objet mais d'un dieu.