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«Pourquoi ne servais-tu point ici l'empire?»
Il te répond:
«Comment aurais-je pu servir ici l'empire puisque j'agissais là-bas?…»
Et il est vrai qu'il agissait là-bas.
Mais sache que si tu ne vois point monter l'arbre à travers les actes des hommes, c'est qu'il n'est point de graine, car elle eût drainé dans cette direction nécessaire la présence de la femme, le geste du médecin, le service du serviteur de l'empire. Et fût né à travers eux ce que tu prétendais faire naître. Car pour l'homme qui forge des clous par religion de la forge des clous, l'acte est le même qui forge tel clou ou tel autre. Mais il se peut qu'il s'agisse des clous du navire. Et pour toi qui te recules pour mieux voir il est naissance et non désordre.
Car l'être n'a ni habileté, ni défaillance, et il peut être inconnu de chacun qui en participe, faute de langage. Il apparaît en chacun selon son langage particulier.
L'être ne manque pas les occasions. Il s'alimente, se construit, convertit. Chacun peut l'ignorer puisqu'il ne connaît que la logique de son étage. (La femme: l'emploi du temps, non le désir de se trouver à la maison.)
Il n'y a point de défaillance en soi. Car tout acte est justifiable. A la fois noble ou non selon le point de vue. Il y a défaillance par rapport à l'être ou défaillance de l'être. Chacun peut avoir des raisons nobles de ne pas agir dans une certaine direction. Nobles et logiques. Et c'est que l'être ne l'a pas drainé assez fortement. Ainsi de l'autre qui au lieu de forger des clous sculpte des pierres. Il trahit le voilier.
Je n'irai pas entendre de toi les raisons de ton comportement: tu n'as point de langage. Ou plus exactement, il y a un langage du prince, puis de ses architectes, puis de ses chefs d'équipes, puis des cloutiers, puis des manœuvres.
Cet homme tu le paies pour son ouvrage. Tu le paies assez cher pour qu'il te soit reconnaissant non tant des services matériels que de l'hommage rendu à son mérite, car il n'est point de prix de sa sculpture ou du risque de sa vie qu'il puisse juger exagéré. La sculpture vaut ce qu'on l'achète.
Et voici qu'avec ton argent, non seulement tu as acheté la sculpture mais l'âme du sculpteur.
Il est sain que tu estimes louable ce qui te fait vivre. Car tel travail c'est le pain des enfants. Et il n'est point si bas puisqu'il se change en rires d'enfants. Ainsi celui-là sert le tyran mais le tyran sert les enfants. Ainsi la confusion s'est introduite dans le comportement de l'homme et tu ne peux clairement le juger.
Tu peux juger celui-là seul qui trahit l'être qui eût pu drainer ses actes et lui faire choisir parmi des pas tous semblables le pas qui était dirigé.
Ainsi l'homme scelle une pierre à l'autre sous le soleil. Et son acte est tel. Payé tel prix. Coûtant telle fatigue. Et il ne voit là que sacrifice consenti au scellage des pierres. Tu n'as rien à lui reprocher si elle n'est point pierre d'un temple.
Tu as fondé l'amour du temple pour que soit drainé vers le temple l'amour des scellages des pierres.
Car l'être tend à s'alimenter et à grandir.
Il te faut voir beaucoup d'hommes pour le connaître. Et divers. Ainsi du navire à travers les clous, les toiles et les planches.
L'Être n'est point accessible à la raison. Son sens c'est d'être et de tendre. Il devient raison à l'étage des actes. Mais non d'emblée. Sinon nul enfant ne subsisterait car il est si faible vis-à-vis du monde. Ni le cèdre contre le désert. Le cèdre naît contre le désert car il l'absorbe.
Ton comportement tu ne l'appuies point d'abord sur la raison. Tu mets ta raison à son service. N'exige pas de ton adversaire qu'il fasse plus que toi preuve de raison. N'est logique que ton œuvre faite, une fois étalée dans l'espace et dans le temps. Mais pourquoi cet étalement est-il celui-ci et non un autre? Pourquoi ce guide-ci a-t-il guidé et non un autre? Il n'y a jamais eu qu'action du hasard. Mais comment les hasards, au lieu de disperser l'arbre en poussière, 1'établissent-ils contre la pesanteur?
