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«Lorsque le ciel perd son duvet, me dit-il, il y a menace pour la chair de l'homme.»
Nous remontâmes l'ouvrier des entrailles du puits, il s'évanouit, mais il nous avait pu signifier que le puits était sec. Car il est des marées souterraines d'eau douce. Et l'eau, quelques années durant, va penchant vers les puits du Nord. Lesquels redeviennent sources de sang. Mais ce puits nous tenait comme un clou dans une aile.
Tous songeaient aux grandes corbeilles pleines d'écorce de bois mort.
Nous ralliâmes cependant le puits d'El Bahr le lendemain soir.
Je convoquai les guides, la nuit venue:
«Vous nous avez trompés sur l'état des puits. El Bahr est vide. Que ferai-je de vous?»
Luisaient d'admirables étoiles au fond d'une nuit amère à la fois et splendide. Nous disposions de diamants pour notre nourriture.
«Que ferai-je de vous?» disais-je aux guides.
Mais vaine est la justice des hommes. N'étions-nous pas tous changés en ronces?
Le soleil émergea, découpé par la brume de sable en forme de triangle. Ce fut comme un poinçon pour notre chair. Des hommes churent, frappés au crâne. Des fous se déclarèrent en grand nombre. Mais il n'était plus de mirages qui les sollicitassent de leurs cités limpides. Il n'était plus ni mirage ni horizon pur, ni lignes stables. Le sable nous enveloppait d'une lumière tumultueuse de four à briques.
Comme je levais la tête j'aperçus à travers les volutes le tison pâle qui entretenait l'incendie. «Le fer de Dieu, songeais-je, qui nous marque comme des bêtes.»
«Qu'as-tu? dis-je à un homme qui titubait.
— Je suis aveugle.»
Je fis éventrer deux chameaux sur trois et nous bûmes l'eau des viscères. Les survivants nous les chargeâmes de la totalité des outres vides et, gouvernant cette caravane, j'expédiai des hommes vers le puits d'El Ksour que l'on disait douteux.
«Si El Ksour est tari, leur dis-je, vous mourrez là-bas aussi bien qu'ici.»
Mais ils revinrent après deux journées sans événements qui me coûtèrent le tiers de mes hommes.
«Le puits d'El Ksour, témoignèrent-ils est une fenêtre sur la vie.»
Nous bûmes et ralliâmes El Ksour pour boire encore et refaire les provisions d'eau.
Le vent de sable s'apaisa et nous parvînmes à El Ksour dans la nuit. Il était là, autour du puits, quelques épineux. Mais au lieu de squelettes sans feuilles nous aperçûmes d'abord des sphères d'encre emmanchées sur des bâtons maigres. Nous ne comprîmes point d'abord la vision, mais quand nous fûmes à proximité de ces arbres ils firent, l'un après l'autre, comme explosion avec un grand bruit de colère. La migration de corbeaux qui les avaient choisis comme perchoirs les ayant dépouillés d'un seul coup, comme une chair qui eût éclaté autour de l'os. Leur vol était si dense que malgré l'éclatante pleine lune il nous tenait dans l'ombre. Car les corbeaux, loin de s'éloigner, agitèrent longtemps sur nos fronts leur tourbillon de cendre noire.
Nous en tuâmes trois mille car nous manquions de nourriture.
Ce fut une fête extraordinaire. Les hommes bâtirent des fours de sable qu'ils emplirent de bouse sèche, laquelle brillait clair comme du foin. Et la graisse des corbeaux parfuma l'air. L'équipe de garde autour du puits manœuvrait sans repos une corde de cent vingt mètres qui accouchait la terre de toutes nos vies. Une autre équipe distribuait l'eau à travers le camp comme elle l'eût fait pour des orangers dans la sécheresse.
J'allais ainsi, de mes pas lents, regardant revivre les hommes. Puis je m'éloignais d'eux, et, une fois rentré dans ma solitude, j'adressai à Dieu cette prière:
«J'ai vu, Seigneur, au cours d'une même journée, la chair de mon armée s'assécher puis revivre. Elle était déjà semblable à une écorce de bois mort, or la voici dispose et efficace. Nos muscles rafraîchis nous porteront où nous voudrons. Et cependant il s'en est fallu d'une heure de soleil et nous étions effacés de la terre, nous et la trace de nos pas.
