37576.fb2 CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 30

CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 30

L'homme disposait d'un langage vide. Mais le langage sera de nouveau sur lui comme un mors. Et il sera des mots cruels qui le pourront faire pleurer. Et il sera des mots chantants qui lui éclaireront le cœur.

«Je vous facilite les choses…» et tout est perdu. Non à cause des richesses, mais parce qu'elles ne sont plus tremplin pour quoi que ce soit mais provisions gagnées. Tu t'es trompé non de donner plus mais d'exiger moins. Si tu donnes plus, tu dois exiger plus.

La justice et l'égalité. Et voilà la mort. Mais la fraternité ne se trouve que dans l'arbre. Car tu ne dois point confondre alliance et communauté, laquelle n'est que promiscuité sans dieu qui domine, ni irrigation, ni musculature, et donc pourrissement.

Car ils se sont dissous d'avoir vécu dans l'égalité, la justice et la communauté totales. Ceci est repos des billes mêlées.

Jette-leur une graine qui les absorbe dans l'injustice de l'arbre.)

CXVII

En ce qui concerne donc mon voisin, j'ai observé qu'il n'était point fertile d'examiner de son empire les faits, les états de choses, les institutions, les objets, mais exclusivement les pentes. Car si tu examines mon empire tu t'en iras voir les forgerons et les trouveras forgeant des clous et se passionnant pour les clous et te chantant les cantiques de la clouterie. Puis tu t'en iras voir les bûcherons et tu les trouveras abattant des arbres et se passionnant pour l'abattage d'arbres, et se remplissant d'une intense jubilation à l'heure de la fête du bûcheron, qui est du premier craquement, lorsque la majesté de l'arbre commence de se prosterner. Et si tu vas voir les astronomes, tu les verras se passionnant pour les étoiles et n'écoutant plus que leur silence. Et en effet chacun s'imagine être tel. Maintenant si je te demande: «Que se passe-t-il dans mon empire, que naîtra-t-il demain chez moi?» tu me diras: «On forgera des clous, on abattra des arbres, on observera les étoiles et il y aura donc des réserves de clous, des réserves de bois et des observations d'étoiles.» Car myope et le nez contre, tu n'as point reconnu la construction d'un navire.

Et certes nul d'entre eux n'aurait su te dire: «Demain nous serons embarqués sur la mer.» Chacun croyait servir son dieu et disposait d'un langage malhabile pour te chanter le dieu des dieux qui est navire. Car la fertilité du navire est qu'il devienne amour des clous pour le cloutier.

Et quant à la prévision de l'avenir tu en aurais su bien plus long si tu avais dominé cet assemblage disparate et pris conscience de ce dont j'ai augmenté l'âme de mon peuple et qui est pente vers la mer. Alors tu l'eusses vu, ce voilier, assemblage de clous, de planches, de troncs d'arbres et gouverné par les étoiles, se pétrir lentement dans le silence et s'assembler à la façon du cèdre qui draine les sucs et les sels de la rocaille pour les établir dans la lumière.

Et tu la reconnaîtras cette pente qui va vers demain à ses effets irrésistibles. Car là il n'est point à t'y tromper: partout où elle se peut montrer, elle se montre. Et je reconnais la pente vers la terre à ce que je ne puis lâcher, aussi court soit l'instant, la pierre que je tiens dans la main sans qu'aussitôt elle tombe.

Et si je vois un homme se promenant et qu'il marche vers l'est je ne prévois point son avenir. Car il est possible qu'il fasse les cent pas et qu'à l'instant où je l'imagine bien établi dans son voyage il me désoriente par son demi-tour. Mais je prévois l'avenir de mon chien si chaque fois que je relâche sa corde aussi peu que ce soit c'est vers l'est qu'il me fait faire un pas et qu'il tire, car l'est alors est odeur de gibier et je sais bien où mon chien courra si je le délivre. Un pouce de corde m'en a plus appris que mille pas.

Ce prisonnier je l'observe qui est assis ou couché comme défait et dévêtu de tout désir. Mais il pèse vers la liberté. Et je reconnaîtrai sa pente à ce qu'il me suffira de lui montrer un trou dans le mur pour qu'il frémisse et redevienne musculature et attention. Et si la brèche donne sur la campagne, montre-moi celui-là qui a oublié de la voir!

