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«Tu as compté mes pas vers toi, ne te nourrissant point de mon amour mais de l'hommage de mon amour. Tu t'es méprise sur la signification de ma sollicitude. Je me détournerai donc de toi pour honorer celle-là seule qui est humble et qu'illuminera mon amour. J'aiderai à grandir celle-là seule que mon amour grandira. De même que je soignerai l'infirme pour le guérir, non pour le flatter: j'ai besoin d'un chemin, non d'un mur.
«Tu prétendais non à l'amour mais à un culte. Tu as barré ma route. Tu t'es dressée sur mon chemin comme une idole. Je n'ai que faire de cette rencontre. J'allais ailleurs.
«Je ne suis ni idole à servir, ni esclave pour servir. Quiconque me revendiquera je le répudierai. Je ne suis point objet placé en gage, et nul n'a créance sur moi. Ainsi n'ai-je créance sur personne: de celle qui m'aime je reçois perpétuellement.
«A qui m'as-tu donc acheté pour revendiquer cette propriété? Je ne suis point ton âne. Je dois à Dieu peut-être de te demeurer fidèle. Mais non à toi.»
Ainsi de l'empire, lorsqu'un soldat lui doit sa vie. Ce n'est point créance de l'empire, mais créance de Dieu. Il ordonne que l'homme ait un sens. Or, le sens de cet homme est d'être soldat de l'empire.
Ainsi des sentinelles qui me doivent les honneurs. Je les exige mais n'en retiens rien pour moi-même. A travers moi les sentinelles ont des devoirs. Je suis nœud du devoir des sentinelles.
Ainsi de l'amour.
Mais si je rencontre celle-là qui rougit et qui balbutie, et qui a besoin de présents pour apprendre à sourire, car ils lui sont vent de mer et non capture, alors je me ferai chemin qui la délivre.
Je n'irai ni m'humilier ni l'humilier dans l'amour. Je serai autour d'elle comme l'espace et en elle comme le temps. Je lui dirai: «Ne te hâte point de me connaître, il n'est rien de moi à saisir. Je suis espace et temps, où devenir.»
Si elle a besoin de moi, comme la graine de la terre pour se faire arbre, je n'irai point l'étouffer par ma suffisance.
Je ne l'honorerai point non plus pour elle-même. Je la grifferai durement des serres de l'amour. Mon amour lui sera aigle aux ailes puissantes. Et ce n'est point moi qu'elle découvrira mais, par moi, les vallées, les montagnes, les étoiles, les dieux.
Il ne s'agit point de moi. Je ne suis que celui qui transporte. Il ne s'agit point de toi: tu n'es que sentier vers les prairies au réveil du jour. Il ne s'agit point de nous: nous sommes ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant notre génération, et l'use.
CLXXI
Haine non de l'injustice car elle est instant de passage et devient juste.
Haine non de l'inégalité car elle est hiérarchie visible ou invisible.
Haine non du mépris de la vie car si tu te soumets à plus grand que toi le don de ta vie devient échange.
Mais haine de l'arbitraire permanent car il ruine le sens même de la vie, lequel est durée dans l'objet même de ton échange.
CLXXII
Tu liras dans le présent l'être que tu devines. Tu l'énonceras. Il donnera leur sens aux hommes et aux actes des hommes. Il n'exigera rien d'eux présentement que ce qu'ils donnent et déjà donnaient hier. Ni plus de courage, ni moins de courage, ni plus de sacrifices, ni moins de sacrifices. Il ne s'agit point de te les prêcher, ni de flétrir quelque part que ce soit d'eux-mêmes. Ni de rien changer d'abord en eux-mêmes. Il ne s'agit que de te les énoncer. Car de leurs mêmes morceaux tu peux bâtir quelque construction que tu désires. Et ils désirent cet énoncé, ne sachant quoi faire de leurs morceaux.
Mais de quiconque tu énonces tu es le maître. Car tu gouvernes celui-là qui cherchait son objet quand il ne trouve point son chemin ou sa solution. Car l'homme est dominé par l'esprit.
