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— Seigneur, j'habitais autrefois un village bâti sur le dos rassurant d'une colline, bien planté dans la terre et son ciel, un village établi pour durer et qui durait. Une usure merveilleuse luisait sur la margelle de nos puits, sur la pierre de nos seuils, sur l'épaulement courbe de nos fontaines. Mais voici qu'une nuit quelque chose se réveilla dans notre assise souterraine. Nous comprîmes que sous nos pieds la terre recommençait de vivre et de se pétrir. Ce qui était fait redevenait ouvrage. Et nous eûmes peur. Nous eûmes peur non tant pour nous-mêmes que pour l'objet de nos efforts. Pour ce contre quoi nous nous échangions au cours de la vie. J'étais, moi, ciseleur et j'eus peur pour la grande aiguière d'argent, à laquelle depuis deux années je travaillais. Contre laquelle j'avais échangé deux années de veilles. L'autre tremblait pour ses tapis de haute laine qu'il avait tissés dans la joie. Chaque jour il les déroulait au soleil. Il était fier d'avoir échangé quelque chose de sa chair racornie contre cette vague qui paraissait d'abord profonde. Un autre eut peur pour les oliviers qu'il avait plantés. Et je prétends qu'aucun d'entre nous ne craignait la mort, mais tous nous tremblions pour de petits objets stupides. Nous découvrions que la vie n'a de sens que si on l'échange peu à peu. La mort du jardinier n'est rien qui lèse un arbre. Mais si tu menaces l'arbre, alors meurt deux fois le jardinier. Et il y avait parmi nous un vieux conteur qui connaissait les plus beaux contes du désert. Et qui les avait embellis. Et qui était seul à les connaître n'ayant point de fils. Et tandis que la terre commençait de glisser il tremblait pour de pauvres contes qui jamais plus ne seraient chantés par personne. Mais la terre continuait de vivre et de se pétrir et une grande marée ocre commençait de se former et de descendre. Et que veux-tu que l'on échange de soi pour embellir une marée mouvante qui se retourne lentement et avale tout? Que bâtir sur ce mouvement? «Sous la pesée les maisons viraient lentement et sous l'effet d'une torsion presque invisible les poutres éclataient brusquement comme des barils de poudre noire. Ou bien les murs commençaient de trembler jusqu'à brusquement se répandre. Et ceux d'entre nous qui survivaient perdaient leur signification. Sauf le conteur devenu fou et qui chantait.
«Où nous emportes-tu? Ce navire sombrera avec le fruit de nos efforts. Dehors je sens que le temps coule en vain. Je sens le temps qui coule. Il ne doit point couler ainsi, sensible, mais durcir et mûrir et vieillir. Il doit ramasser peu à peu l'ouvrage. Mais que durcit-il, désormais, qui vienne de nous et qui restera?»
VI
Et je m'en fus parmi mon peuple songeant à l'échange qui n'est plus possible lorsque rien de stable ne dure à travers les générations, et au temps qui coule alors, inutile, comme un sablier. Et je songeais: cette demeure n'est point assez vaste et l'œuvre contre laquelle il s'échange n'est point assez durable encore. Et je songeais aux pharaons qui se firent bâtir de grands mausolées indestructibles et anguleux et qui avancent dans l'océan du temps qui les use lentement en poussière. Je songeais aux grands sables vierges des caravanes dont quelquefois émerge un temple d'autrefois, à demi sombré et comme démâté déjà par l'invisible tempête bleue, voguant encore à demi, mais condamné. Et je songeais: il n'est point assez durable, ce temple avec sa charge de dorures et d'objets précieux qui ont coûté de longues vies humaines, avec ce miel enfermé de tant de générations, avec ces filigranes d'or, ces dorures sacerdotales contre lesquelles de vieux artisans se sont lentement échangés et ces nappes brodées sur lesquelles des vieilles tout au long de leur vie se sont lentement brûlé les yeux, et, une fois racornies, toussotantes, ébranlées déjà par la mort, ont laissé d'elles cette traîne royale. Cette prairie qui se déroule. Et ceux qui l'aperçoivent aujourd'hui se disent: «Qu'elle est belle, cette broderie! Qu'elle est donc belle…» Et je découvre que ces vieilles ont filé leur soie dans leur métamorphose. Ne se sachant point aussi merveilleuses.
