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Mais le poème est beau pour des raisons qui ne sont point de la logique puisque d'un autre étage. Et d'autant plus pathétique qu'il t'établit mieux dans l'étendue. Car il est un son à tirer de toi et que tu peux rendre mais non toujours de la même qualité. Il est de mauvaise musique qui t'ouvre des chemins médiocres dans le cœur. Et le dieu est faible qui t'apparaît.

Mais il est des visites qui te laissent endormie d'avoir tant aimé.

Et c'est pourquoi, pour toi qui es seule, j'ai inventé cette prière.

CXXIV

Prière de la solitude.

«Ayez pitié de moi, Seigneur, car me pèse ma solitude. Il n'est rien que j'attende. Me voici dans cette chambre où rien ne me parle. Et cependant ce ne sont point des présences que je sollicite, me découvrant plus perdue encore si je m'enfonce dans la foule. Mais telle autre qui me ressemble, seule aussi dans une chambre semblable, voici cependant qu'elle se trouve comblée si ceux de sa tendresse vaquent ailleurs dans la maison. Elle ne les entend ni ne les voit. Elle n'en reçoit rien dans l'instant. Mais il lui suffit pour être heureuse de connaître que sa maison est habitée.

«Seigneur, je ne réclame rien non plus qui soit à voir ou à entendre. Vos miracles ne sont point pour les sens. Mais il vous suffit pour me guérir de m'éclairer l'esprit sur ma demeure.

«Le voyageur dans son désert, s'il est, Seigneur, d'une maison habitée, malgré qu'il la sache aux confins du monde, il s'en réjouit. Nulle distance ne l'empêche d'en être nourri, et s'il meurt il meurt dans l'amour… Je ne demande donc même pas, Seigneur, que ma demeure me soit prochaine.

«Le promeneur qui dans la foule a été frappé par un visage, le voilà qui se transfigure, même si le visage n'est point pour lui. Ainsi de ce soldat amoureux de la reine. Il devient soldat d'une reine. Je ne demande donc même pas, Seigneur, que cette demeure me soit promise.

«Au large des mers il est des destinées brûlantes vouées à une île qui n'existe pas. Ils chantent, ceux du navire, le cantique de l'île et s'en trouvent heureux. Ce n'est point l'île qui les comble mais le cantique. Je ne demande donc même pas, Seigneur, que cette demeure soit quelque part…

«La solitude, Seigneur, n'est fruit que de l'esprit s'il est infirme. Il n'habite qu'une patrie, laquelle est sens des choses. Ainsi le temple quand il est sens des pierres. Il n'a d'ailes que pour cet espace. Il ne se réjouit point des objets mais du seul visage qu'on lit au travers et qui les noue. Faites simplement que j'apprenne à lire.

«Alors, Seigneur, c'en sera fini de ma solitude.»

CXXV

Car exactement comme la cathédrale est un certain arrangement de pierres toutes semblables mais distribuées selon des lignes de force dont la structure parle à l'esprit, exactement de même qu'il est un cérémonial de mes pierres. Et la cathédrale est plus ou moins belle.

Exactement comme la liturgie de mon année est un certain arrangement de jours d'abord tous semblables mais distribués selon des lignes de force dont la structure parle à l'esprit (et maintenant il est des jours où tu dois jeûner, d'autres où vous êtes conviés à vous réjouir, d'autres où tu ne dois pas travailler, et ce sont mes lignes de force que tu rencontres), exactement de même qu'il est un cérémonial de mes jours. Et l'année est plus ou moins vivante.

Exactement de même qu'il est un cérémonial des traits du visage. Et le visage est plus ou moins beau. Et un cérémonial de mon armée car ce geste-ci t'y est possible mais non cet autre qui te fait rencontrer mes lignes de force. Et tu es soldat d'une armée. Et l'armée est plus ou moins forte.

Et un cérémonial de mon village, car voici le jour de fête, ou la cloche des morts, ou l'heure des vendanges, ou le mur à bâtir ensemble, ou la communauté dans la famine et le partage de l'eau dans la sécheresse, et cette outre pleine n'est point pour toi seul. Et te voilà d'une patrie. Et la patrie est plus ou moins chaude.

Et je ne connais rien au monde qui ne soit d'abord cérémonial. Car tu n'as rien à attendre d'une cathédrale sans architecture, d'une année sans fêtes, d'un visage sans proportions, d'une armée sans règlements, ni d'une patrie sans coutumes. Tu ne saurais quoi faire de tes matériaux en vrac.

