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Car je vous transfigure le monde, comme de l'enfant ses trois cailloux, si je leur attribue des valeurs diverses et un autre rôle dans le jeu. Et la réalité pour l'enfant ne réside ni dans les cailloux ni dans les règles qui ne sont qu'un piège favorable, mais dans la seule ferveur qui naît du jeu. Et les cailloux en sont en retour transfigurés.

Et que ferais-tu de tes objets, de ta maison, de tes amours et des bruits qui sont pour tes oreilles et des images qui sont pour tes yeux s'ils ne deviennent point matériaux de mon invisible palais lequel les transfigure?

Mais ceux-là qui ne tirent aucune saveur de leurs objets faute d'un empire qui les anime, ils s'irritent contre ces objets mêmes. «D'où vient que la richesse ne m'enrichisse point?» se lamentent-ils et ils supputent qu'il ne convient que de l'accroître car elle n'était point suffisante. Et ils en accaparent d'autres, qui les encombrent plus encore. Et les voilà cruels dans leur irréparable ennui. Car ils ne savent point qu'ils cherchent autre chose faute de l'avoir rencontré. Ils ont rencontré celui-là qui se montrait tellement heureux de lire sa lettre d'amour. Ils se penchent sur son épaule et observant qu'il tire sa joie de caractères noirs sur page blanche, ils ordonnent à leurs esclaves de s'exercer sur page blanche à mille arrangements de signes noirs. Et ils les fouettent de ne point réussir le talisman qui rend heureux.

Car il n'est rien pour eux qui fasse retentir les objets les uns sur les autres. Ils vivent dans le désert de leurs pierres en vrac.

Mais moi je viens qui à travers bâtis le temple. Et les mêmes pierres leur versent la béatitude.

CXXXII

Car je les rendais sensibles à la mort. Sans d'ailleurs le regretter. Car ainsi ils étaient sensibles à la vie. Mais si j'établissais chez toi le droit d'aînesse tu y trouverais plus de raisons, certes, de haïr, mais en même temps d'aimer et pleurer ton frère. Si même c'était celui qui de par ma loi te frustrait. Car ainsi meurt le frère aîné, ce qui a un sens, et le responsable, et le guide, et le pôle de la tribu. Et lui, si tu meurs, pleure sa brebis, celui qu'il aidait, celui qu'il aimait aimer, celui qu'il conseillait sous la lampe du soir.

Mais si je vous ai faits, l'un par rapport à l'autre, égaux et libres, rien ne changera par la mort et vous ne pleurerez point. Je l'ai bien observé de mes guerriers dans le combat. Ton camarade est mort et cependant rien n'a beaucoup changé. Il est remplacé sur l'heure par un autre. Et tu dénommes dignité du soldat, sacrifice consenti, noblesse masculine ta réserve devant la mort. Et ton refus des larmes. Mais au risque de te scandaliser je te dirai: Tu ne pleures point faute de motifs pour pleurer. Car celui-là qui est mort tu ne sais point qu'il est mort. Il mourra plus tard peut-être la paix venue. Aujourd'hui il en est toujours un autre à ta gauche et un autre à ta droite, ajustant leurs fusils. Tu n'as point le loisir de demander à l'homme ce qu'il était capable de donner seul. Comme cette protection de ton aîné. Car ce que donnait l'un, l'autre le donnera. Les billes d'un sac ne pleurent point l'absence d'une bille car le sac est tout gonflé de billes semblables. De celui qui meurt tu dis simplement: «Je n'ai pas le temps… il mourra plus tard.» Mais il ne mourra plus car, la guerre achevée, les vivants aussi se disperseront. Ainsi se défera la figure que vous formiez. Vivants et morts vous vous ressemblerez. Les absents seront comme des morts et les morts comme des absents.

Mais si vous êtes d'un arbre, alors chacun dépend de tous et tous dépendent de chacun. Et vous pleurerez si l'un s'en va.

Car si vous êtes soumis à quelque figure, il y a entre vous hiérarchie. Alors votre importance l'un pour l'autre se montre. Car s'il n'est point de hiérarchie il n'est point de frères. Et j'ai toujours entendu dire «mon frère» quand il y avait quelque dépendance.

Et je ne veux point vous faire le cœur dur à la mort. Car alors il ne s'agit point de vous durcir contre une faiblesse humiliante comme le serait la peur du sang ou la crainte des coups, lequel durcissement vous fait grandir, mais de subir moins durement la mort parce qu'il mourrait moins de choses. Et certes, plus pour votre cœur votre frère se fera provision maigre, moins vous irez pleurer sa mort.

