37576.fb2 CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 50

CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 50

CXCIV

Je te veux dessiller les yeux car tu te trompes sur le cérémonial. Tu le crois arrangement gratuit ou enjolivement supplémentaire. Celui-là qui éprouve l'amour tu le juges brimé par les règles comme venant d'un dieu un peu fantasque et qui ne les édicterait que pour, au mieux, te favoriser ici en rognant là, comme il en serait d'une vie éternelle qui exigerait d'amputer sur le sentiment, alors que les règles te font être celui-ci ou celui-là et te fondent du même coup qu'elles te briment, car tu rencontres ces limites lorsque tu es, et l'arbre est dessiné selon les lignes de force de sa graine. Mais je te l'ai dit de l'image quand elle est belle. Elle est point de vue et goût des choses. Et de tel point de vue tu penses autrement sur le repas, sur le repos, sur la prière, sur le jeu et sur l'amour. Je ne connais point de compartiment car tu n'es point somme de morceaux, mais un qui domine, et non divisible. Et de ce visage de pierre qu'a sculpté mon sculpteur, si je change le nez, me faut aussi changer l'oreille ou, plus exactement, j'en ai changé tout le pouvoir et l'action aussi de l'oreille. Donc, si je t'impose une fois l'an de te prosterner face au désert pour y honorer l'oasis chantante qu'il cache dans ses plis, tu retrouveras son mystère dans la femme, ou dans le travail, ou dans la maison. Ainsi, de te donner un ciel d'étoiles je t'ai changé dans tes relations avec l'esclave, avec le roi, avec la mort. Tu es racine mère du feuillage et, si je te change dans la racine, change ton feuillage. Et je n'ai point vu d'hommes transformés par des arguments de logiciens, je ne les ai point vus se convertir en profondeur sous l'emphase du prophète bigle. Mais, de m'être adressé en eux à l'essence, par le jeu d'un cérémonial, je les ai ouverts à ma lumière.

Tu réclames l'amour contre les règles qui l'interdisent. Et ces règles-là ont fondé l'amour. Et la mélancolie de ne point éprouver l'amour, laquelle mélancolie tu dois aux règles, voilà déjà l'amour.

Le désir d'amour c'est l'amour. Car tu ne saurais désirer ce qui ne t'est point encore conçu. Et là où les frères ne sont point chéris, faute de structure ou de coutume qui donnent un sens au rôle de frère (et comment aimerais-tu à cause d'une simple promiscuité de table?). Je n'ai point observé que personne regrettât de ne point mieux aimer son frère. Tu regrettes l'amour conçu et la femme qui s'en va, mais nulle passante indifférente ne t'incite à dire avec désespoir: «Je serais heureux si je l'aimais…»

Quand tu pleures l'amour c'est qu'est né l'amour. Et certes les règles te font voir, si elles fondent l'amour, que tu pleures l'amour et tu crois que l'amour te pourrait exalter hors des règles, alors que simplement fondant l'amour, elles t'offrent ses joies et ses supplices, de même que l'existence d'une fontaine de palmeraie te fait cruel le sable aride et que certes l'absence de fontaine est sœur pour toi de l'existence des fontaines. Car tu ne pleures point ce que tu ne sais concevoir. Bâtissant des fontaines je bâtis aussi leur absence. Et t'offrant des diamants je fonde la pauvreté en diamants. Et la perle noire des mers, récoltée une fois l'an, fonde tes plongées inutiles. Et le don de la perle noire te paraît viol, et rapt et injustice, et tu la détruis de la diviser dans son pouvoir. Alors qu'il n'était besoin que de comprendre car tu es plus riche de ce qu'elle soit, même pour autrui, que du vide uniforme des mers.

Ils ont fondé leur misère en souhaitant l'égalité du râtelier dans leur étable. Et qu'on les serve. Et si d'eux tu honores la foule tu fondes la foule en eux. Mais si en chacun tu honores l'homme, tu fondes l'homme, et les voilà sur le chemin des dieux.

Me tourmente qu'ils aient renversé leur vérité, de s'être faits aveugles à l'évidence, laquelle est que la condition de la naissance du navire, donc la mer, brime le navire, et que la condition de l'amour brime l'amour et que la condition de ton ascension brime ton ascension. Car il n'est point d'ascension sans pesanteur.