Mais il faut bâtir le grand caisson pour recevoir ce qui restera d'eux. Et le véhicule pour l'emporter. Car, moi, je respecte d'abord ce qui dure plus que les hommes. Et sauve ainsi le sens de leurs échanges. Et constitue le grand tabernacle auquel ils confient tout d'eux-mêmes.
Ainsi je les retrouve encore, ces lents navires dans le désert. Poursuivant encore leur voyage. Et j'ai appris ceci qui est essentiel: à savoir qu'il importe de bâtir d'abord le navire et de harnacher la caravane et de construire le temple qui dure plus que l'homme. Et désormais les voilà qui s'échangent dans la joie contre plus précieux qu'eux-mêmes. Et naissent les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les ciseleurs. Mais n'espère rien de l'homme s'il travaille pour sa propre vie et non pour son éternité. Car c'est alors bien inutilement que je leur enseignerais l'architecture et ses règles. S'ils se bâtissent des maisons pour y vivre à quoi bon échanger leur vie contre leur maison? Puisque cette maison doit servir leur vie et rien d'autre. Et ils disent utile leur maison et ils ne la considèrent point pour elle-même mais pour sa seule commodité.
Elle les sert et ils s'y occupent à s'enrichir. Mais ils meurent dépouillés car ils ne laissent d'eux ni la nappe brodée ni la dorure sacerdotale à l'abri d'un navire de pierre. Sollicités de s'échanger, ils ont voulu être servis. Et quand ils s'en vont il n'est plus rien.
C'est ainsi que me promenant parmi ceux de mon peuple dans le delta du soir, où tout se défait, je les ai considérés dans leurs vieux vêtements fripés sur le seuil de leurs humbles échoppes, se délassant de leur activité d'abeilles, et je m'intéressais moins à eux qu'à la perfection du gâteau de miel auquel ils avaient tout le long du jour collaboré. Et je méditais devant l'un d'entre eux qui était aveugle et qui avait de plus perdu sa jambe. Si vieux, si moribond, tout geignant comme un vieux meuble chaque fois qu'il se remuait et qui répondait lentement car il était très vieux en âge et perdait la clarté des mots, mais qui devenait de plus en plus lumineux et clair et compréhensif dans l'objet même de son échange. Car de ses mains tremblantes il ajoutait encore son travail devenu élixir de plus en plus subtil. Et lui, s'évadant si merveilleusement de sa vieille chair racornie, devenait de plus en plus heureux, de plus en plus inattaquable. De plus en plus impérissable. Et, mourant, ne le savait point, les mains pleines d'étoiles…
Ainsi ont-ils travaillé toute leur vie pour un enrichissèment sans usage, tout entiers échangés contre l'incorruptible broderie… n'ayant accordé qu'une part du travail pour l'usage et toutes autres parts pour la ciselure, 1'inutile qualité du métal, la perfection du
dessin, la douceur de la courbe, lesquelles né servent à rien sinon à recevoir la part échangée et qui dure plus que la chair.
Ainsi vais-je le soir à pas lents parmi mon peuple et l'enfermant dans le silence de mon amour. Inquiet de ceux-là seuls qui brûlent d'une vaine lumière, poète plein de l'amour des poèmes mais qui n'écrit point le sien, femme amoureuse de l'amour mais qui, ne sachant choisir, ne peut devenir, tous pleins d'angoisse, sachant que je les guérirais de cette angoisse si je leur permettais ce don qui exige sacrifice et choix et oubli de l'univers. Car telle fleur est un refus d'abord de toutes les autres fleurs. Et cependant à cette condition seulement elle est belle. Ainsi de l'objet de l'échange. Et l'insensé qui à cette vieille vient reprocher sa broderie, sous prétexte qu'elle eût pu tisser autre chose, préfère donc le néant à la création. Ainsi je vais, et je sens monter la prière sur les odeurs du campement où tout mûrit et se forme en silence, lentement, sans presque que l'on y songe. C'est dans le temps que baignent d'abord, pour devenir, le fruit, la broderie ou la fleur.
