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Mais ne va pas croire que je t'ai dit qu'il s'agissait de te cultiver tes désirs. Car si rien ne s'y meut, il n'est point de lignes de force. Et le puits, s'il est proche de toi, certes, tu le désires quand tu meurs par la soif. Mais si, pour quelque raison, il te demeure inaccessible et que tu ne puisses ni rien en recevoir ni rien lui donner, il en est de ce puits comme s'il n'existait pas. Ainsi en est-il de cette passante que tu croises et qui ne peut rien être pour toi. Plus lointaine, malgré la distance, que d'une autre ville et mariée ailleurs. Je te la transfigure si je la fais pour toi élément d'une structure tendue et que tu puisses, par exemple, rêver de progresser vers elle de nuit, avec une échelle à sa fenêtre, pour l'enlever et la jeter sur ton cheval et t'en réjouir dans ton repaire. Ou si tu es soldat et qu'elle soit reine et que tu puisses espérer de mourir pour elle.

Faible et pitoyable est la joie que tu tires de fausses structures, en te les inventant par jeu. Car si tu aimes ce diamant il te suffirait de marcher vers lui à petits pas et de plus en plus lentement pour vivre une vie pathétique. Mais si ta marche lente vers le diamant est d'un rite qui t'enserre et t'interdit d'accélérer, si en poussant de toutes tes forces contre lui ce sont mes freins que tu rencontres et qui t'interdisent d'accélérer plus, si l'accès au diamant ne t'est ni empêché absolument — ce qui te le ferait disparaître en signification, le changeant en spectacle sans poids — ni facile, ce qui ne tirerait rien de toi — ni difficile par invention stupide, ce qui serait caricature de la vie — mais simplement de structure forte et de qualités nombreuses, alors te voilà riche. Et je ne connais point autre chose que ton ennemi pour te le fonder et je ne découvre rien ici qui puisse te surprendre car je dis simplement qu'il faut être deux pour faire la guerre.

Car ta richesse est de forer des puits, d'atteindre un jour de repos, d'extraire le diamant et de gagner l'amour.

Mais ce n'est point de posséder des puits, des jours de repos, des diamants, et la liberté dans l'amour. De même que ce n'est point de les désirer sans y prétendre.

Et si tu opposes comme mots qui se tirent la langue le désir et la possession, tu ne comprends rien de la vie. Car ta vérité d'homme les domine et il n'est rien là de contradictoire. Car il faut la totale expression du désir et que tu rencontres non d'absurdes obstacles mais l'obstacle même de la vie, l'autre danseur qui est rival — et alors c'est la danse. Sinon tu es aussi stupide que celui-là qui se joue, à pile ou face, contre lui-même.

Si mon désert était trop riche en puits, il faut que l'ordre vienne de Dieu qui en interdise quelques-uns.

Car les lignes de force créées doivent te dominer de plus haut pour que tu y trouves tes pentes et tes tensions et tes démarches, mais doivent, car toutes ne sont point également bonnes, ressembler à quelque chose qu'il n'est point de toi de comprendre. C'est pourquoi je dis qu'il est un cérémonial des puits dans le désert.

Donc n'espère rien de l'île heureuse qui est pour toi provision faite pour toujours comme cette moisson de quilles tombées. Car tu deviendrais ici bétail morne. Et si les trésors de ton île que tu imaginais retentissants et qui une fois abordés t'ennuient, je te les veux faire retentir, je t'inventerai un désert et les distribuerai dans l'étendue selon les lignes d'un visage qui ne sera point de l'essence des choses.

Et si je désire te sauver ton île, je te ferai don d'un cérémonial des trésors de l'île.

CXXXVI

Si tu me veux parler d'un soleil menacé de mort, dis-moi: «soleil d'octobre». Car celui-là faiblit déjà et te charrie cette vieillesse. Mais soleil de novembre ou décembre appelle l'attention sur la mort et je te vois qui me fais signe. Et tu ne m'intéresses pas. Car ce qu'alors je recevrai de toi ce n'est point le goût de la mort, mais le goût de la désignation de la mort. Et ce n'était point l'objet poursuivi.

Si le mot lève la tête au milieu de ta phrase, coupe-lui la tête. Car il ne s'agit point de me montrer un mot. Ta phrase est un piège pour une capture. Et je ne veux point voir le piège.