Mais ceux-là disent «Notre ascension est brimée!..» Ils te détruisent ses entraves et leur espace n'a plus de pente. Et les voilà cohue de foire, ayant ruiné le palais de mon père où tous les pas avaient un sens.

C'est pourquoi tu les entends qui s'interrogent sur les aliments spirituels qu'il convient de fournir aux hommes afin de vivifier leur esprit et d'ennoblir leur cœur. Ils t'ont répandu les hommes en vrac, les nourrissant au râtelier, les ont changés en bétail sédentaire, et, comme ils ont déjà agi par amour de l'homme, pour le délivrer dans sa noblesse et sa clarté et sa grandeur, bien leur est nécessaire désormais de s'effrayer de ce que s'épaississent l'esprit et le cœur. Mais de ta cohue que feront-ils? Leur chanteront des chants de galères pour les émouvoir, réveilleront en eux de faibles fantômes qui ont oublié les galères, mais courbent encore vaguement l'épaule par peur des coups. Ainsi, vaguement, tu transportes en eux les mots du poème. Mais son pouvoir ira s'amenuisant. Ils écouteront bientôt le chant des galères sans en ressentir les coups oubliés, et la paix de l'étable n'en sera plus troublée car tu as vidé de pouvoir la mer. Alors te viendra, face à ceux qui rumineront leur mangeaille, l'angoisse sur le sens de la vie et le mystère des exaltations de l'esprit, lequel sera mort. Et tu chercheras ton objet perdu comme s'il était objet parmi d'autres. Et tu inventeras quelque chant de la nourriture, lequel s'époumonera à répéter: «Je mange…» sans rien ajouter au goût du pain. Ne comprenant point qu'il ne s'agit point d'un objet à distinguer parmi d'autres objets, ni à célébrer parmi d'autres, car ne se cache point quelque part dans l'arbre l'essence de l'arbre, et qui veut peindre la seule essence ne peindra rien.

Point n'est surprenant que tu t'épuises dans la recherche d'une culture du sédentaire car il n'en est point.

«Faire don de la culture, disait mon père, c'est faire don de la soif. Le reste viendra de soi-même.» Mais tu ravitailles en breuvage de confection des ventres repus.

L'amour est appel vers l'amour. Ainsi de la culture. Elle réside dans la soif même. Mais comment cultiver la soif?

Tu ne réclames que les conditions de ta permanence. Celui-là qu'a fondé l'alcool réclame l'alcool. Non que l'alcool lui soit profitable, car il en meurt. Celui-là qu'a fondé ta civilisation réclame ta civilisation. Il n'est d'instinct que de la permanence. Cet instinct domine l'instinct de vivre.

Car j'en ai vu beaucoup qui préféraient la mort à la vie laissée hors de leur village. Et tu l'as vu des gazelles mêmes ou des oiseaux, lesquels, si tu les captures, se laissent mourir.

Et si l'on t'arrache à ta femme, à tes enfants, à tes coutumes ou que l'on éteigne dans le monde la lumière dont tu vivais — car même du creux d'un monastère elle rayonne — alors il se peut que tu en meures.

Si alors je te veux sauver de la mort suffit que je t'invente un empire spirituel où ta bien-aimée est comme en réserve pour t'acccueillir. Alors te voilà continuant de vivre car ta patience est infinie. La maison dont tu es te sert dans ton désert, quoique lointaine. La bien-aimée te sert quoique lointaine et quoique endormie.

Mais tu ne supportes point qu'un nœud se défasse, répandant ses objets en vrac. Et tu meurs si meurent tes dieux. Car tu en vis. Et de cela seul dont tu peux mourir tu peux vivre.

Si je t'éveille à quelque sentiment pathétique tu le transporteras de génération en génération. Tu enseigneras tes enfants à lire ce visage au travers des choses, comme le domaine à travers les matériaux du domaine, lequel est seul à aimer.

Car tu ne mourrais point pour les matériaux. Ce sont eux qui se doivent, non à toi car tu n'es que voie et passage, mais au domaine. Et tu les lui soumets. Mais si un domaine est devenu, alors tu mourras pour sauver son intégrité.

Tu mourras pour le sens du livre, non pour l'encre ni le papier.