Et au cours de mes longues promenades j'ai bien compris que la qualité de la civilisation de mon empire ne repose point sur la qualité des nourritures mais sur celle des exigences et sur la ferveur du travail. Elle n'est point faite de la possession mais du don. Civilisé d'abord l'artisan dont je parle et qui se recrée dans l'objet, et en revanche, éternel, ne craignant plus de mourir. Civilisé aussi celui-là qui combat et s'échange contre l'empire. Mais cet autre s'enveloppe sans bénéfice du luxe acheté chez les marchands, même s'il ne nourrit son œil que de perfection, si d'abord il n'a rien créé. Et je connais ces races abâtardies qui n'écrivent plus leurs poèmes mais les lisent, qui ne cultivent plus leur sol mais s'appuient d'abord sur les esclaves. C'est contre eux que les sables du Sud préparent éternellement dans leur misère créatrice les tribus vivantes qui monteront à la conquête de leurs provisions mortes. Je n'aime pas les sédentaires du cœur. Ceux-là qui n'échangent rien ne deviennent rien. Et la vie n'aura point servi à les mûrir. Et le temps coule pour eux comme la poignée de sable et les perd. Et qu'ai-je à remettre à Dieu en leur nom?
Ainsi ai-je connu leur misère quand se brisait le réservoir avant qu'il fût plein. Car la mort de l'aïeul devenu terre après s'être tout entier échangé n'est qu'une merveille et c'est l'instrument que l'on enterre désormais inutile. J'ai vu dans mes tribus ces enfants menacés de mort et qui s'essoufflaient sans rien dire, les yeux à demi clos, enfermant un reste de braise sous leurs cils immenses. Car il arrive que Dieu, semblable au moissonneur, fauche des fleurs mêlées à l'orge mûre. Et quand il ramène sa gerbe, riche de ses graines, il y trouve ce luxe inutile.
«C'est l'enfant d'Ibrahim qui meurt», disait le peuple. Et je m'en fus de mes pas lents, ignoré d'eux, dans la demeure d'Ibrahim, sachant que l'on comprend au travers des illusions du langage si l'on s'enferme dans le silence de l'amour. Et ils ne prirent point attention à moi, occupés qu'ils étaient de l'écou-ter mourir.
On parlait bas dans la maison, on avançait en glissant les babouches comme s'il y avait là quelqu'un qui eût très peur et que le moindre son un peu clair eût lait fuir. On n'osait remuer ni ouvrir ni fermer les portes, comme s'il y eût là une flamme tremblante allumée sur l'huile légère. Quand je l'aperçus je vis bien qu'il était en fuite à cause du souffle court, à cause des petits poings fermés, cramponné qu'il était au galop de sa fièvre, à cause de ses yeux obstinément clos et qui se refusaient à voir. Et je les aperçus autour de lui qui cherchaient à l'apprivoiser comme l'on cherche à apprivoiser les petits animaux sauvages. On lui présentait comme en tremblant le bol de lait. Peut-être éprouverait-il le désir du lait et il s'arrêterait dans sa bonne odeur et il boirait. Et l'on communiquerait avec lui comme avec la gazelle qui broute dans la paume. Mais il demeurait tellement sérieux et impassible. Ce n'est point du lait qu'il lui fallait. Alors les vieilles tout doucement, tout doucement comme elles parlent aux tourterelles, commençaient de chanter à voix basse telle chanson qu'il avait aimée — celle des neuf étoiles qui se baignent dans la fontaine — mais sans doute était-il trop loin, et il n'entendait pas. Il ne se retournait même pas dans sa fuite. Tellement infidèle de mourir. Alors on mendiait au moins de lui ce geste, ce coup d'œil que le voyageur sans ralentir jette à l'ami… un signe de reconnaissance. On le retournait dans son lit, on épongeait son visage en sueur, on le forçait de boire — et tout cela peut-être bien pour le réveiller de la mort.
Et je les abandonnai, occupés qu'ils étaient de lui tendre des pièges pour qu'il vécût. Oh! si faciles à éventer par cet enfant de neuf ans. Et à lui tendre des jouets pour l'enchaîner par le bonheur. Mais sa petite main les repoussait inexorable quand on les plaçait trop contre lui comme celui-là écarte les broussailles qui ont ralenti son galop.
Et je m'en fus et me retournai vers le seuil. Il n'était là qu'un moment, une lueur, un aspect de la ville parmi d'autres. Un enfant appelé par erreur avait souri, avait répondu à l'appel. Il venait de se retourner vers le mur. Présence d'enfant déjà plus fragile qu'une présence d'oiseau… et je les laissai faire le silence pour apprivoiser l'enfant qui meurt.