Car tu te trompes sur l'objet du charroi quand tu crois qu'il est énonçable. Sinon tu me dirais: «mélancolie», et je deviendrais mélancolique, ce qui est vraiment par trop facile. Et certes joue en toi un faible mimétisme qui te fait ressembler à ce que je dis. Si je dis: «colère des flots», tu es vaguement bousculé. Et si je dis: «le guerrier menacé de mort», tu es vaguement inquiet pour mon guerrier. Par habitude. Et l'opération est de surface. La seule qui vaille est de te conduire là d'où tu vois le monde comme je l'ai voulu.

Car je ne connais point de poème ni d'image dans le poème qui soit autre chose qu'une action sur toi. Il s'agit non de t'expliquer ceci ou cela, ni même de te le suggérer comme le croient de plus subtils, — car il ne s'agit point de ceci ou de cela — mais de te faire devenir tel ou tel. Mais de même que dans la sculpture j'ai besoin d'un nez, d'une bouche, d'un menton pour les faire retentir l'un sur l'autre et te prendre dans mon réseau, j'userai de ceci ou de cela que je suggérerai ou énoncerai, pour te faire autre devenir.

Car si j'use du clair de lune ne t'en va pas t'imaginer qu'il s'agit de toi dans le clair de lune. Il s'agit de toi tout aussi bien dans le soleil, ou dans la maison ou dans l'amour. Il s'agissait de toi tout court. Mais j'ai choisi le clair de lune parce qu'il me fallait bien un signe pour me faire entendre. Je ne pouvais les prendre tous. Et il se trouve ce miracle que mon action ira se diversifiant à la façon de l'arbre qui était simple à l'origine puisque graine, laquelle graine n'était point un arbre en miniature, mais qui développa des branches et des racines quand il s'est étalé dans le temps. Il en est pareillement de l'homme. Si je lui ajoute quelque chose de simple et qu'une seule phrase peut-être charriera, mon pouvoir ira se diversifiant et je modifierai cet homme dans son essence et il changera de comportement dans le clair de lune, dans la maison ou dans l'amour.

C'est pourquoi je dis d'une image, si elle est image véritable, qu'elle est une civilisation où je t'enferme. Et tu ne sais point me circonscrire ce qu'elle régit.

Mais faible peut-être pour toi ce réseau de lignes de force. Et son effet meurt au bas de la page. Il est ainsi des graines dont le pouvoir s'éteint presque aussitôt, et des êtres qui manquent d'élan. Mais il reste que tu eusses pu les développer pour construire un monde.

Ainsi si je dis: «soldat d'une reine», certes il ne s'agit ni de l'armée ni du pouvoir mais de l'amour. Et d'un certain amour, lequel n'espère rien pour soi mais se donne à plus grand que soi. Et lequel ennoblit et augmente. Car ce soldat est plus fort qu'un autre. Et si tu observes ce soldat, tu le verras se respecter à cause de la reine. Et tu sais bien aussi qu'il ne trahira pas, car il est protégé par l'amour, résidant de cœur en la reine. Et tu le vois qui revient au village tout fier de soi et cependant pudique et rougissant quand on l'interroge sur la reine. Et tu sais comment il quitte sa femme s'il est appelé pour la guerre et que ses sentiments ne sont point ceux du soldat du roi, lequel est ivre de colère contre l'ennemi et s'en va lui planter son roi dans le ventre. Mais l'autre va les convertir et, par l'effet du même combat en apparence, les ranger aussi dans l'amour. Ou encore… Mais si je parle plus loin j'épuise l'image car elle est d'un faible pouvoir. Et je ne saurais te dire aisément, quand l'un ou l'autre mange son pain, ce qui distingue le soldat de la reine du soldat du roi. Car l'image ici n'est qu'une faible lampe qui, bien que comme toute lampe elle rayonne sur tout l'univers, n'illumine que peu de chose pour tes yeux.

Mais toute évidence forte est une graine dont tu pourrais tirer le monde.

Et c'est pourquoi j'ai dit qu'une fois semée la graine, point n'était besoin d'en tirer toi-même tes commentaires, de bâtir toi-même ton dogme et d'inventer toi-même tes moyens d'action. La graine prendra sur le terreau des hommes, et naîtront par milliers tes serviteurs.