Tu les considères non comme un juge mais comme un dieu qui gouverne. Tu les places et les fais devenir. Le reste suivra de soi-même. Car tu as fondé l'être. Désormais il se nourrira et changera en soi le reste du monde.
CLXXIII
Il n'était rien qu'une barque perdue au loin sur le calme de la mer.
Il est sans doute, Seigneur, une autre échelle d'où ce pêcheur là-bas dans sa barque me paraîtrait flamme de ferveur ou nœud de colère, tirant des eaux le pain de l'amour à cause de la femme et des enfants, ou le salaire de famine. Ou bien se montrerait à moi le mal dont peut-être il meurt et qui le remplit et qui le brûle.
Petitesse de l'homme? Où vois-tu qu'il y ait petitesse? Tu ne prends point mesure de l'homme avec une chaîne d'arpenteur. C'est au contraire quand j'entre dans la barque que tout devient immense.
Il te suffit, Seigneur, pour que je me connaisse, que Tu plantes en moi l'ancre de la douleur. Tu tires sur la corde et je me réveille.
Soumis peut-être à l'injustice, l'homme de la barque? Rien ne diffère dans le spectacle. La même barque. Le même calme jour sur les eaux. La même oisiveté du jour.
Qu'ai-je à recevoir des hommes si je ne me fais pas humble pour eux?
Seigneur, rattachez-moi à l'arbre dont je suis. Je n'ai plus de sens si je suis seul. Qu'on appuie sur moi. Que j'appuie sur l'autre. Que Tes hiérarchies me contraignent. Je suis ici défait et provisoire.
J'ai besoin d'être.
CLXXIV
Je t'ai parlé du boulanger qui te pétrit la pâte à pain et tant que celle-ci lui cède c'est que rien ne vient. Mais voici l'heure où la pâte se noue, comme ils disent. Et les mains découvrent au travers de la masse informe des lignes de force et des tensions et des résistances. Il se développe dans la pâte à pain une musculature de racines. Le pain s'empare de la pâte comme un arbre de la terre.
Tu rumines tes problèmes et rien ne se montre. Tu vas de l'une à l'autre des solutions car il n'en est point qui te satisfasse. Tu es malheureux, faute d'agir, car la marche seule est exaltante. Et te voilà pris du dégoût de te sentir épars et divisé. Tu te tournes alors vers moi afin que je tranche tes litiges. Et je puis certes les trancher en choisissant l'une des solutions contre l'autre. Si te voilà captif de ton vainqueur, il me serait permis de te dire: si te voilà simplifié par le choix d'une part contre l'autre, certes te voilà prêt pour l'action mais tu trouves la paix de fanatique ou paix de termite ou paix de lâche. Car le courage n'est point de s'en aller donnant des coups aux porteurs d'autres vérités.
Ta souffrance certes t'oblige à sortir des conditions de ta souffrance. Mais il te faut accepter ta souffrance pour être poussé vers ton ascension. Ainsi déjà de la simple souffrance causée par un membre malade. Elle t'oblige de te soigner et de refuser ta pourriture.
Mais tel qui souffre de ses membres et s'en ampute plutôt que de s'efforcer vers le remède, je ne le dis point courageux mais fou ou lâche. Je ne souhaite point d'amputer l'homme mais de le guérir.
C'est pourquoi, de la montagne où je dominais la ville, j'adressai à Dieu cette prière:
«Ils sont là, Seigneur, sollicitant de moi leur signification. Ils attendent leur vérité de moi, Seigneur, mais elle n'est point forgée encore. Éclairez-moi. Je malaxe la pâte à pain afin que se manifestent les racines. Mais rien ne se noue encore et je connais la mauvaise conscience des nuits blanches. Mais je connais aussi l'oisiveté du fruit. Car toute création trempe dans le temps d'abord, où devenir.
«Ils m'apportent en vrac leurs souhaits, leurs désirs, leurs besoins. Ils les empilent sur mon chantier comme autant de matériaux dont je crois créer l'assemblage afin que les absorbe le temple ou le navire.