Car tu es nœud de relations et ton identité ne repose point sur ce visage, cette chair, cette propriété, ce sourire, mais sur telle construction qui, à travers toi, s'est bâtie, mais sur tel visage apparu qui est de toi et qui te fonde. Son unité se lie à travers toi, mais en retour tu es de lui.

Rarement tu peux en parler. il n'est point de mots pour le transporter à autrui. Ainsi de ta bien-aimée. Si tu me dis son nom, ces syllabes n'ont point pouvoir de transporter en moi l'amour. Me faut me la montrer. Ce qui est de l'empire des actes. Non des paroles.

Mais tu connais le cèdre. Et si je dis «un cèdre» je transporte en toi sa majesté. Car on t'a éveillé au cèdre, lequel est, en plus du tronc, des branches, des racines et du feuillage.

Je ne connais d'autre moyen pour fonder l'amour que de te faire sacrifier à l'amour. Mais eux reçoivent leur mangeaille sur leur litière, quels sont leurs dieux?

Tu prétends me les augmenter en les engraissant de présents, mais ils en meurent. Tu ne peux vivre que de cela que tu transformes, et dont un peu chaque jour, puisque tu t'échanges contre, tu meurs.

Le savent bien mes vieilles qui s'usent les yeux aux jeux d'aiguille. Tu leur dis de sauver leurs yeux. Et leurs yeux ne leur servent plus. Tu as ruiné leur échange.

Mais eux contre quoi s'échangent-ils, ceux que tu prétends rassasier?

Tu peux fonder la soif de la possession, mais la possession n'est point échange. Tu peux fonder la soif de l'empilage des étoffes brodées. Mais tu ne fondes que l'âme d'entrepôt. Comment fonderas-tu la soif d'user les yeux aux jeux d'aiguille? Car celle-là seule est soif de véritable vie.

Moi, dans le silence de mon amour, j'ai bien observé mes jardiniers et mes fileuses de laine. J'ai remarqué qu'il leur était donné peu de chose, et beaucoup demandé.

Comme si reposait sur eux, comme sur elles, le sort du monde.

Chaque sentinelle je la veux responsable de tout l'empire. Et celui-là, de même, contre les chenilles, au seuil du jardin. Et l'autre qui coud la chasuble d'or ne répand peut-être qu'une faible lumière, mais elle fleurit son Dieu et c'est un Dieu mieux fleuri que la veille qui rayonne sur elle à son tour.

Je ne sais point ce que signifie élever l'homme s'il ne s'agit point de l'enseigner à lire des visages au travers des choses. Je perpétue les dieux. Ainsi du plaisir du jeu des échecs. Je le sauve en sauvant les règles mais tu leur veux fournir des esclaves qui leur gagnent leurs parties d'échecs.

Tu veux faire cadeau des lettres d'amour, ayant observé de certains qu'ils pleuraient s'ils en recevaient, et tu t'étonnes de ne point leur tirer de larmes.

Ne te suffit point de donner. Eût fallu bâtir celui qui reçoit. Pour le plaisir d'échecs eût fallu bâtir le joueur. Pour l'amour eût fallu bâtir la soif d'amour. Ainsi l'autel d'abord pour recevoir le dieu. Moi j'ai bâti l'empire dans le cœur de mes sentinelles en les contraignant à faire les cent pas sur les remparts.

CXCV

Un poème parfait qui résiderait dans les actes et sollicitant tout, jusqu'à tes muscles, de toi-même. Tel est mon cérémonial.

Faibles échos, ébauches de mouvement, que je noue en toi par les mots doués de pouvoir. J'invente le jeu des galères. Tu y veux bien entrer et courber un peu les épaules.

Mais les règles, mais les rites, mais les obligations, et la construction du temple, mais le cérémonial des jours, certes voilà une autre action.

L'écriture a été de t'y convertir en te faisant faiblement te connaître ainsi devenu, et espérer.

Et certes, de même que tu peux me lire distrait et ne point ressentir, tu peux subir le cérémonial sans grandir. Et ton avarice peut loger à l'aise dans la générosité du rituel.