Ainsi si tu as su charrier dans l'homme qu'il est le soldat d'une reine, naîtra en conséquence ta civilisation. Après quoi tu pourras oublier la reine.

CXXXVII

N'oublie pas que ta phrase est un acte. Il ne s'agit point d'argumenter si tu désires me faire agir. Crois-tu que je m'en vais me déterminer pour des arguments? J'en trouverais de meilleurs contre toi.

Où as-tu vu la femme délaissée te reconquérir par un procès où elle prouve qu'elle a raison? Le procès irrite. Elle ne saura même pas te reprendre en se montrant telle que tu l'aimais car celle-là tu ne l'aimes plus. Et je l'ai bien vu de cette malheureuse qui, d'avoir été épousée après cette chanson triste, recommença la veille du divorce cette même chanson. Mais cette chanson triste le faisait furieux.

Peut-être le reprendrait-elle en le réveillant tel qu'il était, lui, quand il l'aimait. Mais il y faut un génie créateur car il s'agit de charger l'homme de quelque chose, de même que je le charge d'une pente vers la mer qui le fera bâtisseur de navires. Alors certes l'arbre croîtra qui ira se diversifiant. Et de nouveau il réclamera la chanson triste.

Pour fonder l'amour vers moi, je fais naître quelqu'un en toi qui est pour moi. Je ne te dirai point ma souffrance, car elle te fera dégoûté de moi. Je ne te ferai point de reproches: ils t'irriteraient justement. Je ne te dirai pas les raisons que tu as de m'aimer, car tu n'en as point. La raison d'aimer c'est l'amour. Je ne me montrerai pas non plus tel que tu me souhaitais. Car celui-là tu ne le souhaites plus. Sinon tu m'aimerais encore. Mais je t'élèverai pour moi. Et si je suis fort je te montrerai un paysage qui te fera mon ami devenir.

Celle-là que j'avais oublié me fut comme une flèche au cœur en me disant: «Entendez-vous votre cloche perdue?»

Car en fin de compte qu'ai-je à te dire? Je suis souvent allé m'asseoir sur la montagne. Et j'ai considéré la ville. Ou bien, me promenant dans le silence de mon amour, j'ai écouté parler les hommes. Et certes j'ai entendu des paroles auxquelles succédaient des actes comme du père qui dit à son fils: «Va me remplir cette urne à la fontaine» ou du caporal qui dit au soldat: «A minuit tu prendras la garde…» Mais il m'est toujours apparu que ces paroles ne présentaient point de mystère, et que le voyageur ignorant du langage, les constatant ainsi liées à l'usuel, n'y eût rien trouvé de plus étonnant que dans les démarches de la fourmilière dont aucune ne paraît obscure. Et moi, observant les charrois, les constructions, les soins aux malades, les industries et les commerces de ma ville, je n'y voyais rien qui ne fût d'un animal un peu plus audacieux et inventif et compréhensif que les autres, mais il m'apparaissait avec une évidence égale qu'en les considérant dans leurs fonctions usuelles je n'avais pas encore observé l'homme.

Car là où il m'apparaissait et me demeurait inexplicable par les règles de la fourmilière, là où il m'échappait si j'ignorais le sens des mots, c'était quand, sur la place du marché, assis en cercle, ils écoutaient un diseur de légendes, lequel avait en son pouvoir, s'il eût eu du génie, de se lever leur ayant parlé et, suivi d'eux, d'incendier la ville.

J'ai vu certes ces foules paisibles soulevées par la voix d'un prophète et s'en allant fondre à sa suite dans la fournaise du combat. Fallait que fût irrésistible ce que charriait le vent des paroles pour que, la foule l'ayant reçu, elle démentît le comportement de la fourmilière et se changeât en incendie, s'offrant d'elle-même à la mort.

Car ceux-là qui rentraient chez eux étaient changés. Et me semblait que point n'était besoin pour croire aux opérations magiques de les chercher dans les balivernes des mages, puisque étaient pour mes oreilles des assemblages de mots miraculeux et susceptibles de m'arracher à ma maison, à mon travail, à mes coutumes et de me faire souhaiter la mort.

C'est pourquoi j'écoutais chaque fois avec attention, distinguant le discours efficace de celui qui ne créait rien, afin d'apprendre à reconnaître l'objet du charroi. Car l'énoncé certes n'importe pas. Sinon chacun serait un grand poète. Et chacun serait meneur d'hommes, disant: «Suivez-moi pour l'assaut et l'odeur de la poudre brûlée…» Mais si tu t'y essaies tu les vois rire. Ainsi de ceux qui prêchent le bien.