Si tu raisonnes dans ton intelligence tu oublieras ce trou ou l'autre ou encore, le regardant, comme tu penses alors à autre chose, ne le verras point. Ou, le voyant, et enchaînant des syllogismes pour connaître s'il est habile d'en user, tu te décideras trop tard, car les maçons te l'auront effacé du mur. Mais montre-moi, de ce réservoir où l'eau pèse, quelle fissure elle peut oublier?

C'est pourquoi je dis que la pente, même informula-ble faute de langage, est plus puissante que la raison et seule gouverne. Et c'est pourquoi je dis que la raison n'est que servante de l'esprit et d'abord transforme la pente et en fait des démonstrations et des maximes, ce qui te permet ensuite de croire que ton bazar d'idées t'a gouverné. Quand je dis que tu n'as été gouverné que par les dieux qui sont temple, domaine, empire, pente vers la mer ou besoin de la liberté.

Ainsi, de mon voisin qui règne de l'autre côté de la montagne, je n'observerai point les actes. Car je ne sais point reconnaître au vol du pigeon une fois qu'il vole s'il cingle vers un pigeonnier ou s'il s'huile les ailes de vent, car je ne sais point reconnaître au pas de l'homme vers sa maison s'il cède au désir de sa femme ou à l'ennui de son devoir, et si son pas construit le divorce ou l'amour. Mais celui-là que je tiens dans sa geôle, s'il ne manque point d'occasion et pose son pied sur la clef que j'oublie, tâte les barreaux pour connaître si l'un d'eux remue, et soupèse de l'œil ses geôliers, je le devine déjà déambulant dans la liberté des campagnes.

Je veux connaître ainsi de mon voisin non ce qu'il fait mais ce qu'il n'oublie jamais de faire. Car alors je connais quel dieu le domine même si lui-même l'ignore, et la direction de son avenir.

CXVIII

Je me souvins de ce prophète au regard dur et qui par surcroît était bigle. Il me vint voir et le courroux montait en lui. Un courroux sombre:

«Il convient, me dit-il, de les exterminer.»

Et je compris qu'il avait le goût de la perfection. Car seule est parfaite la mort.

«Ils pèchent», dit-il.

Je me taisais. Je voyais bien sous mes yeux cette âme taillée comme un glaive. Mais je songeais:

«Il existe contre le mal. Il n'existe que par le mal. Que serait-il donc sans le mal?»

«Que souhaites-tu, lui demandai-je, pour être heureux?

— Le triomphe du bien.»

Et je comprenais qu'il mentait. Car il me dénommait bonheur l'inemploi et la rouille de son glaive.

Et m'apparaissait peu à peu cette vérité pourtant éclatante que, qui aime le bien, est indulgent au mal. Que, qui aime la force, est indulgent à la faiblesse. Car si les mots se tirent la langue, le bien et le mal cependant se mêlent et les mauvais sculpteurs sont terreau pour les bons sculpteurs, et la tyrannie forge contre elle les âmes fières, et la famine provoque le partage du pain, lequel est plus doux que le pain. Et ceux-là qui ourdissaient des complots contre moi, traqués par mes gendarmes, privés de lumière dans leurs caves, familiers d'une mort prochaine, sacrifiés à d'autres qu'eux-mêmes, ayant accepté le risque, la misère et l'injustice par amour de la liberté et de la justice, m'ont toujours apparu d'une beauté rayonnante, laquelle brûlait comme un incendie aux lieux du supplice, ce pourquoi je ne les ai jamais frustrés de leur mort. Qu'est-ce qu'un diamant s'il n'est point de gangue dure à creuser, et qui le cache? Qu'est-ce qu'une épée s'il n'est point d'ennemi? Qu'est-ce qu'un retour s'il n'est point d'absence. Qu'est-ce que la fidélité s'il n'est point de tentation? Le triomphe du bien c'est le triomphe du bétail sage sous sa mangeoire. Et je ne compte point sur les sédentaires ou les repus.