Je cheminais le long de la ruelle. J'entendais à travers les portes réprimander les servantes. On mettait en ordre la maison, on faisait les bagages dans la maison pour la traversée de la nuit. Peu m'importait que la réprimande fût juste ou injuste. Je n'entendais que la ferveur. Et plus loin, contre la fontaine, une petite fille pleurait, le front bien enfoui dans son coude. Je posai doucement la main sur ses cheveux et renversai vers moi son visage, mais sans lui demander la cause de son chagrin, sachant bien qu'elle ne pouvait point la connaître. Car le chagrin est toujours fait du temps qui coule et n'a point formé son fruit. Il est chagrin de la fuite des jours, du bracelet perdu lequel est du temps qui s'égare, ou de la mort du frère laquelle est du temps qui ne sert plus. Et celle-là, quand elle aura vieilli, son chagrin sera chagrin du départ de l'amant, qui sera, sans qu'elle le sache, chemin perdu vers le réel et la bouilloire et la maison bien enfermée et les enfants que l'on allaite. Et le temps tout à coup coulera inutile à travers elle comme à travers le sablier.
Or voici qu'une femme apparut sur le seuil, radieuse, et me regarda bien en face dans la plénitude de sa joie à cause de l'enfant peut-être qui s'était endormi, ou de la soupe parfumée ou d'un simple retour. Et ayant le temps tout à coup à elle. Et je passai devant mon savetier à la jambe unique occupé d'embellir de filigranes d'or ses babouches et je compris bien, malgré qu'il n'eût plus de voix, qu'il chantait: «Qu'y a-t-il, savetier, qui te rend si joyeux?» Mais je n'écoutai point la réponse, sachant qu'il se tromperait et me parlerait de l'argent gagné ou du repas qui l'attendait ou du repos. Ne sachant point que son bonheur était de se transfigurer en babouches d'or.
VII
Car j'ai découvert cette autre vérité. Et c'est que vaine est l'illusion des sédentaires qui croient pouvoir habiter en paix leur demeure car toute demeure est menacée. Ainsi le temple que tu as bâti sur la montagne, soumis au vent du nord, s'est usé peu à peu comme une étrave ancienne et commence déjà de sombrer. Et celui-là que les sables assiègent ils en prendront peu à peu possession. Tu retrouveras sur ses fondations un désert étale comme la mer. Ainsi de toute construction et surtout de mon indivisible palais fait de moutons, de chèvres, de demeures et de montagnes, démarche d'abord de mon amour mais qui, si meurt le roi en qui se résume ce visage, se résoudra de nouveau en montagnes, chèvres, demeures et moutons. Et, perdu désormais dans le disparate des choses, ne sera plus que matériaux en vrac offerts à de nouveaux sculpteurs. Ils viendront, ceux du désert, leur refaire un visage. Ils viendront, avec cette image qu'ils portent dans le cœur, ordonner selon le sens nouveau les caractères anciens du livre.
Ainsi ai-je moi-même agi. Nuits somptueuses de mes expéditions de guerre, je ne saurais trop vous célébrer. Ayant bâti, sur la virginité du sable, mon campement triangulaire, je montais sur une éminence pour attendre que la nuit se fît, et, mesurant des yeux la tache noire à peine plus grande qu'une place de village où j'avais parqué mes guerriers, mes montures et mes armes, je méditai d'abord sur leur fragilité. Quoi de plus misérable, en effet, que cette poignée d'hommes à demi nus sous leurs voiles bleus, menacés par le gel nocturne où des étoiles se trouvaient déjà prises, menacés par la soif car il fallait ménager les outres jusqu'au puits du neuvième jour, menacés par le vent de sable qui, s'il se lève, montre la puissance d'une révolte, menacés enfin par les coups qui font blettir comme des fruits la chair de l'homme. Et l'homme n'est plus bon qu'à rejeter. Quoi de plus misérable que ces paquets d'étoffe bleue à peine durcis par l'acier des armes, posés à nu sur une étendue qui les interdisait? Mais que m'importait cette fragilité? Je les nouais et les sauvais de se disperser et de périr. Rien qu'en ordonnant pour la nuit ma figure triangulaire, je la distinguais d'avec le désert. Mon campement se fermait comme un poing. J'ai vu le cèdre ainsi s'établir parmi la rocaille