Mais je ne prétends pas te régir pour chaque heure, de même que je ne prétends pas, de ma sentinelle, qu'elle soit dans chaque heure fervente à l'empire. Me suffit qu'une, parmi d'autres, le soit. Et, de celle-là, je ne prétends pas qu'elle soit fervente dans chaque instant mais que, si elle rêve d'ordinaire de l'heure de la soupe, lui vienne, comme éclair, l'illumination de la sentinelle, sachant trop bien que l'esprit dort et ne sait voir en permanence, sinon ce feu brûlerait les yeux, mais que la mer a sens de la perle noire autrefois trouvée, l'année sens de la fête unique, et la vie sens de l'accomplissement dans la mort.

Et peu m'importe que mon cérémonial me prenne un sens abâtardi chez les bâtards de cœur. J'ai observé, au cours de mes conquêtes, les tribus noires et le sorcier qui les conviait, par appétit sordide, d'engraisser de leurs présents quelque bâton de bois peint en vert.

Que m'importe que le sorcier mésestime son rôle! Le pouce du sculpteur crée la vie.

CXCVI

L'autre qui exige la reconnaissance: il a fait pour eux ceci ou cela… mais il n'est point non plus de don récolté et provision faite. Ton don est circulation de l'un en l'autre: Si tu ne donnes plus, tu n'as rien donné. Tu me diras: «J'ai été méritoire hier et j'en garde le bénéfice.» Et je répondrai: «Non! Tu serais mort ayant ce mérite si tu étais mort hier, certes, mais tu n'es pas mort hier. Compte seul ce que tu es devenu à l'heure de la mort. Du généreux que tu étais hier, tu as tiré de toi ce ladre d'aujourd'hui. Celui qui mourra sera ladrerie.»

Tu es racine d'un arbre qui vit de toi. Tu es lié à l'arbre. Il est devenu ton devoir. Mais la racine dit: «J'ai trop expédié de sève!» L'arbre alors meurt La racine se peut-elle flatter d'avoir droit à la reconnais sance du mort?

La sentinelle, si elle se lasse de surveiller l'horizon et qu'elle s'endorme, la ville meurt. Il n'est point de provision de rondes déjà accomplies. Il n'est point de provision de battements réservés quelque part par ton cœur. Ton grenier lui-même n'est point provision. Il est escale. Et tu laboures la terre dans le même temps que tu le pilles. Mais tu te trompes en toutes choses. Tu t'imagines te reposer de la création par l'empilage des objets créés dans le musée. Tu y empiles ton peuple lui-même. Mais il n'est point d'objets. Il est des sens divers de ce même objet dans divers langages. N'est point la même, la perle noire, pour le plongeur, la courtisane ou le marchand. Le diamant vaut quand tu l'extrais, quand tu le vends, quand tu le donnes, quand tu le perds, quand tu le retrouves, quand il pare un front pour une fête. Je ne sais rien du diamant usuel. Le diamant de tous les jours n'est que caillou vide. Et le savent bien celles qui le détiennent. Elles l'enferment dans le coffre le plus secret afin qu'il y dorme. Elles ne l'en tirent que le jour de l'anniversaire du roi. Il devient alors mouvement d'orgueil. Elles l'ont reçu au soir du mariage. Il était mouvement d'amour. Il a été une fois miracle pour qui a rompu sa gangue.

Les fleurs valent pour les yeux. Mais les plus belles sont celles dont j'ai fleuri la mer pour honorer des morts. Et nul jamais ne les contemplera.

Celui-là parle au nom de son passé. Il me dit: «Je suis celui qui…» J'accepte donc de l'honorer à condition qu'il soit mort. Mais, du seul véritable géomètre mon ami, je n'ai jamais entendu qu'il se prévalût de ses triangles. Il était serviteur des triangles et jardinier d'un jardin de signes. Une nuit que je lui disais: «Te voilà fier de ton travail, tu as beaucoup donné aux hommes…», il se tut d'abord, puis me répondit:

«Il ne s'agit point de donner, je méprise qui donne ou reçoit. Comment vénérerais-je l'insatiable appétit du prince qui revendique les présents! De même de ceux qui se laissent dévorer. Ainsi la grandeur du prince nie leur grandeur. Il est à choisir entre l'une ou l'autre. Mais le prince qui m'abaisse je le méprise. Je suis de sa maison et il se doit de me grandir. Et si je suis grand je grandis mon prince.