«J'ai entendu rire et chanter. L'armée que j'emporte avec moi est cargaison de souvenirs. Elle est clef d'existences lointaines. Repose sur elle des espérances, des souffrances, des désespoirs et des joies. Elle n'est point autonome mais mille fois liée. Et cependant il s'en est fallu d'une heure de soleil et nous étions effacés de la terre, nous et la trace de nos pas.
«Je les mène vers l'oasis à conquérir. Ils seront semence pour la terre barbare. Ils apporteront nos coutumes à des peuples qui les ignorent. Ces hommes qui mangent et boivent et ne vivent ce soir que d'une vie élémentaire, à peine se seront-ils montrés dans les plaines fertiles, que tout y changera non seulement des coutumes et du langage, mais de l'architecture des remparts et du style des temples. Ils sont lourds d'un pouvoir qui agira le long des siècles. Et cependant il s'en est fallu d'une heure de soleil et nous étions effacés de la terre, nous et la trace de nos pas.
«Ils ne le savent point. Ils avaient soif, ils sont satisfaits pour leur ventre. Cependant l'eau du puits d'El Ksour sauve des poèmes et des villes et de grands jardins suspendus — car il était de ma décision d'en faire bâtir. L'eau du puits d'El Ksour change le monde. Et cependant une heure de soleil l'eût pu tarir et nous eût effacés de la terre, nous et la trace de nos pas.
«Ceux qui en revinrent les premiers nous dirent: «Le puits d'El Ksour est une fenêtre sur la vie.» Tes anges étaient prêts de te récolter mon armée dans leurs grandes corbeilles et de te la verser dans ton éternité comme une écorce de bois mort. Nous les avons fuis par ce trou d'aiguille. Je ne sais plus m'y reconnaître. Désormais si je considère un simple champ d'orge sous le soleil, en équilibre entre la boue et la lumière et capable de nourrir un homme, j'y verrai véhicule ou passage secret, quoique ignorant ce dont il est le charroi ou le chemin. J'ai vu sortir des villes, des temples, des remparts et de grands jardins suspendus du puits d'El Ksour.
«Mes hommes boivent et songent à leur ventre. Il n'est rien en eux que plaisir du ventre. Ils sont massés autour du trou d'aiguille. Et il n'est rien au fond du trou d'aiguille que clapotis d'une eau noire quand un récipient la tourmente. Mais d'être versée sur la graine sèche et qui ne connaît rien de soi sinon son plaisir de l'eau, elle réveille un pouvoir ignoré qui est de villes, de temples, de remparts et de grands jardins suspendus.
«Je ne sais plus m'y reconnaître si Tu n'es clef de voûte et commune mesure et signification des uns et des autres. Le champ d'orge et le puits d'El Ksour et mon armée, je n'y découvre que matériaux en vrac, s'il n'est point Ta présence au travers qui me permette d'y déchiffrer quelque ville crénelée qui se bâtit sous les étoiles.»
CLVII
Nous fûmes bientôt en vue de la ville. Mais nous n'en découvrîmes rien, sinon des remparts rouges d'une hauteur inusitée et qui tournaient vers le désert une sorte d'envers dédaigneux, dépouillés qu'ils étaient d'ornements, de saillies, de créneaux, et conçus de toute évidence pour n'être point observés du dehors.
Quand tu regardes une ville elle te regarde. Elle dresse contre toi ses tours. Elle t'observe de derrière ses créneaux. Elle te ferme ou t'ouvre ses portes. Ou bien elle désire être aimée ou te sourire et tourne en ta direction les parures de son visage. Toujours quand nous prenions les villes il nous semblait, tant elles avaient bien été bâties en vue du visiteur, qu'elles se donnaient à nous. Portes monumentales et avenues royales, que tu sois chemineau ou conquérant, tu es toujours reçu en prince.
Mais le malaise s'empara de mes hommes quand les remparts, peu à peu grandis par l'approche, nous parurent si visiblement nous tourner le dos dans un calme de falaise, comme s'il n'était rien hors de la ville.