Tu donnes naissance à ce que tu considères. Car tu fais naître l'être de l'avoir défini. Et il cherche à s'alimenter, à se perpétuer et à grandir. Il travaille à faire devenir soi ce qui est autre. Tu admires la richesse de l'homme. Et voilà qu'il se considère en tant que riche et, alors que peut-être il n'y songeait pas, s'absorbera dans l'accroissement de ses richesses. Car elles lui deviennent signification de soi-même. Ne souhaite pas changer l'individu en autre chose que ce qu'il est présentement. Car sans doute de puissantes raisons contre lesquelles tu ne peux rien l'obligent d'être ainsi et non autrement. Mais tu peux le changer dans ce qu'il est, car l'homme est lourd de substance, il est de tout. A toi de choisir de lui ce qui te plaît. Et à en écrire le dessin afin qu'il paraisse évident à tous et à lui-même. Et l'ayant vu il l'acceptera car il l'acceptait bien la veille, même sans passion pour l'y aider. Et une fois ceci devenu en lui d'avoir été considéré, et devenu lui, il vivra de la vie des êtres cherchant à se perpétuer et à grandir.
Car celui-là donne au maître d'esclaves une part de travail et une part de refus du travail. Ainsi est la vie car il eût pu, certes, travailler plus ou travailler moins. Si tu veux maintenant qu'une part dévore l'autre, que le travail dévore le refus du travail, tu diras à l'homme: «Toi qui acceptes ce travail malgré l'amertume, parce que dans ce travail seul tu retrouves ta dignité et l'exercice de ta création, tu as raison car tu dois créer où l'on peut créer. Et ne sert de rien de regretter que le maître ne soit point un autre. Il est, comme est l'époque où tu es né. Ou la montagne de ton pays…»
Et tu n'as point souhaité de lui qu'il travaillât plus, ni n'as enflé son propre litige avec lui-même. Mais tu lui as offert une vérité qui a concilié ses deux parts dans l'être qui t'intéressait. Celui-là marchera, s'accroîtra et l'homme ira vers le travail.
Ou bien tu souhaites de voir la part de refus du travail dévorer la part de travail. Et tu lui diras:
«Tu es celui-là qui, malgré le fouet et le chantage du pain, n'accorde au travail souhaité que la part irréductible faute de laquelle tu mourrais. Que de courage dans ton comportement! Et combien tu as raison, car si tu veux que le maître soit vulnérable, tu n'as d'autre moyen que de te croire d'avance vainqueur. Ce que tu ne concèdes point dans ton cœur est sauvé. Et la logique ne gouverne point les créations.»
Et tu n'as pas souhaité de lui qu'il travaillât moins, ni n'as enflé son propre litige avec lui-même. Mais tu lui as offert une vérité qui a concilié ses deux points de vue dans l'être qui t'intéressait. Celui-là marchera, s'accroîtra, et l'homme ira vers la révolte.
C'est pourquoi je n'ai point d'ennemis. Dans l'ennemi je considère l'ami. Et il le devient.
Je prends tous les morceaux. Je n'ai point à changer les morceaux. Mais je les noue par un autre langage. Et le même être ira différemment.
Tout ce que tu m'apporteras, de tes matériaux je le dirai vrai. Et je dirai regrettable l'image qu'ils composent. Et si mon image les absorbe mieux, et qu'elle aille selon mon désir, tu seras mien.
C'est pourquoi je dis que tu as raison de construire ton mur autour des sources. Mais voici d'autres sources qui n'y sont point comprises. Et il est de ton être de jeter bas ton mur pour le rebâtir. Mais tu le rebâtis sur moi et je deviens semence à l'intérieur de tes remparts.
CLXX
Je condamne ta vanité, mais non pas ton orgueil, car si tu danses mieux qu'une autre, pourquoi te dénigrerais-tu en t'humiliant devant qui danse mal? Il est une forme d'orgueil qui est amour de la danse bien dansée.
Mais l'amour de la danse n'est point amour de toi qui danses. Tu tires ton sens de ton œuvre, ce n'est point l'œuvre qui se prévaut de toi. Et tu ne t'achèveras jamais, sinon dans la mort. Seule la vaniteuse se satisfait, interrompt sa marche pour se contempler, et s'absorbe dans son adoration d'elle-même. Elle n'a rien à recevoir de toi, sinon tes applaudissements. Or nous méprisons de tels appétits, nous, éternels nomades de la marche vers Dieu, car rien de nous ne nous peut satisfaire.
La vaniteuse a fait halte en soi-même, croyant que l'on a pris visage avant l'heure de la mort. C'est pourquoi elle ne saurait plus ni rien recevoir ni rien donner, précisément à la façon des morts.
L'humilité du cœur n'exige point que tu t'humilies mais que tu t'ouvres. C'est la clef des échanges. Alors seulement tu peux donner et recevoir. Et je ne sais point distinguer l'un de l'autre ces deux mots pour un même chemin. L'humilité n'est point soumission aux hommes, mais à Dieu. Ainsi de la pierre soumise non aux pierres mais au temple. Quand tu sers c'est la création que tu sers. La mère est humble vis-à-vis de l'enfant et le jardinier devant la rose.
