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Voici donc que je t'ai dit: «S'il ne s'agit point d'esclaves aveugles, toutes les opinions sont dans tous les hommes. Non que les hommes soient versatiles mais parce que leur vérité intérieure est vérité qui ne trouve point dans les mots vêtement à sa mesure. Et il te faut un peu de ceci, un peu de cela…»

Car toi tu as simplifié avec la liberté et la contrainte. Et tu oscilles de l'un à l'autre car la vérité n'est ni dans chacun ni entre les deux mais au-dehors des deux. Mais par quel hasard pourrais-tu faire tenir en un seul mot ta vérité intérieure? Ce sont comme des boîtes maigres. Et en quel nom ce qui t'est nécessaire pour grandir pourrait-il tenir dans une boîte maigre?

Mais pour que tu sois libre de la liberté du chanteur qui improvise sur l'instrument à cordes, ne faut-il pas que je t'exerce d'abord les doigts et t'enseigne l'art du chanteur? Ce qui est guerre, contrainte et endurance.

Et pour que tu sois libre de la liberté du montagnard, ne faut-il pas que tu aies exercé tes muscles, ce qui est guerre, contrainte et endurance?

Et pour que tu sois libre de la liberté du poète, ne faut-il pas que tu aies exercé ton cerveau et forgé ton style, ce qui est guerre, contrainte et endurance?

Ne te souviens-tu point de ce que les conditions du bonheur ne sont jamais recherche du bonheur? Tu t'assiérais, ne sachant où courir. Le bonheur, quand tu as créé, t'est accordé comme récompense. Et les conditions du bonheur sont guerre, contrainte et endurance.

Ne te souviens-tu pas de ce que les conditions de la beauté ne sont jamais recherche de la beauté? Tu t'assiérais, ne sachant où courir. La beauté, quand ton œuvre est faite, lui est accordée pour ta récompense. Et les conditions de la beauté sont guerre, contrainte et endurance.

Ainsi des conditions de ta liberté. Elles ne sont pas cadeaux de la liberté. Tu t'assiérais, ne sachant où courir. La liberté, quand on a de toi tiré un homme, est récompense de cet homme, lequel dispose d'un empire où s'exercer. Et les conditions de ta liberté sont guerre, contrainte et endurance.

Je te dirai ainsi au risque de te scandaliser que les conditions de ta fraternité ne sont point ton égalité, car elle est récompense et l'égalité se fait en Dieu. Ainsi de l'arbre qui est hiérarchie, mais où vois-tu qu'une partie domine sur l'autre? Ainsi du temple qui est hiérarchie. S'il repose sur son assise il se noue en sa clef de voûte.

Et comment saurais-tu lequel des deux l'emporte sur l'autre? Qu'est-ce qu'un général sans armée? Qu'est-ce qu'une armée sans général? Une égalité est égalité dans l'empire et la fraternité leur est accordée comme récompense. Car la fraternité n'est point le droit au tutoiement ni à l'injure. Et moi je dis que ta fraternité est récompense de ta hiérarchie et du temple que vous bâtissez l'un par l'autre. Car je l'ai découvert dans les foyers où le père était respecté et où le fils aîné protégeait le plus jeune. Et où le plus jeune se confiait à l'aîné. Alors chaudes étaient leurs soirées, leurs fêtes et leurs retours. Mais s'ils sont matériaux en vrac, si nul ne dépend plus de l'autre, si simplement ils se coudoient et se mêlent comme des billes, où vois-tu leur fraternité? Que l'un d'eux meure, on le remplace car il n'était point nécessaire. Je veux connaître où tu es et qui tu es pour t'aimer.

Et si je t'ai retiré des flots de la mer je t'en aimerai mieux, responsable que je suis de ta vie. Ou si je t'ai veillé et guéri quand tu souffrais — ou si te voilà mon vieux serviteur qui m'a assisté comme une lampe, ou le gardien de mes troupeaux. Et j'irai boire chez toi ton lait de chèvre. Et je recevrai de toi et tu donneras. Et tu recevras et je donnerai. Mais je n'ai rien à dire à celui-là qui se proclame mon égal avec hargne et ne veut ni dépendre de moi en quelque chose ni que je dépende de lui. Je n'aime que celui-là dont la mort me serait déchirante.