Pourquoi me dirais-tu de ces objets en vrac qu'ils sont réalité, et du cérémonial qu'il est illusion? Puisque l'objet lui-même est cérémonial de ses parties. Pourquoi l'armée selon toi serait-elle moins réelle qu'une pierre? Mais j'ai dénommé pierre un certain cérémonial de la poussière dont elle est composée. Et année le cérémonial des jours. Pourquoi l'année serait-elle moins vraie que la pierre?

Ceux-là n'ont découvert que les individus. Et certes, il est bon que les individus prospèrent et se nourrissent et s'habillent et ne souffrent point exagérément. Mais ils meurent dans l'essentiel et ne sont plus que pierres en vrac si tu ne fondes pas dans ton empire un cérémonial des hommes.

Car autrement l'homme n'est plus rien. Et tu ne pleureras pas plus ton frère, s'il meurt, que le chien quand l'autre de la même portée se noie. Mais tu ne tireras point de joie non plus du retour de ton frère. Car le retour du frère doit être d'un temple qui s'embellit, et la mort du frère un éboulement dans le temple.

Et chez les réfugiés berbères je n'ai point observé que l'on pleurât les morts.

Comment saurai-je te démontrer ce que je cherche? Il ne s'agit plus d'un objet qui parle aux sens mais à l'esprit. Ne me demande point de justifier le cérémonial que j'impose. La logique est de l'étage des objets et non de celui du nœud qui les noue. Ici je n'ai plus de langage.

Tu les as vues, les chenilles sans yeux s'acheminer vers la lumière ou faire l'ascension de l'arbre. Et toi qui les observes en homme, tu te formules ce vers quoi elles tendent. Tu conclus: «Lumière» ou «Sommet». Mais elles l'ignorent. Ainsi si tu reçois quelque chose de ma cathédrale, de mon année, de mon visage, de ma patrie, voilà ta vérité et peu m'importe ton vent de paroles qui n'est bon que pour les objets. Tu es chenille. Tu ne conçois point ce que tu cherches.

Si donc de ma cathédrale, de mon année, de mon empire tu sors embelli, sanctifié ou nourri de quelque invisible nourriture, je me dirai: «Voici une belle cathédrale pour hommes. Une belle année. Un bel empire.» Même si je ne sais point d'où considérer pour savoir la cause.

J'ai simplement, comme la chenille, trouvé quelque chose qui est pour moi. Ainsi d'un aveugle en hiver qui cherche le feu avec ses paumes. Et il le trouve. Et il pose son bâton et s'assied auprès, les jambes en croix. Bien qu'il ne sache rien du feu, à la façon dont tu sais quelque chose, toi qui vois. Il a trouvé la vérité de son corps, car tu l'observeras qui ne changera plus de place.

Et si tu reproches à ma vérité de n'être point une vérité, je te raconterai la mort du seul géomètre véritable, mon ami, qui, comme il s'apprêtait de mourir, me pria de l'assister.

CXXVI

Je m'en vins donc à lui de mes pas lents car je l'aimais.

«Géomètre, mon ami, je prierai Dieu pour toi.»

Mais il était las, ayant souffert.

«Ne t'inquiète point pour mon corps. J'ai la jambe morte et le bras mort et me voici comme un vieil arbre. Laisse faire le bûcheron…

— Tu ne regrettes rien, géomètre?

— Que regretterais-je? J'ai le souvenir d'un bras valide et d'une jambe valide. Mais toute la vie est naissance. Et l'on s'adopte tel que l'on est. As-tu jamais regretté ta première enfance, tes quinze ans ou ton âge mûr? Ces regrets-là sont regrets de mauvais poète. Il n'est point là regret, mais douceur de la mélancolie, laquelle n'est point souffrance, mais parfum dans le vase d'une liqueur évaporée. Certes ton œil, le jour où tu le perds, tu te lamentes car toute mue est douloureuse. Mais il n'est point de pathétique à se promener dans la vie avec un seul œil. Et j'ai vu rire les aveugles.