«Tu luttes contre le mal, lui dis-je, et toute lutte est une danse. Et tu tires ton plaisir du plaisir de la danse donc du mal. Je te préférerais dansant par amour.

«Car si je te fonde un empire où l'on s'exalte pour des poèmes, viendra l'heure des logiciens qui ratiocineront là-dessus et te découvriront les dangers qui menacent les poèmes dans le contraire du poème, comme s'il existait un contraire de quoi que ce soit dans le monde. Te naîtront alors les policiers qui, confondant amour du poème et haine du contraire du poème, s'occuperont non plus d'aimer mais de haïr. Comme si équivalait à l'amour du cèdre la destruction de l'olivier. Et ils t'enverront au cachot soit le musicien, soit le sculpteur, soit l'astronome, au hasard de raisonnements qui seront stupide vent de paroles et faible tremblement de l'air. Et mon empire désormais dépérira car vivifier le cèdre ce n'est point détruire l'olivier ni refuser l'odeur des rosés. Plante au cœur d'un peuple l'amour du voilier et il te drainera toutes les ferveurs de ton territoire pour les changer en voiles. Mais tu veux, toi, présider aux naissances des voiles en pourchassant, et en dénonçant et en exterminant des hérétiques. Or il se trouve que tout ce qui n'est point voilier peut être dénommé contraire du voilier, car la logique mène où tu veux. Et d'épuration en épuration tu extermineras ton peuple car il se trouve que chacun aussi aime autre chose. Bien plus, tu extermineras le voilier lui-même car le cantique du voilier était devenu chez le cloutier cantique de la clouterie. Tu l'auras donc emprisonné. Et il ne sera point de clous pour le navire.

«Ainsi de celui-là qui croit favoriser les grands sculpteurs en exterminant les mauvais sculpteurs, lesquels, dans son stupide vent de paroles, il dénomme contraire des premiers. Et je dis, moi, que tu interdiras à ton fils de choisir un métier qui offre si peu de chances de vivre.

— Si je t'entends bien, se hérissa le prophète bigle, je devrais tolérer le vice!

— Non point. Tu n'as rien compris», lui dis-je.

CXIX

Car si je ne veux pas faire la guerre et que mon rhumatisme me tire la jambe, il deviendra peut-être pour moi objection à la guerre alors que si je penchais vers la guerre je penserais le guérir par l'action. Car c'est mon simple désir de paix qui s'est habillé en rhumatisme, comme en amour peut-être de la maison ou comme en respect de mon ennemi ou comme en quoi que ce soit au monde. Et si tu veux comprendre les hommes, commence d'abord par ne jamais les écouter. Car le cloutier te parle de ses clous. L'astronome de ses étoiles. Et tous oublient la mer.

CXX

Car très important m'apparut qu'il ne te suffit pas de regarder pour voir. Car du haut de ma terrasse, je leur montrais le domaine et leur exposais ses contours et ils hochaient la tête disant: «Oui, oui…» Ou bien alors je leur faisais ouvrir le monastère et leur en expliquais les règles et ils bâillaient avec discrétion. Ou bien je leur montrais l'architecture du temple neuf ou la sculpture ou la peinture d'un sculpteur et d'un peintre qui avaient apporté quelque chose d'encore non habituel. Et ils s'en détournaient aussitôt. Tout ce qui eût pu frapper quelqu'un d'autre au cœur les laissait indifférents.

Et je me disais: __

«Ceux qui, à travers les choses, savent toucher le nœud divin qui les noue, ne disposent point de ce pouvoir en permanence. L'âme est pleine de sommeil. L'âme non exercée l'est plus encore. Comment espérer de ceux-ci qu'ils soient frappés par la révélation comme par la foudre? Car ceux-là seuls rencontrent la foudre qui reçoivent en elle leur solution, car ils attendaient ce visage, tout construits qu'ils étaient pour en être embrasés. Ainsi de celui-là que j'ai délié pour l'amour en l'exerçant à la prière. Je l'ai si bien fondé qu'il est des sourires qui seront pour lui comme des glaives. Mais les autres ne connaîtront que le désir. Si je les ai bercés des légendes du Nord où passent des cygnes et des vols gris de canards sauvages et des appels qui remplissent l'étendue, car le Nord pris dans le gel se remplit d'un seul cri comme un temple de marbre noir, alors ceux-là sont prêts pour les yeux gris et le sourire qui brûle en dedans comme la lumière d'une auberge mystérieuse dans la neige. Et je les en verrai frappés au cœur. Mais ceux-là qui remontent des déserts brûlants ne tressaillent point à cette forme de sourire.