Je désire, moi, vous enrichir et faire retentir votre frère sur vous. Et faire que votre amour, si vous aimez, soit découverte d'un empire et non saillie comme du bouc. Car certes, ne pleure point le bouc. Mais qu'elle meure, celle de votre amour, et vous êtes en exil. Et celui-là qui dit qu'il prend sa mort en homme c'est qu'il en faisait un bétail. Et à son tour elle prendra sa mort à lui en bétail et dira: «Il est bon que les hommes meurent à la guerre…» Mais moi je veux que vous mourriez en guerre. Car qui aimera si ce n'est le guerrier? Mais je ne veux point que par lâcheté vous ayez dégradé vos trésors, par désir de les moins regretter, car qui mourra sinon un automate morne et qui ne sacrifie rien à l'empire?

J'exige, moi, que l'on me donne le meilleur. Car alors seulement vous voilà grands.

Donc il ne s'agit point de vous solliciter de mépriser la vie, mais bien de vous la faire aimer.

Et de vous faire aussi aimer la mort, si elle est échange contre l'empire.

Car rien ne s'oppose. L'amour de Dieu vous augmente l'amour de l'empire. L'amour de l'empire celui du domaine. Celui du domaine l'amour de l'épouse. Et l'amour de l'épouse l'amour du simple plateau d'argent qui est du thé auprès d'elle après l'amour.

Mais comme je vous fais la mort déchirante, je veux en même temps vous en consoler. C'est pourquoi pour ceux-là qui pleurent j'ai inventé cette prière: Prière contre la mort.

CXXXIII

«J'ai écrit mon poème. Il me reste à le corriger.»

Mon père s'irrita:

«Tu écris ton poème après quoi tu le corrigeras! Qu'est-ce qu'écrire sinon corriger! Qu'est-ce que sculpter sinon corriger! As-tu vu pétrir la glaise? De correction en correction sort le visage, et le premier coup de pouce déjà était correction au bloc de glaise. Quand je fonde ma ville je corrige le sable. Puis corrige ma ville. Et de correction en correction, je marche vers Dieu.»

CXXXIV

Car certes, tu t'exprimes par des relations. Et tu fais retentir les cloches les unes sur les autres. Et n'ont point d'importance les objets que tu fais retentir. Ce sont matériaux du piège pour des captures, lesquelles ne sont jamais de l'essence du piège. Et je t'ai dit qu'il fallait des objets reliés.

Mais dans la danse ou la musique il est un déroulement dans le temps qui ne me permet pas de me tromper sur ton message. Tu allonges ici, ralentis là, montes là et descends ici. Et fais maintenant écho à toi-même.

Mais là où tu me présentes tout en son ensemble il me faut un code. Car s'il n'est ni nez, ni bouche, ni oreille, ni menton, comment saurai-je ce que tu allonges ou raccourcis, épaissis ou allèges, redresses ou dévies, creuses ou bombes? Comment connaîtrai-je tes mouvements et distinguerai-je tes répétitions et tes échos? Et comment lirai-je ton message? Mais le visage sera mon code car j'en connais un qui est parfait et qui est banal.

Et certes tu ne m'exprimeras rien si tu me fournis le visage parfaitement banal, sinon le simple don du code, l'objet de référence et le modèle d'académie. J'en ai besoin non pour m'émouvoir mais pour lire ce que tu charries dans ma direction. Et si tu me livres le modèle lui-même, certes tu ne charrieras rien. Aussi j'accepte bien que tu t'éloignes du modèle et déformes et emmêles, mais tant que je conserve la clef. Et je ne te reprocherai rien s'il te plaît de me placer l'œil sur le front.

Bien que je te jugerai alors malhabile, comme celui-là qui pour faire entendre sa musique ferait beaucoup de bruit ou qui rendrait trop ostensible dans son poème une image afin qu'elle se vît.

Car je dis qu'il est digne d'enlever les échafaudages quand tu as achevé ton temple. Je n'ai pas besoin de lire tes moyens. Et ton oeuvre est parfaite si je ne les y découvre plus.

Car précisément ce n'est pas le nez qui m'intéresse et il ne faut pas trop me le montrer en me le plaçant sur le front, ni le mot, et il ne faut pas me le choisir trop vigoureux sinon il mange l'image. Ni même l'image sinon elle mange le style.

