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J'ai imposé ma loi qui est comme la forme des murs et l'arrangement de ma demeure. L'insensé est venu me dire: «Délivre-nous de tes contraintes, alors nous deviendrons plus grands.» Mais je savais qu'ils y perdraient d'abord la connaissance d'un visage et, de ne plus l'aimer, la connaissance d'eux-mêmes, et j'ai décidé, malgré eux, de les enrichir de leur amour. Car ils me proposaient, pour s'y promener plus à l'aise, de jeter bas les murs du palais de mon père où tous les pas avaient un sens.
C'était une vaste demeure avec l'aile réservée aux femmes et le jardin secret où chantait le jet d'eau. (Et j'ordonne que l'on fasse ainsi un cœur à la maison afin que l'on y puisse et s'approcher et s'éloigner de quelque chose. Afin que l'on y puisse et sortir et rentrer. Sinon, l'on n'est plus nulle part. Et ce n'est point être libre que de n'être pas.) Il y avait aussi les granges et les étables. Et il arrivait que les granges fussent vides et les étables inoccupées. Et mon père s'opposait à ce que l'on se servît des unes pour les fins des autres. «La grange, disait-il, d'abord est une grange, et tu n'habites point une maison si tu ne sais plus où tu te trouves. Peu importe, disait-il encore, un usage plus ou moins fertile. L'homme n'est pas un bétail à l'engrais, et l'amour, pour lui, compte plus que l'usage. Tu ne peux aimer une maison qui n'a point de visage et où les pas n'ont point de sens.»
Il y avait la salle réservée aux seules grandes ambassades, et que l'on ouvrait au soleil les seuls jours où montait la poussière de sable soulevée par les cavaliers, et, à l'horizon, ces grandes oriflammes où le vent travaillait comme sur la mer. Celle-là, on la laissait déserte à l'occasion des petits princes sans importance. Il y avait la salle où l'on rendait la justice, et celle où l'on portait les morts. Il y avait la chambre vide, celle dont nul jamais ne connut l'usage — et qui peut-être n'en avait aucun, sinon d'enseigner le sens du secret et que jamais on ne pénètre toutes choses.
Et les esclaves, qui parcouraient les corridors portant leurs charges, déplaçaient de lourdes tentures qui croulaient contre leur épaule. Ils montaient des marches, poussaient des portes, et redescendaient d'autres marches, et, selon qu'ils étaient plus près ou plus loin du jet d'eau central, se faisaient plus ou moins silencieux, jusqu'à devenir inquiets comme des ombres aux lisières du domaine des femmes dont la connaissance par erreur leur eût coûté la vie. Et les femmes elles-mêmes: calmes, arrogantes, ou furtives, selon leur place dans la demeure.
J'entends la voix de l'insensé: «Que de place dilapidée, que de richesses inexploitées, que de commodités perdues par négligence! Il faut démolir ces murs inutiles, et niveler ces courts escaliers qui compliquent la marche. Alors l'homme sera libre.» Et moi je réponds: «Alors les hommes deviendront bétail de place publique, et, de peur de tant s'ennuyer, inventeront des jeux stupides qui seront encore régis par des
règles, mais par des règles sans grandeur. Car le palais peut favoriser des poèmes. Mais quel poème écrire sur la niaiserie des dés qu'ils lancent? Longtemps peut-être encore ils vivront de l'ombre des murs, dont les poèmes leur porteront la nostalgie, puis l'ombre elle-même s'effacera et ils ne les comprendront plus.»
Et de quoi, désormais, se réjouiraient-ils?
Ainsi de l'homme perdu dans une semaine sans jours, ou une année sans fêtes, qui ne montre point de visage. Ainsi de l'homme sans hiérarchie, et qui jalouse son voisin, si en quelque chose celui-ci le dépasse, et s'emploie à le ramener à sa mesure. Quelle joie tireront-ils ensuite de la mare étale qu'ils constitueront?