— On peut se souvenir de son bonheur…

— Et où vois-tu qu'il y ait là souffrance? Certes, j'ai vu celui-là souffrir du départ de celle qu'il aimait et qui était pour lui sens des jours, des heures et des choses. Car croulait son temple. Mais je n'ai point vu souffrir cet autre qui ayant connu l'exaltation de l'amour, puis ayant cessé d'aimer, a perdu le foyer de ses joies. Et il en est de même de celui qui était ému par le poème puis que le poème ennuie. Où vois-tu qu'il souffre? C'est l'esprit qui dort et l'homme n'est plus. Car l'ennui n'est point le regret. Le regret de l'amour c'est toujours l'amour… et s'il n'est plus d'amour il n'est point de regret de l'amour. Tu ne rencontres plus que cet ennui qui est de l'étage des choses car elles n'ont rien à te donner. Les matériaux de ma vie ou bien ils s'effondrent dans l'instant que leur clef de voûte s'en va et c'est la souffrance de la mue et comment la connaîtrais-je? Puisque c'est maintenant seulement que m'apparaît la clef de voûte véritable et la véritable signification et qu'ils n'ont jamais eu plus de sens qu'ils n'en ont. Et comment connaîtrais-je l'ennui puisqu'il est basilique construite et achevée et enfin éclairée pour mes yeux?

— Géomètre, que me dis-tu là! La mère peut se lamenter sur le souvenir de l'enfant mort.

— Certes dans l'instant où il s'en va. Car les choses perdent leur sens. Le lait monte à la mère et il n'est plus d'enfant. Te pèse la confidence qui est destinée à la bien-aimée et il n'est plus de bien-aimée. Et si te voilà d'un domaine vendu et dispersé que feras-tu de l'amour du domaine? C'est l'heure de la mue laquelle est toujours douloureuse. Mais tu te trompes, car les mots embrouillent les hommes. Vient l'heure où les choses anciennes reçoivent leur sens et qui était de te faire devenir. Vient l'heure où tu te sens enrichi d'avoir autrefois aimé. Et c'est la mélancolie laquelle est douce. Vient l'heure où la mère ayant vieilli est de visage plus émouvant et de cœur mieux éclairé, bien qu'elle n'ose avouer, tant elle a peur aussi des mots, que lui est doux le souvenir de l'enfant mort. As-tu jamais entendu une mère te dire qu'elle eût préféré ne point le connaître, ne point l'allaiter, ne point le chérir?»

Le géomètre s'étant tu longtemps me dit encore: «Ainsi ma vie bien rangée en arrière me devient aujourd'hui déjà souvenir…

— Ah! géomètre mon ami, dis-moi la vérité qui te fait cette âme sereine…

— Connaître une vérité, peut-être n'est-ce que la voir en silence. Connaître la vérité, c'est peut-être avoir droit enfin au silence éternel. J'ai coutume de dire que l'arbre est vrai, lequel est une certaine relation entre ses parties. Puis la forêt laquelle est une certaine relation entre les arbres. Puis le domaine lequel est une certaine relation entre les arbres et les plaines et autres matériaux du domaine. Puis de l'empire lequel est une certaine relation entre les domaines et les villes et autres matériaux des empires. Puis de Dieu lequel est une relation parfaite entre les empires et quoi que ce soit dans le monde. Dieu est aussi vrai que l'arbre, bien que plus difficile à lire. Et je n'ai plus de questions à poser.»

Il réfléchit:

«Je ne connais point d'autre vérité. Je ne connais que des structures qui plus ou moins me sont commodes pour dire le monde. Mais…»

Il se tut longtemps cette fois et je n'osai point l'interrompre:

«Cependant il m'est apparu quelquefois qu'elles ressemblaient à quelque chose….

— Que veux-tu dire?

— Si je cherche j'ai trouvé car l'esprit ne désire que ce qu'il possède. Trouver c'est voir. Et comment chercherais-je ce qui pour moi n'a point de sens encore? Je te l'ai dit, le regret de l'amour c'est l'amour. Et nul ne souffre du désir de ce qui n'est pas conçu. Et cependant j'ai eu comme le regret de choses qui n'avaient point encore de sens. Sinon pourquoi aurais-je marché dans la direction de vérités que je ne pouvais concevoir? J'ai choisi vers des puits ignorés des chemins rectilignes qui furent semblables à des retours. J'ai eu l'instinct de mes structures comme des chenilles aveugles de leur soleil.

«Et toi quand tu bâtis un temple et qu'il est beau, à qui ressemble-t-il?

«Et quand tu légifères sur le cérémonial des hommes et qu'il exalte les hommes comme le feu réchauffe ton aveugle, à quoi ressemble-t-il? Car les exemples ne sont pas tous beaux et il est des cérémonials qui n'exaltent pas.

«Mais les chenilles ne connaissent point leur soleil, les aveugles ne connaissent point leur feu et tu ne connais point le visage auquel tu le fais ressembler quand tu bâtis un temple qui est pathétique au cœur des hommes.