Moi, le roi, je m'irai soumettre sans gêne à l'enseignement du laboureur. Car il en sait plus long qu'un roi sur le labour. Et, lui sachant gré de m'instruire, je l'en remercierai sans croire déchoir. Car il est naturel que la science du labour aille du laboureur vers le roi. Mais, dédaignant toute vanité, je ne solliciterai point qu'il m'admire. Car le jugement va du roi vers le laboureur.
Tu as rencontré au cours de ta vie celle qui s'est prise pour idole. Que recevrait-elle de l'amour? Tout, jusqu'à ta joie de la retrouver, lui devient hommage. Mais plus l'hommage est coûteux, plus il vaut: elle goûterait mieux ton désespoir.
Elle dévore sans se nourrir. Elle s'empare de toi pour te brûler en son honneur. Elle est semblable à un four crématoire. Elle s'enrichit, dans son avarice, de vaines captures, croyant que, sa joie, elle la trouvera dans cet empilage. Mais elle n'empile que des cendres. Car l'usage véritable de tes dons était chemin de l'un vers l'autre, et non capture.
Puisqu'elle y voit des gages elle se gardera de t'en accorder en retour. Faute d'élans qui te combleraient, sa fausse réserve te prétendra que la communion dispense des signes. C'est marque d'impuissance à aimer, non élévation de l'amour. Le sculpteur s'il méprise la glaise, il pétrit le vent. Si ton amour méprise les signes de l'amour, sous prétexte d'atteindre l'essence, il n'est plus que vocabulaire. Je te veux des souhaits et des présents et des témoignages. Saurais-tu aimer le domaine, si tu en excluais tour à tour, comme superflus, parce que trop particuliers, le moulin, le troupeau, la maison? Comment construire l'amour qui est visage lu à travers la trame, s'il n'est point de trame sur quoi l'écrire?
Car il n'est point de cathédrale sans cérémonial des pierres.
Et il n'est point d'amour sans cérémonial en vue de l'amour. L'essence de l'arbre je ne l'atteins que s'il a lentement pétri la terre selon le cérémonial des racines, du tronc et des branches. Alors le voilà qui est un. Tel arbre et non un autre.
Mais celle-là dédaigne les échanges dont elle naîtrait. Elle cherche dans l'amour un objet capturable. Et cet amour n'a point de signification.
Elle croit que l'amour est cadeau qu'elle peut enfermer en soi. Si tu l'aimes c'est qu'elle t'a gagné. Elle t'enferme en elle, croyant s'enrichir. Or, l'amour n'est point trésor à saisir, mais obligation de part et d'autre. Mais fruit d'un cérémonial accepté. Mais visage des chemins de l'échange.
Celle-là ne naîtra jamais. Car tu ne saurais naître que d'un réseau de liens. Elle demeurera graine avortée et d'un pouvoir inemployé, sèche d'âme et de cœur. Elle vieillira, funèbre, dans la vanité de ses captures.
Car tu ne peux rien t'attribuer. Tu n'es point un coffre. Tu es le nœud de ta diversité. Ainsi du temple, lequel est sens des pierres.
Détourne-toi d'elle. Tu n'as d'espoir ni de l'embellir ni de l'enrichir. Ton diamant lui est devenu sceptre, couronne et marque de domination. Pour admirer, ne fût-ce qu'un bijou, il faut l'humilité de cœur. Elle n'admirait point: elle enviait. L'admiration prépare l'amour, mais l'envie prépare le mépris. Elle méprisera, au nom de celui qu'elle détient enfin, tous les autres diamants de la terre. Et tu l'auras tranchée un peu plus avant d'avec le monde.
Tu l'auras tranchée d'avec toi-même, ce diamant ne lui étant point chemin de toi vers elle, ni d'elle vers toi, mais tribut de ton esclavage.
C'est pourquoi chaque hommage la fera plus dure et plus solitaire.
Dis-lui:
«Je me suis certes hâté vers toi, dans la joie de te joindre. Je t'ai fait porter des messages. Je t'ai comblée. La douceur, pour moi, de l'amour c'était cette option que je te souhaitais sur moi-même. Je t'accordais des droits afin de me sentir lié. J'ai besoin de racines et de branches. Je me proposais pour t'assister. Ainsi du rosier que je cultive. Je me soumets donc à mon rosier. Rien de ma dignité ne s'offense des engagements que je contracte. Et je me dois ainsi à mon amour.