Moi je recrée les champs de force. Je construis des barrages dans les montagnes pour soutenir les eaux. Je m'oppose ainsi, injuste, aux pentes naturelles. Je rétablis les hiérarchies là où les hommes se rassemblaient comme les eaux, une fois qu'elles se sont mêlées dans la mare. Je bande les arcs. De l'injustice d'aujourd'hui je crée la justice de demain. Je rétablis les directions, là où chacun s'installe sur place et nomme bonheur ce croupissement. Je méprise les eaux croupissantes de leur justice et délivre celui qu'une belle injustice a fondé. Et ainsi j'ennoblis mon empire.
Car je connais leurs raisonnements. Ils admiraient l'homme qu'a fondé mon père. «Comment oser brimer, se sont-ils dit, une réussite si parfaite?» Et, au nom de celui-là que de telles contraintes avaient fondé, ils ont brisé ces contraintes. Et tant qu'elles ont duré dans le cœur, elles ont encore agi. Puis, peu à peu, on les a oubliées. Et celui-là que l'on voulait sauver est mort.
C'est pourquoi je hais l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car le cancre leur dit: «Vos coutumes ailleurs sont autres. Pourquoi n'en point changer?» De même qu'il leur eût dit: «Qui vous force d'installer les moissons dans la grange et les troupeaux dans les étables?» Mais c'est lui qui est dupe des mots, car il ignore ce que les mots ne peuvent saisir. Il ignore que les hommes habitent une maison.
Et ses victimes qui ne savent plus la reconnaître commencent de la démanteler. Les hommes dilapident ainsi leur bien le plus précieux: le sens des choses. Et ils se croient bien glorieux, les jours de fête, de ne point céder aux coutumes, de trahir leurs traditions, de fêter leur ennemi. Et certes, ils éprouvent quelques mouvements intérieurs dans les démarches de leurs sacrilèges. Tant qu'il y a sacrilège. Tant qu'ils se dressent contre quelque chose qui pèse encore contre eux. Et ils vivent de ce que leur ennemi respire encore. L'ombre des lois les gêne assez encore pour qu'ils se sentent contre les lois. Mais l'ombre elle-même bientôt s'efface. Alors ils n'éprouvent plus rien, car le goût même de la victoire est oublié. Et ils bâillent. Ils ont changé le palais en place publique, mais une fois usé le plaisir de piétiner la place avec une arrogance de matamore, ils ne savent plus ce qu'ils font là, dans cette foire. Et voilà qu'ils rêvent vaguement de reconstruire une maison aux mille portes, aux tentures qui croulent sur l'épaule, aux antichambres lentes. Voilà qu'ils rêvent d'une pièce secrète qui rendrait secrète toute la demeure. Et sans le savoir, l'ayant oublié, ils pleurent le palais de mon père où tous les pas avaient un sens.
C'est pourquoi, l'ayant bien compris, j'oppose mon arbitraire à cet effritement des choses et n'écoute point ceux qui me parlent de pentes naturelles. Car je sais trop que les pentes naturelles grossissent les mares de l'eau des glaciers, et nivellent les aspérités des montagnes, et rompent le mouvement du fleuve, quand il s'étale dans la mer, en mille remous contradictoires. Car je sais trop que les pentes naturelles font que le pouvoir se distribue et que les hommes s'égalisent. Mais je gouverne et je choisis. Sachant bien que le cèdre aussi triomphe de l'action du temps qui devrait l'étaler en poussière, et, d'année en année, édifie, contre la force même qui le tire vers le bas, l'orgueil du temple de feuillage. Je suis la vie et j'organise. J'édifie les glaciers contre les intérêts des mares. Peu m'importe si les grenouilles coassent à l'injustice. Je réarme l'homme pour qu'il soit.
C'est pourquoi je néglige le bavard imbécile qui vient reprocher au palmier de n'être point cèdre, au cèdre de n'être point palmier et, mélangeant les livres, tend vers le chaos. Et je sais bien que le bavard a raison dans sa science absurde car, hors la vie, cèdre et palmier s'unifieraient et se répandraient en poussière. Mais la vie s'oppose au désordre et aux pentes naturelles. C'est de la poussière qu'elle tire le cèdre.