et sauver de la destruction l'ampleur de ses branchages, car il n'est point non plus de sommeil pour le cèdre qui combat nuit et jour dans sa propre épaisseur et s'alimente dans un univers ennemi des ferments mêmes de sa destruction. Le cèdre se fonde dans chaque instant. Dans chaque instant je fondais ma demeure afin qu'elle durât. Et de cet assemblage qu'un simple souffle eût dispersé je tirais cette assise angulaire, irréductible comme une tour et permanente comme une étrave. Et de peur que mon campement ne s'endormît et ne se défît dans l'oubli je le flanquais de sentinelles qui recevaient les rumeurs du désert. Et de même que le cèdre aspire la rocaille pour la changer en cèdre mon campement se nourrissait des menaces venues du dehors. Bénis soient l'échange nocturne, les messagers silencieux que nul n'a entendus venir et qui surgissent autour des feux et s'accroupissent, disant la marche de ceux-là qui progressent au nord ou ce passage de tribus dans le sud à la poursuite de leurs chameaux volés, ou cette rumeur chez d'autres à cause de meurtre et ces projets surtout de ceux-là qui se taisent sous leurs voiles et méditent la nuit à venir. Tu les as écoutés, les messagers qui viennent raconter leur silence! Bénis soient ceux-là qui surgissent autour de nos feux si brusquement, avec des mots si funèbres que les feux aussitôt sont noyés dans le sable et que les hommes plongent, à plat ventre, sur leurs fusils, ornant le campement d'une couronne de poudre.
Car la nuit, à peine faite, devient source de prodiges!
Chaque soir ainsi je considérais mon armée prise dans l'étendue comme un navire, mais permanente, sachant bien que le jour la montrerait intacte et toute remplie comme les coqs par la jubilation du réveil. Alors, tandis que l'on équipe les montures, on entend ces éclats de voix qui sonnent dans le matin frais comme des cuivres. Alors les hommes, comme enivrés par la liqueur du jour naissant, gonflent des poumons neufs et savourent l'âpre plaisir de l'étendue.
Je les menais vers l'oasis à conquérir. Quiconque ne comprend pas les hommes eût cherché dans l'oasis même la religion de l'oasis. Mais ceux de l'oasis ignorent leur demeure. Et c'est au cœur d'un rezzou rongé par le sable qu'il importe de la découvrir. Car je leur enseignais cet amour.
Je leur disais: «Vous trouverez là-bas l'herbe odorante, le chant des fontaines, et des femmes aux longs voiles de couleur qui fuiront effrayées comme un troupeau de biches agiles, mais douces à saisir, faites comme elles sont pour la capture…»
Je leur disais: «Elles croient vous haïr et pour vous repousser useront des dents et des ongles. Mais il vous suffira pour les dompter de votre poing noué dans les boucles bleues de leur chevelure!»
Je leur disais: «Il vous suffira d'exercer votre force dans sa douceur pour les retenir immobiles. Elles fermeront encore les yeux pour vous ignorer, mais votre silence pèsera sur elles comme l'ombre d'un aigle. Alors enfin elles ouvriront leurs yeux sur vous et vous les emplirez de larmes.
«Vous aurez été leur immensité, comment vous oublieraient-elles?»
Et je leur disais pour conclure et les enivrer vers ce paradis:
«Vous connaîtrez donc là-bas des palmeraies et des oiseaux de toutes couleurs… L'oasis se rendra à vous parce que vous portez dans le cœur la religion de l'oasis alors que ceux que vous en chassez n'en sont plus dignes. Leurs femmes elles-mêmes, lavant leur linge dans le ruisseau qui chante sur de petites pierres rondes et blanches, croient accomplir un triste devoir universel quand elles célèbrent une fête. Mais vous, qui vous êtes racornis dans le sable et desséchés dans le soleil et salés de la croûte brûlante des salines, vous les épouserez et, les poings sur les hanches, les regardant laver leur linge dans l'eau bleue, vous savourerez votre victoire.
«Vous durez aujourd'hui dans le sable à la façon du cèdre grâce aux ennemis qui vous cernent et vous durcissent, vous durerez, l'ayant conquise, dans l'oasis si l'oasis pour vous n'est point l'abri où l'on s'enferme et où l'on oublie, mais une victoire permanente sur le désert.
