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Et que, dans celui que je leur propose, l'intérêt est d'être animé, comme pour l'enfant de jouer le jeu le plus exaltant. Le bonheur, de s'échanger et de durer dans l'objet de sa création. Et la raison, de légiférer avec cohérence. La raison de l'armée c'est le règlement de l'armée qui fait de telle façon et non d'une autre retentir les choses les unes sur les autres, la raison d'un navire, c'est le règlement du navire, et la raison de mon empire c'est l'ensemble des lois, des coutumes, des dogmes, des codes qui me feront ainsi et avec cohérence retentir les choses les unes sur les autres.
Mais mien, un, et indémontrable est le son qu rendra ce retentissement.
Mais peut-être demanderas-tu: «Pourquoi ta contrainte?»
Lorsque j'ai fondé un visage il faut qu'il dure. Quand j'ai pétri un visage de terre, je le passe au four pour le durcir et qu'il soit permanent pendant une durée suffisante. Car ma vérité, pour être fertile, doit être stable, et qui aimeras-tu si tu changes d'amour tous les jours, et où seront tes grandes actions? Et la continuité seule permettra la fertilité de ton effort. Car la création est rare mais s'il est quelquefois urgent qu'elle te soit donnée pour te sauver, il serait mauvais qu'elle t'atteignît chaque jour. Car pour faire naître un homme il me faut plusieurs générations. Et sous prétexte d'améliorer l'arbre, je ne le tranche pas chaque jour pour le remplacer par une graine.
Et en effet, je ne connais que des êtres qui naissent, vivent et meurent. Et tu as assemblé des chèvres, des moutons, des demeures et des montagnes et aujourd'hui de cet assemblage naîtra un être neuf et qui changera le comportement des hommes. Et il durera, puis s'épuisera et mourra, ayant usé son don de vivre.
Et la naissance est toujours pure création, feu du ciel descendu et qui anime. Et la vie ne va point selon une courbe continue. Car il est devant toi cet œuf. Puis il évolue de proche en proche et il est une logique de l'œuf. Mais vient la seconde où sort le cobra et tous les problèmes pour toi sont changés.
Car il est des ouvriers dans le chantier et assemblage de pierres. Et il est une logique de l'assemblage des pierres. Mais vient l'heure où le temple est ouvert, lequel transfigure l'homme. Et tous les problèmes pour l'homme sont changés.
Et de ma civilisation, si j'en ai sur toi jeté la graine, il me faut plus d'une durée d'homme pour qu'elle pousse ses branches, ses feuilles et ses fruits. Et je refuse de changer de visage tous les jours, car rien ne naîtra.
Ta grande erreur est de croire en la durée d'une vie d'homme. Car d'abord à qui ou à quoi se délègue-t-il quand il meurt? J'ai besoin d'un dieu pour me recevoir.
Et de mourir dans la simplicité des choses qui sont. Et mes oliviers l'an d'après feront leurs olives pour mes fils. Et me voilà calme à l'heure de la mort.
CXLIII
Ainsi m'apparut-il de plus en plus qu'il ne fallait point écouter les hommes pour les comprendre. Car là, sous mes yeux, dans la ville, ils ont peu la conscience de la ville. Ils se croient architectes, maçons, gendarmes, prêtres, tisseurs de lin, ils se croient pour leurs intérêts ou leur bonheur et ils ne sentent pas leur amour, de même que ne sent point son amour celui qui vaque dans la maison tout absorbé par les difficultés du jour. Le jour est aux scènes de ménage. Mais la nuit, celui-là qui s'est disputé retrouve l'amour, car l'amour est plus grand que ce vent de paroles. Et l'homme s'accoude à la fenêtre sous les étoiles, de nouveau responsable de ceux qui dorment, du pain à venir, du sommeil de l'épouse qui est là à côté, tellement fragile et délicate et passagère. L'amour, on ne le pense pas. Il est.
Mais cette voix ne parle que dans le silence. Et de même que pour ta maison, de même pour la ville. Et de même que pour la ville, de même pour l'empire. Se fasse un calme extraordinaire et tu vois tes dieux.
Et nul ne saura, dans la vie du jour, qu'il est disposé à mourir. Et lui paraîtront mauvais pathétique les paroles qui lui parleront de la ville autrement qu'à travers l'image de son intérêt ou de son bonheur, car il ne saura point qu'ils sont des effets de la ville. Petit langage pour une trop grande chose.