Ce que je sollicite de toi est d'une autre essence que le piège. Ainsi de ton silence dans la cathédrale de pierre. Or il se trouve que c'est toi, lequel me prétendais mépriser la matière et chercher l'essence, et qui t'es appuyé sur cette belle ambition pour me fournir tes indéchiffrables messages, qui me construis un piège énorme aux couleurs voyantes, lequel m'écrase, et me dissimule la souris mort-née que tu as prise.

Car tant que je te reconnais ou pittoresque ou brillant ou paradoxal c'est que je n'ai rien reçu de toi, car simplement tu te montres comme dans une foire. Mais tu t'es trompé dans l'objet de la création. Car ce n'est point de te montrer toi-même mais de me faire devenir. Or si tu agites devant moi ton épouvantail à moineaux, je m'en irai me poser ailleurs.

Mais celui-là qui m'a conduit là où il voulait, puis s'est retiré, il me fait croire que je découvre le monde et, comme il le désirait, devenir.

Mais ne crois point non plus que cette discrétion consiste à me polir une sphère où ondulent vaguement un nez, une bouche et un menton comme d'une cire oubliée au feu, car si tu méprises si fort les moyens dont tu uses, commence par me supprimer ce marbre lui-même ou cette argile ou ce bronze, lesquels sont plus matériels encore qu'une simple forme de lèvre.

La discrétion consiste à ne pas insister sur ce que tu veux me faire voir. Or je remarquerai du premier coup, car je vois de nombreux visages le long de la journée, que tu me veux effacer le nez et je n'appellerai point non plus discrétion de me loger ton marbre dans une chambre obscure.

Le visage véritablement invisible et dont je ne recevrai plus rien, c'est le visage banal.

Mais vous êtes devenus des brutes et il vous faut crier pour vous faire entendre.

Certes, tu me peux dessiner un tapis bariolé, mais il n'a que deux dimensions et, s'il parle à mes sens, il ne parle ni à mon esprit ni à mon cœur.

CXXXV

Je te veux dessiller les yeux sur le mirage de l'île. Car tu crois que dans la liberté des arbres et des prairies et des troupeaux, dans l'exaltation de la solitude des grands espaces, dans la ferveur de l'amour sans frein, tu vas jaillir droit comme un arbre. Mais les arbres que j'ai vus jaillir le plus droit ne sont point ceux qui poussent libres. Car ceux-là ne se pressent point de grandir, flânent dans leur ascension et montent tout tordus. Tandis que celui-là de la forêt vierge, pressé d'ennemis qui lui volent sa part de soleil, escalade le ciel d'un jet vertical, avec l'urgence d'un appel.

Car tu ne trouveras dans ton île ni liberté, ni exaltation, ni amour.

Et si tu t'enfonces pour longtemps dans le désert (car autre chose est de t'y reposer du charroi des villes), je ne sais qu'un moyen de l'animer pour toi, de t'y conserver en haleine et de le faire terreau de ton exaltation. Et c'est d'y tendre une structure de lignes de force. Qu'elles soient de la nature ou de l'empire.

Et j'installerai le réseau des puits assez avare pour que ta marche aboutisse sur chacun d'entre eux plus qu'elle n'y accède. Car il faut économiser vers le septième jour l'eau des outres. Et tendre vers ce puits de toutes ses forces. Et le gagner par ta victoire. Et sans doute perdre des montures à forcer cet espace et cette solitude, car il vaudra le prix des sacrifices consentis. Et les caravanes ensablées qui ne l'ont point trouvé attestent sa gloire. Et il rayonne sur leurs ossements sous le soleil.

Ainsi, à l'heure du départ, quand tu vérifies le chargement, tires sur les cordages pour juger si les marchandises balancent, contrôles l'état des réserves d'eau, tu fais appel au meilleur de toi-même. Et te voilà en marche vers ta contrée lointaine qu'au-delà des sables bénissent les eaux, gravissant l'étendue d'un puits à l'autre puits, comme les marches d'un escalier, pris, puisqu'il est une danse à danser et un ennemi à vaincre, dans le cérémonial du désert. Et, en même temps que des muscles, je te bâtis une âme.