«Ceux-là, vous les avez vaincus, car ils s'enfermaient dans leur égoïsme, satisfaits par leurs provisions. Ils ne voyaient dans la couronne de sable qui les assiégeait qu'un ornement pour oasis, riant des importuns qui cherchaient à les émouvoir afin qu'au seuil de cette patrie de fontaines l'on relevât les sentinelles qui s'endormaient.
«Ils croupissaient dans l'illusion du bonheur qu'ils tiraient de biens possédés. Alors que le bonheur n'est que chaleur des actes et contentement de la création. Ceux qui n'échangent plus rien d'eux-mêmes et reçoivent d'autrui leur nourriture, fût-elle la mieux choisie et la plus délicate, ceux-là mêmes qui, subtils, écoutent les poèmes étrangers sans écrire leurs propres poèmes, jouissent de l'oasis sans la vivifier, usent des cantiques qu'on leur fournit, ceux-là s'attachent d'eux-mêmes à leurs râteliers dans l'étable et, réduits au rôle de bétail, sont prêts pour l'esclavage.»
Je leur ai dit: «L'oasis une fois conquise, rien d'essentiel n'a changé pour vous. Ce n'est qu'une autre forme de campement dans le désert. Car mon empire est menacé de toutes parts. Sa matière n'est qu'un assemblage familier de chèvres, de moutons, de demeures et de montagnes, mais si se rompt le nœud qui les noue ensemble, il n'en restera rien que matériaux en vrac et offerts au pillage.»
VIII
Il m'apparut qu'ils se trompaient sur le respect. Car je me suis moi-même exclusivement préoccupé des droits de Dieu à travers l'homme. Et certes le mendiant lui-même, sans m'exagérer son importance, je l'ai toujours conçu comme un ambassadeur de Dieu.
Mais les droits du mendiant et de l'ulcère du mendiant et de sa laideur honorés pour eux-mêmes comme idoles, je ne les ai pas reconnus.
Qu'ai-je côtoyé de plus repoussant que ce quartier de ville bâti au flanc d'une colline et qui coulait comme un égout jusqu'à la mer? Les corridors qui débouchaient sur les ruelles versaient par bouffées molles une haleine empestée. La racaille n'émergeait de ces profondeurs spongieuses que pour s'injurier d'une voix usée et sans colère véritable, à la façon des bulles molles qui éclatent, régulières, à la surface des marais.
J'y ai vu ce lépreux, riant grassement et s'épongeant l'oeil d'un linge sordide. Il était avant tout vulgaire et se plaisantait soi-même par bassesse.
Mon père décida l'incendie. Et cette tourbe qui tenait à ses bouges moisis commença de fermenter, réclamant au nom de ses droits. Le droit à la lèpre dans la moisissure.
«Ceci est naturel, me dit mon père, car la justice selon eux c'est de perpétuer ce qui est.»
Et ils criaient dans leur droit à la pourriture. Car, fondés par la pourriture, ils étaient pour la pourriture.
«Et si tu laisses se multiplier les cafards, me dit mon père, alors naissent les droits des cafards. Lesquels sont évidents. Et il naîtra des chantres pour te les célébrer. Et ils te chanteront combien grand est le pathétique des cafards menacés de disparition.
«Être juste…, me dit mon père, il faut choisir. Juste pour l'archange ou juste pour l'homme? Juste pour la plaie ou pour la chair saine? Pourquoi l'écouterai-je, celui-là qui vient me parler au nom de sa pestilence?
«Mais je le soignerai à cause de Dieu. Car il est aussi demeure de Dieu. Mais non point selon son désir qui n'est que désir exprimé par l'ulcère.
«Quand je l'aurai nettoyé et lavé et enseigné, alors son désir sera autre et il se reniera lui-même tel qu'il était. Et pourquoi, aurais-je, moi, servi d'allié à celui-là qu'il aura lui-même renié? Pourquoi l'aurais-je, selon le désir du lépreux vulgaire, empêché de naître et d'embellir?
«Pourquoi prendrais-je le parti de ce qui est contre ce qui sera. De ce qui végète contre ce qui demeure en puissance?»
«La justice selon moi, me dit mon père, est d'honorer le dépositaire à cause du dépôt. Autant que je m'honore moi-même. Car il reflète la même lumière. Aussi peu visible qu'elle soit en lui. La justice est de le considérer comme véhicule et comme chemin. Ma charité c'est de l'accoucher de lui-même.