CLIII

Cette nuit-là, dans le silence de mon amour, je voulus gravir la montagne pour, une fois de plus, observer la ville, l'ayant par mon ascension rangée

dans le silence et privée de ses mouvements — mais j'ai fait halte à mi-chemin, retenu que j'étais par ma pitié, car des campagnes j'entendais monter des plaintes et je souhaitais de les comprendre.

Elles s'élevaient du bétail rangé dans les étables. Et des bêtes des champs et des bêtes du ciel et des bêtes du bord des eaux. Car seules elles témoignent dans la caravane de la vie, le végétal n'ayant point de langage, et l'homme ayant déjà, vivant à demi la vie de l'esprit, commencé d'user du silence. Car celui-là que le cancer travaille, tu le vois se mordre les lèvres et se taire, sa souffrance se changeant au-dessus du remue-ménage de la chair en arbre spirituel qui pousse ses branches et ses racines dans un empire qui n'est point des choses mais du sens des choses. C'est pourquoi t'angoisse plus fort la souffrance qui se tait que la souffrance qui crie. Celle qui se tait remplit la chambre. Remplit la ville. Et il n'est point de distance pour la fuir. La bien-aimée qui souffre loin de toi, si tu l'aimes, te voilà dominé où que tu sois par sa souffrance.

Donc j'entendais les plaintes de la vie. Car la vie se perpétuait dans les étables, dans les champs et au bord des eaux. Car meuglaient les génisses en gésine dans les étables. Car j'entendais aussi les voix de l'amour monter de marécages ivres de leurs grenouilles. J'entendais aussi les voix du carnage car piaulait le coq de bruyère dont s'était saisi le renard, bêlait la chèvre que tu sacrifiais pour ton repas. Et il arrivait parfois qu'un fauve fît taire la contrée d'un seul rugissement, s'y taillant d'un seul coup un empire de silence où toute vie suait de peur. Car les fauves se guident sur l'odeur aigre de l'angoisse, laquelle charge le vent. A peine avait-il rugi, toutes ses victimes brillaient pour lui comme un peuple de lumières.

Puis se dégelaient de leur stupeur les bêtes de la terre et du ciel et du bord des eaux, et reprenait la plainte de gésine, d'amour et de carnage.

«Ah! me dis-je, ce sont là les bruits du charroi, car la vie se délègue de génération en génération, et, de cette marche à travers le temps, il en est comme du char pesant dont l'essieu crie…»

C'est alors qu'il me fut donné de comprendre enfin quelque chose de l'angoisse des hommes, car ils se délèguent eux aussi, émigrant hors d'eux-mêmes de génération en génération. Et jour et nuit se poursuivent inexorables, à travers villes et campagnes, ces divisions comme d'un tissu de chair qui se déchire et se répare, et je sentis en moi, comme j'eusse ressenti une blessure, le travail d'une mue lente et perpétuelle.

«Mais ces hommes, me disais-je, vivent non des choses mais du sens des choses et il faut bien qu'ils se délèguent les mots de passe.

«C'est pourquoi je les vois, à peine l'enfant leur est-il né, occupés de le débrouiller à l'usage de leur langage, comme à l'usage d'un code secret, car il est clef de leur trésor. Pour transporter en lui ce lot de merveilles, ils ouvrent en lui laborieusement les chemins du charroi. Car difficiles à formuler et lourdes et subtiles sont les récoltes qu'il s'agit de passer d'une génération à l'autre.