Mais si je veux te l'enrichir encore, si je veux que les puits comme des pôles attirent ou repoussent avec plus de force et qu'ainsi le désert soit construction pour ton esprit et pour ton cœur, je te le peuplerai d'ennemis. Ceux-là tiendront les puits et il te faudra pour boire ruser, combattre et vaincre. Et selon les tribus qui camperont ici et là plus cruelles, moins cruelles, plus voisines d'esprit ou d'une langue impénétrable, mieux armées ou moins bien armées — tes pas se feront plus agiles ou moins agiles, plus discrets ou plus bruyants et les distances abattues au cours de tes journées de marche varieront, malgré qu'il s'agisse d'une étendue en tous les points semblables pour les yeux. Et ainsi s'aimantera, se diversifiera et se colorera différemment une immensité qui d'abord était jaunâtre et monotone mais qui, pour ton esprit et pour ton cœur, prendra plus de relief que ces pays heureux où sont les fraîches vallées, les montagnes bleues, les lacs d'eau douce et les prairies.

Car ton pays est ici d'un homme puni de mort et là d'un homme délivré, ici d'une surprise et là d'une solution de surprise. Ici d'une poursuite, et là d'une discrétion attentive comme dans la chambre où elle dort et où tu ne veux pas la réveiller.

Et sans doute ne se passera-t-il rien au cours de la plupart de tes voyages, car il suffit que te soient valables ces différences et motivé et nécessaire et absolu le cérémonial qui en naîtra pour enrichir de qualité ta danse. Le miracle alors sera bien que celui-là que j'ajoute à ta caravane, s'il ignore ton langage et ne participe pas à tes craintes, à tes espoirs et à tes joies, si simplement il est réduit aux mêmes gestes que les conducteurs de tes montures, il ne rencontrera rien qu'un désert vide et bâillera tout le long de la traversée d'une étendue interminable dont il ne recevra qu'ennui, et rien de mon désert ne changera ce voyageur. Le puits n'aura été pour lui qu'un trou de taille médiocre qu'il a fallu désensabler. Et qu'eût-il connu de l'ennemi puisque par essence il est invisible: car il ne s'agit là que d'une poignée de graines promenées par les vents, bien qu'elles suffisent à tout transfigurer pour celui-là qui s'y trouve lié, comme le sel transfigure un festin. Et mon désert, si seulement je t'en montre les règles du jeu, se fait pour toi d'un tel pouvoir et d'une telle prise que je puis te choisir banal, égoïste, morne et sceptique dans les faubourgs de ma ville ou le croupissement de mon oasis, et t'imposer une seule traversée de désert, pour faire éclater en toi l'homme, comme une graine hors de sa cosse, et t'épanouir d'esprit et de cœur. Et tu me reviendras ayant mué, et magnifique, et bâti pour vivre de la vie des forts. Et si je me suis borné à te faire participer de son langage, car l'essentiel n'est point des choses mais du sens des choses, le désert t'aura fait germer et croître comme un soleil.

Tu l'auras traversé comme une piscine miraculeuse. Et quand tu remonteras sur l'autre bord, riant, viril et saisissant, elles te reconnaîtront bien, les femmes, toi qu'elles cherchaient, et tu n'auras plus qu'à les mépriser pour les obtenir.

Combien fou celui-là qui prétend chercher le bonheur des hommes dans la satisfaction de leurs désirs, croyant, de les regarder qui marchaient, que compte d'abord pour l'homme l'accès au but. Comme s'il était jamais un but.

C'est pourquoi je te dis que comptent pour l'homme d'abord et avant tout la tension des lignes de force dans lesquelles il trempe, et sa propre densité intérieure qui en découle, et le retentissement de ses pas, et l'attirance des puits et la dureté de la pente à gravir dans la montagne. Et celui-là qui l'a su gravir, s'il vient de surmonter à la force de ses poignets et à l'usure de ses genoux une aiguille de roc, tu ne prétendras point que son plaisir est de la qualité médiocre du plaisir de ce sédentaire qui, y ayant traîné un jour de repos sa chair molle, se vautre dans l'herbe sur le dôme facile d'une colline ronde.

Mais tu as tout désaimanté en défaisant ce nœud divin qui noue les choses. Car de voir les hommes forcer vers les puits, tu as cru qu'il s'agissait de puits et tu leur a foré des puits. Car de voir les hommes tendre vers le repos du septième jour, tu as multiplié leurs jours de repos. Car de voir les hommes désirer les diamants, tu leur as distribué des diamants en vrac. Car de voir les hommes craindre l'ennemi, tu leur as supprimé leurs ennemis. Car de voir les hommes souhaiter l'amour, tu leur as bâti des quartiers réservés, grands comme des capitales, où toutes les femmes se vendent. Et tu t'es montré ainsi plus stupide que cet ancien joueur de quilles dont je t'ai autrefois parlé et qui cherchait sans la trouver sa volupté dans une moisson de quilles que lui renversaient des esclaves.