Mais si tu surplombes la ville et te recules dans le temps pour voir sa démarche, tu découvriras bien à travers la confusion, l'égoïsme, l'agitation des hommes, la lente et calme démarche du navire. Car si tu reviens après quelques siècles voir le sillage qu'ils ont laissé tu le découvriras dans les poèmes, les sculptures de pierre, les règles de la connaissance et les temples qui émergeront encore du sable. L'usuel s'en sera effacé et fondu. Et ce qu'ils disaient intérêt ou goût du bonheur, tu comprendras qu'ils ne furent qu'un reflet mesquin d'une grande chose.
Aura marché l'homme que j'ai dit.
Ainsi de mon armée quand elle campe. Demain matin dans la fournaise du vent de sable je la jetterai sur l'ennemi. Et l'ennemi lui deviendra comme un creuset qui la fondra. Et coulera son sang, et trouveront leurs bornes dans la lumière, d'un coup de sabre, mille bonheurs particuliers désormais anéantis, mille intérêts désormais frustrés. Cependant mon armée ne connaîtra point la révolte car sa démarche n'est point d'un homme mais de l'homme même.
Et cependant sachant qu'elle acceptera demain de mourir, si je marche ce soir à pas lents, dans le silence de mon amour, parmi les tentes et les feux du campement, et si j'écoute parler les hommes, je n'entendrai point la voix de celui-là qui accepte la mort.
Mais on te plaisantera ici pour ton nez de travers. On se disputera par là pour un quartier de viande. Et ce groupe accroupi se hérissera de paroles vives qui te paraîtront insultantes au conducteur de cette aimée. Et si je dis à l'un qu'il est ivre de sacrifice tu l'entendras te rire au nez car il te jugera bien emphatique et faisant peu de cas de lui qui s'estime si important, car n'est point de son intention ni de sa conscience ni de sa dignité de mourir pour son caporal, lequel n'a point qualité pour recevoir un tel cadeau de lui. Et cependant, demain, il mourra pour son caporal. Nulle part tu ne rencontreras ce grand visage qui affronte la mort et se donne à l'amour. Et si tu as tenu compte du vent de paroles tu reviendras lentement vers sa tente avec aux lèvres le goût de la défaite. Car ceux-là plaisantaient et critiquaient la guerre et injuriaient les chefs. Et certes tu as vu les laveurs de ponts, les cargueurs de voiles et forgeurs de clous, mais t'a échappé, car tu étais myope et le nez contre, la majesté du navire.
CXLIV
Cependant ce soir-là je m'en fus visiter mes prisons. Et j'y découvris que nécessairement le gendarme n'avait distingué pour les choisir et les jeter dans les cachots que ceux qui se montraient permanents, ne composaient point, n'abjuraient pas l'évidence de leur vérité.
Et ceux-là qui demeuraient libres étaient ceux-là mêmes qui abjuraient et qui trichaient. Car souviens-toi de ma parole: Quelle que soit la civilisation du gendarme et quelle que soit la tienne, seul tient devant le gendarme, s'il détient pouvoir de juger, celui qui est bas. Car toute vérité quelle qu'elle soit, si elle est vérité d'homme et non de logicien stupide, est vice et erreur pour le gendarme. Car celui-là te veut d'un seul livre, d'un seul homme, d'une seule formule. Car il est du gendarme de bâtir le navire en s'efforçant de supprimer la mer.
CXLV
Car je suis fatigué des mots qui se tirent la langue et il ne me paraît point absurde de chercher dans la qualité de mes contraintes la qualité de ma liberté.
Comme dans la qualité du courage de l'homme en guerre, la qualité de son amour.
Comme dans la qualité de ses privations, la qualité de son luxe.
Comme dans la qualité de son acceptation de la mort, la qualité de ses joies dans la vie.
Comme dans la qualité de sa hiérarchie, la qualité de son égalité que je dirai alliance.
Comme dans la qualité de son refus des biens, la qualité de son usage des mêmes biens.
Comme dans la qualité de sa soumission totale à l'empire, la qualité de sa dignité individuelle.
Car dis-moi, si tu le prétends favoriser, ce qu'est un homme seul? Je l'ai bien vu de mes lépreux.
Et dis-moi, si tu la prétends favoriser, ce qu'est une communauté opulente et libre? Je l'ai bien vu de mes Berbères.
CXLVI
Car à ceux-là qui ne comprenaient pas mes contraintes je répondis:
«Vous êtes semblables à l'enfant qui, de n'avoir connu au monde qu'une forme de jarre, la considère comme absolue et ne comprend point plus tard, s'il change de demeure, pourquoi l'on a déformé et dévié la jarre essentielle de sa maison. Et ainsi quand tu vois forger dans l'empire voisin un homme autre que toi, et éprouvant et pensant et aimant et plaignant et haïssant différemment, tu te demandes pourquoi ceux-là déforment l'homme. D'où ta faiblesse, car tu ne sauveras point l'architecture de ton temple si tu ignores qu'elle est d'un dessin fragile et victoire de l'homme sur la nature. Et qu'il est quelque part des maîtres couples, des piliers, des cintres et des contreforts pour la soutenir.