«Certes est rayonnant ce village. Certes est pathétique cette maison du village. Mais la nouvelle génération, si elle occupe des maisons dont elle ne sait rien sinon l'usage, que fera-t-elle dans ce désert? Car de même que pour leur permettre de tirer leur plaisir d'un instrument à cordes il te faut à tes héritiers enseigner l'art de la musique, de même il te faut, pour qu'ils soient des hommes qui éprouvent des sentiments d'homme, leur enseigner à lire sous le disparate des choses les visages de ta maison, de ton domaine et de ton empire.

«Faute de quoi la génération nouvelle campera en barbare dans la ville qu'elle t'aura prise. Et quelle joie des barbares tireraient-ils de tes trésors? Ils ne savent point s'en servir, n'ayant point la clef de ton langage.

«Pour ceux-là qui ont émigré dans la mort, ce village était comme une harpe avec la signification des murs, des arbres, des fontaines et des maisons. Et chaque arbre différent avec son histoire. Et chaque maison différente avec ses coutumes. Et chaque mur différent à cause de ses secrets. Ainsi ta promenade tu l'as composée comme une musique, tirant le son que tu désirais de chacun de tes pas. Mais le barbare qui campe ne sait point faire chanter ton village. Il s'y ennuie et, se heurtant à l'interdiction de rien pénétrer, il t'effondre tes murs et te disperse tes objets. Par vengeance contre l'instrument dont il ne sait point se servir, il y propage l'incendie qui le paie au moins d'un peu de lumière. Après quoi il se décourage et il bâille. Car il faut connaître ce que l'on brûle pour que la lumière soit belle. Ainsi celle de ton cierge devant ton dieu. Mais la flamme même de ta maison ne parlera point au barbare, n'étant point flamme d'un sacrifice.»

Me hantait donc cette image d'une génération installée en intruse dans la coquille de l'autre. Et m'apparaissaient essentiels les rites qui dans mon empire obligent l'homme à déléguer ou recevoir son héritage. J'ai besoin d'habitants chez moi, non de campeurs, et qui ne viendraient de nulle part.

C'est pourquoi je t'imposerai comme essentielles les longues cérémonies par lesquelles je recoudrai les déchirures de mon peuple afin que rien de son héritage ne soit perdu. Car l'arbre certes ne se préoccupe point de ses graines. Quand le vent les arrache et les emporte, cela est bien. Car l'insecte certes ne se préoccupe point de ses œufs. Le soleil les élèvera. Tout ce que possèdent ceux-là tient dans leur chair et se transmet avec la chair.

Mais que deviendras-tu si nul ne t'a pris par la main afin de te montrer les provisions d'un miel qui n'est point des choses mais du sens des choses? Visibles certes sont les caractères du livre. Mais je te dois supplicier pour te faire don de ces clefs du poème.

Ainsi des funérailles que je veux solennelles. Car il ne s'agit point de ranger un corps dans la terre. Mais de recueillir sans en rien perdre, comme d'une urne parce qu'elle s'est brisée, le patrimoine dont ton mort fut dépositaire. Il est difficile de tout sauver. Les morts sont longs à recueillir. Il te faut longtemps les pleurer et méditer leur existence et fêter leur anniversaire. Il te faut bien des fois te retourner pour observer si tu n'oublies pas quelque chose.

Ainsi des mariages qui préparent les craquements de la naissance. Car la maison qui vous enferme devient cellier et grange et magasin. Qui peut dire ce qu'elle contient? Votre art d'aimer, votre art de rire, votre art de goûter le poème, votre art de ciseler l'argent, votre art de pleurer et de réfléchir, il vous faudra bien les ramasser pour déléguer à votre tour. Votre amour je le veux navire pour cargaison qui doit franchir l'abîme d'une génération à l'autre et non concubinage pour le partage vain de provisions vaines.

Ainsi des rites de la naissance car il s'agit là de cette déchirure qu'il importe de réparer.

C'est pourquoi j'exige des cérémonies quand tu épouses, quand tu accouches, quand tu meurs, quand tu te sépares, quand tu reviens, quand tu commences de bâtir, quand tu commences d'habiter, quand tu engranges tes moissons, quand tu inaugures tes vendanges, quand s'ouvrent la guerre ou la paix.