«Mais je ne sacrifierai point les besoins des uns aux besoins des autres, la grandeur des uns à celle des autres. La paix des uns à la paix des autres. Je les soumettrai tous les uns aux autres afin qu'ils deviennent temple ou navire.
«Car il m'est apparu que soumettre c'était recevoir et placer. Je soumets la pierre au temple et elle ne reste point en vrac sur le chantier. Et il n'est point de clou dont je ne serve le navire.
«Je n'écouterai pas le plus grand nombre, car ils ne voient point le navire, lequel est au-dessus d'eux. Si étaient en plus grand nombre les forgeurs de clous ils soumettraient les scieurs de planches à la vérité des forgeurs de clous et il ne naîtrait point de navire.
«Je ne créerai point la paix de la termitière par un choix vide et des bourreaux et des prisons malgré qu'ensuite viendrait la paix, car, créé par la termitière, l'homme le serait pour la termitière. Mais peu m'importe de perpétuer l'espèce si elle ne transporte point ses bagages. Le vase certes est le plus urgent, mais c'est la liqueur qui fait son prix.
«Je ne concilierai point non plus. Car concilier c'est se satisfaire de l'ignominie d'un mélange tiède où se sont conciliées des boissons glacées et brûlantes. Et je veux sauver les hommes dans leur saveur. Car tout ce qu'ils cherchent est souhaitable, leurs vérités sont toutes évidentes. C'est à moi de créer l'image qui les absorbe. Car la commune mesure de la vérité des scieurs de planches et de la vérité des forgeurs de clous, c'est le navire.
«Mais viendra l'heure, Seigneur, où tu auras pitié de mon déchirement dont je n'ai rien refusé. Car je brigue la sérénité qui rayonne sur les litiges absorbés et non la paix du partisan qui est faite moitié d'amour moitié de haine.
«Lorsque je m'indigne, Seigneur, c'est que je n'ai point encore compris. Quand j'emprisonne ou exécute c'est que je ne sais point couvrir. Car celui-là qui se fait une vérité fragile, comme de préférer la liberté à la contrainte, ou la contrainte à la liberté, faute de dominer un langage vain dont les mots se tirent la langue, celui-là se sent bouillir de colère quand on le prétend contredire. Si tu cries fort, c'est que ton langage est insuffisant et que tu cherches à couvrir les voix des autres. Mais en quoi, Seigneur, m'indignerais-je si j'ai accédé à ta montagne et si j'ai vu se faire le I travail à travers les mots provisoires? Celui qui me viendra, je l'accueillerai. Celui qui s'agitera contre, moi, je le comprendrai dans son erreur et lui parlerai doucement afin qu'il revienne. Et rien de cette douleur ne sera concession, flagornerie ou appel du suffrage, mais de ce qu'à travers lui je lirai si clairement le pathétique de son désir. Le faisant mien puisque je l'ai lui aussi absorbé. La colère ne rend pas aveugle: elle naît d'être aveugle. Tu t'indignes contre celle-là qui montre sa hargne. Mais elle t'ouvre sa robe, tu vois ce cancer, et tu pardonnes. Pourquoi t'irriterais-tu contre ce désespoir?
«La paix que je médite se gagne à travers la souffrance. J'accepte la cruauté des nuits blanches car je suis en marche vers toi qui es énoncé, effacement des questions, et silence. Je suis arbre lent mais je suis arbre. Et grâce à toi je drainerai les sucs de la terre.
«Ah! j'ai bien compris de l'esprit, Seigneur, qu'il domine l'intelligence. Car l'intelligence examine les matériaux mais l'esprit seul voit le navire. Et si j'ai fondé le navire, ils me prêteront leurs intelligences pour habiller, sculpter, durcir, démontrer le visage que j'aurai créé.
«Pourquoi me refuseraient-ils? Je n'ai rien apporté qui les brime mais les ai délivrés chacun dans son amour.
«Et pourquoi le scieur de planches scierait-il moins si la planche est planche pour navire?