La vérité de mes ordonnances, c'est l'homme qui en naîtra. Et les coutumes et les lois et le langage de mon empire, je ne cherche point en eux-mêmes leur signification. Je sais trop bien qu'en assemblant des pierres c'est du silence que l'on crée. Lequel ne se lisait point dans les pierres. Je sais trop bien qu'à force de fardeaux et de bandeaux c'est l'amour que l'on vivifie. Je sais trop bien que celui-là ne connaît rien qui a dépecé le cadavre et pesé ses os et ses viscères. Car os et viscères ne servent de rien par eux-mêmes, non plus que l'encre et la pâte du livre. Seule compte la sagesse qu'apporté le livre, mais qui n'est point de leur essence.
Et je refuse la discussion car il n'est rien ici qui se puisse démontrer. Langage de mon peuple, je te sauverai de pourrir. Je me souviens de ce mécréant qui visita mon père:
«Tu ordonnes que chez toi l'on prie avec des chapelets de treize grains. Q'importe treize grains, disait-il, le salut n'est-il pas le même si tu en changes le nombre?»
Et il fit valoir de subtiles raisons pour que les hommes priassent sur des chapelets de douze grains. Moi, enfant, sensible à l'habileté du discours, j'observais mon père, doutant de l'éclat de sa réponse, tant les arguments invoqués m'avaient paru brillants:
«Dis-moi, reprenait l'autre, en quoi pèse plus lourd le chapelet de treize grains…
— Le chapelet de treize grains, répondit mon père, pèse le poids de toutes les têtes qu'en son nom j'ai déjà tranchées…»
Dieu éclaira le mécréant qui se convertit.
IV
Demeure des hommes, qui te fonderait sur le raisonnement? Qui serait capable, selon la logique, de te bâtir? Tu existes et n'existes pas. Tu es et tu n'es pas. Tu es faite de matériaux disparates, mais il faut t'inventer pour te découvrir. De même que celui-là, qui a détruit sa maison avec la prétention de la connaître, ne possède plus qu'un tas de pierres, de briques et de tuiles, ne retrouve ni l'ombre ni le silence ni l'intimité qu'elles servaient, et ne sait quel service attendre de ce tas de briques, de pierres et de tuiles, car il leur manque l'invention qui les domine, l'âme et le cœur de l'architecte. Car il manque à la pierre l'âme et le cœur de l'homme.
Mais comme il n'est de raisonnements que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'âme et du cœur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'âme et le cœur échappent aux règles de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte. Moi qui possède une âme et un cœur. Moi qui seul détiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je
viens, et je pétris cette pâte, qui n'est que matière, selon l'image créatrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je bâtis ma civilisation, épris du seul goût qu'elle aura, comme d'autres bâtissent leur poème et infléchissent la phrase et changent le mot, sans être contraints de justifier l'inflexion ni le changement, épris du seul goût qu'elle aura, et qu'ils connaissent par le cœur.
Car je suis le chef. Et j'écris les lois et je fonde les fêtes et j'ordonne les sacrifices, et, de leurs moutons, de leurs chèvres, de leurs demeures, de leurs montagnes, je tire cette civilisation semblable au palais de mon père où tous les pas ont un sens.
Car, sans moi, qu'en eussent-ils fait du tas de pierres, à le remuer de droite à gauche, sinon un autre tas de pierres moins bien organisé encore? Moi je gouverne et, Je choisis. Et je suis seul à gouverner. Et voilà qu'ils peuvent prier dans le silence et l'ombre qu'ils doivent à mes pierres. A mes pierres ordonnées selon l'image de mon cœur.