Nous usâmes la première journée à en faire le tour, lentement, cherchant quelque brèche, quelque défaut, ou à tout le moins quelque issue murée. Il n'en était point. Nous cheminions à portée de fusil mais aucune riposte ne rompait jamais le silence bien qu'il arrivât que quelques-uns de mes hommes dont le malaise allait s'aggravant tirassent eux-mêmes des salves de défi. Mais il en était de cette cité derrière ses remparts comme du caïman sous sa carapace qui ne daigne même pas pour toi sortir d'un songe.
D'une éminence lointaine qui, sans surplomber les remparts, permettait un regard rasant, nous observâmes une verdure serrée comme du cresson. Or, à l'extérieur des remparts, on n'eût point découvert un seul brin d'herbe. Il n'était plus, à l'infini, que sable et rocaille usés de soleil, tant les sources de l'oasis avaient été patiemment drainées pour le seul usage intérieur. Ces remparts retenaient toute végétation comme le casque une chevelure. Nous déambulions stupides à quelques pas d'un paradis trop dense, d'une éruption d'arbres, d'oiseaux, de fleurs, étranglée par la ceinture des remparts comme pour le basalte d'un cratère.
Quand les hommes eurent bien connu que le mur était sans fissures, une part d'entre eux fut prise de peur. Car cette ville jamais, de mémoire d'homme, n'avait donc ni délégué ni accueilli de caravane. Aucun voyageur n'avait apporté avec son bagage l'infection de coutumes lointaines. Aucun marchand n'y avait introduit l'usage d'un objet ailleurs familier. Aucune fille capturée au loin n'avait versé sa race dans la leur. Il semblait à mes hommes palper l'écorce d'un monstre informulable qui ne possédât rien en commun avec les peuples de la terre. Car les îles les plus perdues, des naufrages de navires les ont une fois abâtardies, et tu trouves toujours quelque chose pour établir ta parenté d'homme et forcer le sourire. Mais ce monstre, s'il se montrait, ne montrerait point de visage.
Il en est d'autres parmi les hommes qui, bien au contraire, furent tourmentés par un amour informulable et singulier. Car tu es ému par celle-là seule qui est permanente et bien fondée, ni métissée de pâte dans sa chair, ni pourrie de langage dans sa religion ou ses coutumes, et qui ne sort point de cette lessive de peuples où tout s'est mélangé et qui est glacier fondu en mare. Qu'elle était belle, cette bien-aimée si jalousement cultivée, dans ses aromates et ses jardins et ses coutumes!
Mais les uns comme les autres et moi-même, une fois le désert franchi, nous butions sur l'impénétrable. Car, qui s'oppose à toi, t'ouvre le chemin de son cœur, comme à ton épée celui de sa chair et tu peux espérer le vaincre, l'aimer ou en mourir, mais que peux-tu contre qui t'ignore? Et c'est quand me vint ce tourment que précisément nous découvrîmes que tout autour du mur sourd et aveugle, le sable montrait une zone plus blanche d'être trop riche en ossements qui sans doute témoignaient du sort des délégations lointaines, semblable qu'elle était à la frange d'écume où se résout, le long d'une falaise, la houle que vague par vague délègue la mer.
Mais comme, le soir venu, je considérais du seuil de ma tente ce monument impénétrable qui durait au milieu de nous, je méditai et il me parut que bien plus que la ville à prendre c'était nous qui subissions un siège. Si tu incrustes une semence dure et fermée dans une terre fertile, ce n'est point ta terre qui, de l'entourer, assiège ta semence. Car ta semence quand elle craquera, sa graine établira son règne sur ta terre. «S'il est, par exemple, derrière les murs, me disais-je, tel ou tel instrument de musique ignoré de nous et s'il en est tiré des mélodies âpres ou mélancoliques, et d'un goût pour nous encore inconnu, l'expérience m'enseigne qu'une fois forcée cette réserve mystérieuse et répandus mes hommes parmi ses biens je les retrouverai plus tard, dans les soirées de mes campements s'exerçant à tirer de ces instruments peu usuels telle mélodie d'un goût neuf pour leurs chœurs. Et leurs cœurs en seront changés.