Si donc je t'ai construit semblable aux autres dans l'enfance, tu découvriras les mêmes visages que ceux de ton peuple, tu éprouveras les mêmes amours et vous saurez communiquer. Car vous communiquez non l'un vers l'autre mais par la voie des nœuds divins qui nouent les choses et il importe que pour tous ils soient semblables.

Et quand je dis semblables, je ne dis point qu'il s'agit de créer cet ordre qui n'est qu'absence et mort, comme de pierres alignées ou de soldats marchant du même pas. Je dis que je vous ai exercés à reconnaître les mêmes visages, et ainsi à éprouver les mêmes amours.

Car je sais maintenant qu'aimer c'est reconnaître et c'est connaître le visage lu à travers les choses. L'amour n'est que connaissance des dieux.

Lorsque le domaine, la sculpture, le poème, l'empire, la femme ou Dieu, à travers la pitié des hommes, te sont pour un instant donnés à saisir en leur unité, je dis amour cette fenêtre qui vient en toi de s'ouvrir. Et je dis mort de ton amour s'il n'est plus pour toi qu'assemblage. Et cependant ce qui t'est remis par la voie des sens n'a point changé.

Et c'est pourquoi je dis aussi qu'ils ne peuvent plus communiquer sinon comme l'animal en vue du seul usuel, ceux qui ont renoncé aux dieux: bétail rentré.

C'est pourquoi ceux-là qui me viennent, regardant sans voir, il importe de les convertir. Car alors seulement ils s'éclaireront et se feront vastes. Et alors seulement ils seront nus. Car hors ta recherche des satisfactions de ton ventre, que désirerais-tu et où irais-tu et d'où naîtrait le feu de ton plaisir?

Convertir c'est tourner vers les dieux afin qu'ils soient vus.

Mais je n'ai point de passerelle qui me permette de m'expliquer à toi. Si tu regardes la campagne et que, de mon bâton tendu, je t'y dessine mon domaine, je ne puis pas transporter en toi mon amour par un mouvement aussi quelconque, car il serait par trop aisé pour toi de t'émouvoir. Et les jours d'ennui, tu t'en irais sur les montagnes y faire tourner un bâton pour t'exalter.

Je ne puis qu'essayer sur toi mon domaine. Et c'est pourquoi je crois aux actes. Car m'ont toujours semblé puérils ou aveugles ceux qui distinguent la pensée de l'action. S'en distinguent les idées qui sont pensées changées en objets de bazar.

Je te confierai donc une charrue et des bœufs ou encore un fléau pour les graines. Ou la surveillance des puisatiers. Ou la récolte des olives. Ou la célébration des mariages. Ou l'ensevelissement des morts. Ou quoi que ce soit qui te fasse entrer dans l'invisible construction et te soumette à ses lignes de force et ces lignes de force te feront aisé tel geste et difficile tel autre.

Tu rencontreras donc des obligations et des défenses. Car ce champ est impropre au labour, mais non cet autre. Ce puits-là sauvera ce village, et cet autre le rendra malade. Cette fille est à marier et son village devient cantique. Mais l'autre village pleure son mort. Et quand tu tires par un bord, tout le dessin te vient. Car le laboureur boit. Et le puisatier marie sa fille. Et la mariée mange le pain du premier et boit l'eau du second, et tous célèbrent les mêmes fêtes, prient les mêmes dieux, pleurent les mêmes deuils. Et tu deviens ce que l'on devient dans ce village. Tu me diras ensuite qui en toi vient de naître. Et si celui-là ne te plaît point, alors seulement tu renieras mon village.

Car il n'est point de promeneur oisif auquel il soit donné de voir. L'assemblage n'est rien, lequel seul se montre, et comment saurais-tu d'emblée saisir le dieu quand il n'est qu'exercice de ton cœur?