Mais d'avoir écouté quelques-uns réussir et changer les hommes, et d'avoir prié Dieu afin qu'il m'éclairât, il m'a été donné d'apprendre à reconnaître dans le vent des paroles le charroi rare des semences.

CXXXVIII

C'est ainsi que je fis un pas dans la connaissance du bonheur et acceptai de me le poser en problème. Car il m'apparaissait comme fruit du choix d'un cérémonial créant une âme heureuse et non comme cadeau stérile d'objets vains. Car il n'est point possible de remettre le bonheur aux hommes comme provision. Et à ces réfugiés berbères mon père n'avait rien à donner qui les pût rendre heureux, alors que j'ai observé, dans les déserts les plus âpres et le dénuement le plus rigoureux, des hommes dont la joie était rayonnante.

Mais ne va pas t'imaginer que je puisse croire un instant que naîtra ton bonheur de la solitude, du vide et du dénuement. Car ils peuvent tout aussi bien te désespérer. Mais je te montre comme saisissant l'exemple qui distingue si bien le bonheur des hommes de la qualité des provisions qui leur sont remises, et soumet si parfaitement l'apparition de ce bonheur à la qualité du cérémonial.

Et si l'expérience m'a enseigné que les hommes heureux se découvraient en plus grande proportion dans les déserts, et les monastères, et le sacrifice, que chez les sédentaires des oasis fertiles ou des îles que l'on dit heureuses, je n'en ai point conclu, ce qui eût été stupide, que la qualité de la nourriture s'opposait à la qualité du bonheur, mais simplement que là où les biens sont en plus grand nombre il est offert aux hommes plus de chances de se tromper sur la nature de leurs joies car elles paraissent en effet venir des choses alors qu'ils ne les reçoivent que du sens que prennent ces choses dans tel empire ou telle demeure ou tel domaine. Dès lors, dans la prospérité il se peut que plus facilement ils s'abusent et courent plus souvent des richesses vaines.

Alors que ceux du désert ou du monastère, ne possédant rien, connaissent avec évidence d'où leur viennent leurs joies, et sauvent ainsi plus aisément la source même de leur ferveur.

Mais il en est encore une fois ici comme de l'ennemi qui te fait mourir ou qui t'augmente. Car si, reconnaissant sa véritable source, tu savais sauver ta ferveur dans l'île heureuse ou l'oasis, l'homme qui en naîtrait serait sans doute plus grand encore, de même que d'un instrument à plusieurs cordes tu peux espérer tirer un son plus riche que d'un instrument à corde unique. Et de même que la qualité des bois, des étoffes, des boissons et des nourritures ne pouvait qu'ennoblir le palais de mon père où tous les pas avaient un sens.

Mais ainsi en est-il des dorures nouvelles qui ne valent rien dans leur magasin mais qui ne prennent de sens qu'une fois sorties de leurs caisses et distribuées dans une demeure dont elles embellissent le visage.

CXXXIX

Car revint me voir ce prophète aux yeux durs qui nuit et jour couvait une fureur sacrée et qui par surcroît était bigle:

«Il convient, me dit-il, de les contraindre au sacrifice.

— Certes, lui répondis-je, car il est bon qu'une partie de leurs richesses soit prélevée sur leurs provisions, les appauvrissant faiblement, mais les enrichissant du sens qu'elles prendront alors. Car elles ne valent rien pour eux si elles n'ont pris place dans un visage.»

Mais il n'écoutait point, tout occupé par sa fureur. «Il est bon, disait-il, qu'ils s'enfoncent dans la pénitence…

— Certes, lui répondis-je, car à manquer de nourriture, les jours de jeûne, ils connaîtront la joie d'y revenir, ou encore se feront solidaire de ceux qui jeûnent par force, ou s'uniront à Dieu en cultivant leur volonté, ou simplement se sauveront de devenir trop gras.»

La fureur alors l'emporta:

«Il est bon d'abord qu'ils soient châtiés.»

Et je compris qu'il ne tolérait l'homme qu'enchaîné sur un grabat, privé de pain et de lumière au fond d'une geôle.

«Car il convient, dit-il, d'en extirper le mal.