Je suis le chef. Je suis le maître. Je suis le responsable. Et je les sollicite de m'aider. Ayant bien compris que le chef n'est point celui qui sauve les autres, mais celui qui les sollicite de le sauver. Car c'est par moi, par l'image que je porte, que se fonde l'unité que j'ai tirée, moi seul, de mes moutons, de mes chèvres, de mes demeures, de mes montagnes, et dont les voilà amoureux, comme ils le seraient d'une jeune divinité qui ouvrirait ses bras frais dans le soleil, et qu'ils n'auraient d'abord point reconnue. Voici qu'ils aiment la maison que j'ai inventée selon mon désir. Et à travers elle, moi, l'architecte. Comme celui-là qui aime une statue n'aime ni l'argile ni la brique ni le bronze, mais la démarche du sculpteur. Et je les accroche à leur demeure, ceux de mon peuple, afin qu'ils sachent la reconnaître. Et ils ne la reconnaîtront qu'après qu'ils l'auront nourrie de leur sang. Et parée de leurs sacrifices. Elle exigera d'eux jusqu'à leur sang, jusqu'à leur chair, car elle sera leur propre signification. Alors ils ne la pourront méconnaître, cette structure divine en forme de visage. Alors ils éprouveront pour elle l'amour. Et leurs soirées seront ferventes. Et les pères, quand leurs fils ouvriront les yeux et les oreilles, s'occuperont d'abord de la leur découvrir, afin qu'elle ne se noie point dans le disparate des choses.
Et si j'ai su bâtir ma demeure assez vaste pour donner un sens jusqu'aux étoiles, alors s'ils se hasardent la nuit sur leur seuil et qu'ils lèvent la tête, ils rendront grâce à Dieu de mener si bien ces navires. Et si je la bâtis assez durable pour qu'elle contienne la vie dans sa durée, alors ils iront de fête en fête comme de vestibule en vestibule, sachant où ils vont, et découvrant, au travers de la vie diverse, le visage de Dieu.
Citadelle! Je t'ai donc bâtie comme un navire. Je t'ai clouée, gréée, puis lâchée dans le temps qui n'est plus qu'un vent favorable.
Navire des hommes, sans lequel ils manqueraient l'éternité!
Mais je les connais, les menaces qui pèsent contre mon navire. Toujours tourmenté par la mer obscure du dehors. Et par les autres images possibles. Car il est toujours possible de jeter bas le temple et d'en prélever les pierres pour un autre temple. Et l'autre n'est ni plus vrai, ni plus faux, ni plus juste, ni plus injuste. Et nul ne connaîtra le désastre, car la qualité du silence ne s'est pas inscrite dans le tas de pierres.
C'est pourquoi je désire qu'ils épaulent solidement les maîtres couples du navire. Afin de les sauver de génération en génération, car je n'embellirai point un temple si je le recommence à chaque instant.
V
C'est pourquoi je désire qu'ils épaulent solidement les maîtres couples du navire. Construction d'hommes. Car autour du navire il y a la nature aveugle, informulée encore et puissante. Et celui-là risque d'être exagérément en repos qui oublie la puissance de la mer.
Ils croient absolue en elle-même la demeure qui leur fut donnée. Tant l'évidence devient, une fois montrée. Quand on habite le navire, on ne voit plus la mer. Ou, si l'on aperçoit la mer, elle n'est plus qu'ornement du navire. Tel est le pouvoir de l'esprit. La mer lui parut faite pour porter le navire.
Mais il se trompe. Tel sculpteur à travers la pierre leur a montré tel visage. Mais l'autre eût montré un autre visage. Et tu l'as vu toi-même des constellations: celle-là est un cygne. Mais l'autre eût pu t'y montrer une femme couchée. Il vient trop tard. Nous ne nous évaderons jamais plus du cygne. Le cygne inventé nous a saisis.
Mais de le croire par erreur absolu on ne songe plus à le protéger. Et je sais bien par où il me menace, l'insensé. Et le jongleur. Celui qui modèle des visages avec la facilité de ses doigts. Ceux qui voient jouer perdent le sens de leur domaine. C'est pourquoi je le fais saisir et écarteler. Mais certes ce n'est point à cause de mes juristes qui me démontrent qu'il a tort. Car il n'a point tort. Mais il n'a pas raison non plus, et je lui refuse en revanche de se croire plus intelligent, plus juste que mes juristes. Et c'est à tort qu'il croit qu'il a raison. Car il propose lui aussi comme absolu ses figures nouvelles éphémères et brillantes, nées de ses mains, mais auxquelles manquent le poids, le temps, la chaîne ancienne des religions. Sa structure n'est pas devenue encore. La mienne était. Et voilà pourquoi je condamne le jongleur et sauve ainsi mon peuple de pourrir.