«Et tu ne conçois point la menace qui pèse sur toi car tu ne vois dans l'œuvre de l'autre que l'effet d'un égarement passager et tu ne comprends pas que menace, pour l'éternité, de s'engloutir un homme qui jamais plus ne renaîtra.
«Et tu te croyais libre et t'indignais quand je te parlais de mes contraintes. Lesquelles en effet n'étaient point d'un gendarme visible mais plus impérieuses de ne se point remarquer comme de la porte à travers ton mur, laquelle ne te semble point, bien qu'il te faille faire un détour pour sortir, une insulte à ta liberté.
«Mais si tu veux voir apparaître le champ de force qui te fonde et te fait ainsi te mouvoir et éprouvant et pensant et aimant et plaignant et haïssant de cette façon-ci et non d'une autre, considère son corset chez ton voisin, là où il commence d'agir, car alors il te deviendra sensible.
«Sinon toujours tu le méconnaîtras. Car la pierre qui tombe ne subit pas la force qui la tire vers le bas. Une pierre ne pèse qu'immobile.
«C'est lorsque tu résistes que tu connais ce qui te meut. Et pour la feuille livrée au vent il n'est plus de vent, de même que pour la pierre délivrée il n'est plus de pesanteur.
«Et c'est pourquoi tu ne vois point la contrainte formidable qui pèse sur toi et ne se montrerait, tel le mur, que s'il te pouvait venir à l'idée d'incendier par exemple la ville.
«De même que ne t'apparaît point la contrainte plus simple de ton langage.
«Tout code est contrainte, mais invisible.»
CXLVII
J'étudiai donc les livres des princes, les ordonnances édictées aux empires, les rites des religions diverses, les cérémonials des funérailles, des mariages et des naissances, ceux de mon peuple et ceux des autres peuples, ceux du présent et ceux du passé, cherchant à lire des rapports simples entre les hommes dans la qualité de leur âme et les lois qui furent édictées pour les fonder, régir et perpétuer, et je ne sus point les découvrir.
Et, cependant, quand j'avais affaire a ceux-là qui me venaient de l'empire voisin où règne tel cérémonial des sacrifices, je le découvrais avec son bouquet, son arôme et sa façon à lui d'aimer ou de haïr, car il n'est ni amours ni haines qui se ressemblent. Et j'avais le droit de m'interroger sur cette genèse et de me dire: «Comment se fait-il que tel rite qui me semble sans rapport ni efficacité ni action, car il traite d'un domaine étranger à l'amour, fonde cet amour-ci et non un autre? Où donc se loge le lien entre l'acte, et les murailles qui gouvernent l'acte, et telle qualité du sourire qui est de celui-là et non du voisin?»
Je ne poursuivais point une démarche vaine puisque j'ai bien connu, tout au long de ma vie, que les hommes les uns des autres différaient, bien que les différences te soient invisibles d'abord et non exprimables en conservant, puisque tu te sers d'un interprète et qu'il a pour mission de te traduire les mots de l'autre, c'est-à-dire de chercher pour toi dans ton langage ce qui ressemblera le mieux à ce qui fut émis dans un autre langage. Et ainsi amour, justice ou jalousie se trouvant être traduits pour toi par jalousie, justice et amour, tu t'extasieras sur vos ressemblances, bien que le contenu des mots ne soit point le même. Et si tu poursuis l'analyse du mot, de traduction en traduction, tu ne chercheras et ne trouveras que les ressemblances, et te fuira comme toujours dans l'analyse ce que tu prétendais saisir.
Car si tu désires comprendre les hommes il ne faut point les écouter parler.
Et cependant sont absolues les différences. Car ni l'amour, ni la justice, ni la jalousie, ni la mort, ni le cantique, ni l'échange avec les enfants, ni l'échange avec le prince, ni l'échange avec la bien-aimée, ni l'échange dans la création, ni le visage du bonheur, ni la forme de l'intérêt ne se ressemblent de l'un à l'autre, et j'ai connu ceux-là qui s'estimaient comblés et, serrant les lèvres ou plissant les yeux, faisaient les modestes s'il leur poussait des ongles assez longs, et d'autres qui te jouaient le même jeu, s'ils te montraient des cals dans leurs paumes. Et j'ai connu ceux-là qui se jugeaient selon leur poids d'or dans leurs caves, ce qui te semble avarice sordide, tant que tu n'as point découvert des autres qu'ils éprouvent les mêmes sentiments d'orgueil et se jugent avec une complaisance satisfaite s'ils ont roulé des pierres inutiles sur la montagne.