«Vainqueurs ou vaincus, me disais-je, comment saurai-je distinguer! Tu considères cet homme muet parmi la foule. Elle l'entoure et le presse et le force. S'il est contrée vide elle l'écrase. Mais s'il est d'un homme habité et construit à l'intérieur, comme de la danseuse que je fis danser, et s'il parle, alors ayant parlé il a dans ta foule poussé ses racines, noué ses pièges, établi son pouvoir et voilà ta foule, s'il se met en marche, qui se met en marche derrière lui en multipliant sa puissance.
«Il suffit que ce territoire abrite quelque part un seul sage bien protégé par son silence, et devenu au cœur de ses méditations, pour qu'il équilibre le poids de tes armes car il est semblable à une graine. Et comment le distinguerais-tu pour le décapiter? Il ne se montre que par son pouvoir et dans la seule mesure où son œuvre est faite. Car il en est ainsi de la vie qui est toujours en équilibre avec le monde. Et tu ne peux lutter que contre le fou qui te propose des utopies mais non contre celui qui pense et construit le présent puisque le présent est tel qu'il le montre. Il en est ainsi de toute création, car le créateur n'y apparaît point. Si de la montagne où je t'ai conduit tu vois ainsi résolus tes problèmes, et non autrement, comment te défendrais-tu contre moi? Il faut bien que tu sois quelque part.
«Ainsi de ce barbare qui ayant crevé des remparts et forcé le palais royal fit irruption face à la reine. Or la reine ne disposait d'aucun pouvoir, tous ses hommes d'armes étant morts.
«Quand tu fais une erreur dans le jeu que tu jouais par simple goût du jeu, te voilà rouge, humilié et désireux de réparer ta faute. Cependant il n'est point de juge pour te flétrir sinon ce personnage que tel jeu déliait en toi et qui proteste. Et tu te gardes des faux pas dans la danse bien que ni l'autre danseur ni personne n'ait qualité pour te les reprocher. Ainsi pour te faire mon prisonnier je n'irai point te montrer ma puissance mais je te donnerai le goût de ma danse. Et tu viendras où je voudrai.
«C'est pourquoi la reine, se tournant vers le roi barbare quand il creva la porte et surgit en soudard la hache au poing et tout fumant de sa puissance, et plein d'un énorme désir d'étonner, car il était vaniteux et vantard, eut un sourire triste, comme de déception secrète, et d'indulgence un peu usée. Car rien ne l'étonnait sinon la perfection du silence. Et tout ce bruit, elle ne daignait point l'entendre, de même que tu ignores les travaux grossiers des égoutiers, bien que tu les acceptes comme nécessaires.
«Dresser un animal, c'est l'enseigner à agir dans la seule direction pour lui efficace. Quand tu veux sortir de chez toi tu fais le tour, sans y réfléchir, par la porte. Quand ton chien veut gagner son os, il te fera les actes sollicités de lui car il a observé peu à peu qu'ils étaient chemin le plus court vers sa récompense. Bien qu'en apparence ils n'aient point de rapport avec l'os. Cela se fonde sur l'instinct même et non sur le raisonnement. Ainsi le danseur conduit la danseuse par des règles du jeu qu'ils ignorent eux-mêmes. Qui sont langage caché comme de toi à ton cheval. Et tu ne saurais me dire exactement les mouvements qui te font obéir de ton cheval.
«Or la faiblesse du barbare étant qu'il voulait d'abord étonner la reine, son instinct lui enseigna vite qu'il n'était qu'un chemin, tous les autres chemins la rendant plus lointaine, plus indulgente et plus déçue, et il commença de jouer du silence. Ainsi commençait-elle elle-même de le changer à sa façon, préférant au bruit de la hache les révérences silencieuses.»
Ainsi me semblait-il qu'à entourer ce pôle qui nous forçait de regarder vers lui, bien qu'il fermât les yeux délibérément, nous lui faisions jouer un rôle dangereux car il recevait de notre audience le pouvoir de rayonnement d'un monastère.
C'est pourquoi, ayant réuni mes généraux, je leur dis:
«Je prendrai la ville par l'étonnement. Il importe que ceux de la ville nous interrogent sur quelque chose.»