Car celui qui n'y prête plus attention et ne sait plus qu'il habite un navire, celui-là par avance est comme démantelé et il verra bientôt sourdre la mer dont la vague lavera ses jeux imbéciles.
Car m'a été proposée cette image même de mon empire, une fois que nous fûmes en pleine mer dans le but d'un pèlerinage, quelques-uns de mon peuple et moi-même.
Ils se trouvaient donc enfermés à bord d'un vaisseau de haute mer. Quelquefois en silence je me promenais parmi eux. Accroupis autour des plateaux de nourriture, allaitant les enfants ou pris dans l'engrenage du chapelet de la prière, ils s'étaient faits habitants du navire. Le navire s'était fait demeure.
Mais voilà qu'une nuit les éléments se soulevèrent. Et comme je vins les visiter, dans le silence de mon amour, je vis que rien n'avait changé. Ils ciselaient leurs bagues, filaient leur laine, ou parlaient à voix basse, tissant inlassablement cette communauté des hommes, ce réseau de liens qui fait que si ensuite l'un d'eux meurt il arrache à tous quelque chose. Et je les écoutais parler, dans le silence de mon amour, dédaignant le contenu de leurs paroles, leurs histoires de bouilloires ou de maladies, sachant que ce n'est point dans l'objet que réside le sens des choses, mais dans la démarche. Et celui-là, quand il souriait avec gravité, faisait don de lui-même… et cet autre qui s'ennuyait, ne sachant point que c'était par crainte ou absence de Dieu. Ainsi les regardais-je dans le silence de mon amour.
Et cependant la lourde épaule de la mer dont il n'y avait rien à connaître les pénétrait de ses mouvements, lents et terribles. Il arrivait qu'au sommet d'une ascension tout flottât dans une sorte d'absence. Alors le navire tout entier tremblait comme si s'était fendue son armature, comme déjà épars, et, tant que durait cette fonte des réalités, ils s'interrompaient de prier, de parler, d'allaiter les enfants ou de ciseler l'argent pur. Mais chaque fois un craquement unique, dur comme la foudre, traversait les bois de part en part. Le navire retombait comme en soi-même, pesant à rompre sur tous ses contreforts, et cet écrasement arrachait aux hommes des vomissements.
Ainsi se serraient-ils comme dans une étable craquante sous l'écœurant balancement des lampes à huile. Je leur fis dire, de peur qu'ils ne s'angoissent:
«Que ceux d'entre vous qui travaillent l'argent me cisèlent une aiguière. Que ceux qui préparent les repas des autres s'y efforcent mieux. Que les valides prennent soin des malades. Que ceux qui prient s'enfoncent plus loin dans la prière…»
Et à celui-là que je découvrais appuyé, blême, contre une poutre et qui écoutait à travers les calfats épais le chant interdit de la mer:
«Va dans la cale me dénombrer les moutons morts. Il arrive qu'ils s'étouffent l'un l'autre dans leur terreur…»
Il me répondit:
«Dieu pétrit la mer. Nous sommes perdus. J'entends craquer les maîtres couples du navire… Ils ne doivent point se révéler puisqu'ils sont cadres et armatures. Ainsi des assises du globe auxquelles nous confions nos maisons et la procession d'oliviers et la tendresse des moutons de laine qui mâchent lentement l'herbe de Dieu dans le soir. Il est bon de s'occuper des oliviers, des moutons et du repas et de l'amour dans la maison. Mais il est mauvais que le cadre même nous tourmente. Que ce qui était fait redevienne ouvrage. Voici qu'ici ce qui doit se taire prend la parole. Qu'allons-nous devenir si les montagnes balbutient? J'ai entendu, moi, ce balbutiement et ne saurais plus l'oublier…