Et c'est pourquoi j'exige que tu éduques tes enfants afin qu'ils te ressemblent. Car ce n'est point d'un adjudant de leur transmettre un héritage, lequel ne peut tenir dans son manuel. Si d'autres que toi le peuvent instruire de ton bagage de connaissances comme de ton petit bazar d'idées, il perdra s'il t'est retranché, tout ce qui n'est point énonçable et ne tient pas dans le manuel.

Tu les bâtiras à ton image de peur que plus tard ils ne traînent, sans joie, dans une partie qui leur sera campement vide, dont, faute d'en connaître les clefs, ils laisseront pourrir les trésors.

CLIV

M'épouvantaient les fonctionnaires de mon empire car ils se montraient optimistes:

«Cela est bon ainsi, disaient-ils. La perfection est hors d'atteinte.»

Certes est hors d'atteinte la perfection. Elle n'a d'autre sens que celui d'étoile pour guider ta marche. Elle est direction et tendance vers. Mais la marche compte seule et il n'est point de provisions au sein desquelles tu te puisses asseoir. Car alors meurt le champ de force qui seul t'anime et te voilà comme un cadavre.

Et si quelqu'un néglige l'étoile c'est qu'il veut s'asseoir et dormir. Et où t'assois-tu? Et où dors-tu? Je ne connais point de lieu de repos. Car tel lieu s'il t'exalte c'est qu'il est un objet de ta victoire. Mais autre est le champ de bataille où tu respires cette victoire neuve, autre cette litière que tu en fais quand tu prétends en vivre.

A quelle œuvre témoin compares-tu la tienne pour t'en satisfaire?

Car tu t'étonnes du pouvoir de mes rites ou de mon chemin de campagne. Et t'étonnant tu es aveugle.

Observe le sculpteur, il porte en lui quelque chose d'inénonçable. Car n'est jamais énonçable ce qui est de l'homme et non du squelette d'un homme passé. Et le sculpteur pétrit pour le transporter un visage de glaise.

Or donc tu cheminais et tu es passé devant son œuvre et tu as regardé ce visage peut-être arrogant ou peut-être mélancolique, puis tu as continué ton chemin. Et voici que tu n'étais plus le même. Faiblement converti, mais converti, c'est-à-dire tourné et penché dans une nouvelle direction, pour un temps court peut-être, mais pour un temps.

Un homme donc éprouvait un sentiment informula-ble: il a donné quelques coups de pouce dans la glaise. Il a placé sa glaise sur ton chemin. Et te voilà chargé, si tu empruntes cette route, du même sentiment informu-lable.

Et cela même s'il s'est écoulé cent mille années entre son geste et ton passage.

CLVI

Il s'éleva un vent de sable qui charria vers nous des débris d'oasis lointaine, et le campement fut comblé d'oiseaux. Il en était sous chaque tente qui partagèrent notre vie, non farouches et cherchant aisément notre épaule, cependant, faute de nourriture, ils périssaient chaque jour par milliers, bientôt secs et craquants comme une écorce de bois mort. Comme ils empestaient l'air je les fis récolter. On en emplit de grandes corbeilles. Et l'on versa cette poussière à la mer.

Quand nous connûmes pour la première fois la soif, nous assistâmes, à l'heure des chaleurs du soleil, à l'édification d'un mirage. La ville géométrique se reflétait, pure de lignes, dans les eaux calmes. Un homme devint fou, poussa un cri, et, dans la direction de la ville se prit à courir. Comme le cri du canard sauvage qui émigré retentit dans tous les canards, je compris que le cri de l'homme avait ébranlé les autres hommes. Ils étaient prêts, à la suite de l'inspiré, de basculer vers ce mirage et le néant. Une carabine bien ajustée le culbuta. Et il ne fut plus qu'un cadavre, lequel enfin nous rassura.

L'un de mes soldats pleurait.

«Qu'as-tu?» lui dis-je.

Je croyais qu'il pleurait le mort.