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CXCIX

Je priai donc Dieu de m'instruire et il me fit, dans sa bonté, me souvenir des caravanes vers la ville sainte, bien que je ne comprisse point tout d'abord en quoi une vision de chameliers et de soleil me pouvait éclairer mon litige.

Je te vis, ô mon peuple, préparant sur mon ordre ton pèlerinage. J'ai toujours goûté comme un miel unique l'activité du dernier soir. Car il en est de l'expédition que tu montes comme d'un navire que tu gréerais l'ayant achevé de bâtir, et qui, ayant eu sens de sculpture ou de temple, lesquels usent les marteaux et te provoquent dans tes inventions et tes calculs et la puissance de ton bras, prend maintenant sens de voyage, car tu l'habilles pour le vent. Ainsi de ta fille que tu as nourrie et enseignée et dont tu as châtié l'amour des parures — mais vient l'aube du jour où l'époux l'attend et, ce matin-là, de ne jamais la juger assez belle, tu te ruines pour elle en étoffe de lin et bracelets d'or, car il s'agit aussi pour toi du lancer d'un navire à la mer.

Donc ayant achevé d'amonceler les provisions, de clouer les caisses, de nouer les sacs, tu passais royal parmi les bêtes, flattant l'une, gourmandant l'autre, t'aidant du genou pour serrer un peu telle courroie de cuir, et t'enorgueillissant, une fois hissé le chargement, de ne le voir glisser ni vers la droite ni vers la gauche, connaissant que les bêtes, te le balançant durement dans le roulis de leur démarche et le trébuchement parmi les pierres et l'agenouillement pour les haltes, te le tiendront cependant suspendu dans un équilibre élastique, à la façon de l'oranger qui balance au vent sans menacer sa cargaison d'oranges.

Je savoure alors ta chaleur, ô mon peuple, qui prépares la chrysalide de tes quarante jours de désert, et, n'écoutant point le vent des paroles, ne me suis jamais trompé sur toi. Car, me promenant aux veilles de départ, dans le silence de mon amour, parmi les craquements des courroies, les grognements des bêtes, et les discussions aigres au sujet de la route à suivre, ou du choix des guides, ou du rôle désigné à chacun, je ne m'étonnais point de vous entendre, non vanter le voyage, mais bien au contraire peindre en noir le récit des souffrances de l'expédition de l'année passée, et les puits taris, et les vents brûlants, et les piqûres de serpents pris dans le sable comme d'invisibles nerfs, et l'embuscade des pillards, et la maladie et la mort, sachant qu'il n'était rien là que pudeur de l'amour.

Car il est bon que tu feignes de ne point t'exalter sur ton dieu en célébrant d'abord les coupoles dorées de la ville sainte, car ton dieu n'est point cadeau tout fait, ni provision réservée pour toi quelque part, mais fête et couronnement du cérémonial de tes misères.

Ainsi s'intéresseraient-ils d'abord aux matériaux de leur élévation, de même que les bâtisseurs du voilier, s'ils te parlent trop tôt de voiles et de vent et de mer, je me méfierai d'eux, craignant qu'ils ne négligent les planches et les clous, à la façon du père qui prierait trop tôt sa fille d'être belle. J'aime les cantiques des forgeurs de clous et scieurs de planches, car ils célèbrent non la provision faite, laquelle est vide, mais l'ascension vers le navire. Et, le navire une fois gréé, quand il a pris sens de voyage, je veux entendre de mes mains qu'ils chantent, non d'abord les merveilles de l'île, mais les périls du siège par la mer, car alors je vois leur victoire.

Ils lisent eux-mêmes, dans leur souffrance, chemin, véhicule et charroi. Et tu te montres myope et crédule s'il te vient dé t'inquiéter des plaintes comme des jurons dont ils se caressent le cœur, et leur expédies tes chanteurs aux confitures sucrées qui nieront les périls de la soif et leur vanteront la béatitude des crépuscules dans le désert. Car peu me tente le bonheur, lequel n'a point de forme. Mais me gouverne la révélation de l'amour.

Donc se met en marche la caravane. Et commencent dès lors la digestion secrète, et le silence, et la nuit aveugle de la chrysalide, et le dégoût et le doute et le mal, car toute mue est douloureuse. Ne te convient plus de t'exalter, mais de demeurer fidèle sans comprendre, car il n'est rien à espérer de toi puisque celui-là, que tu étais hier, doit mourir.

Tu ne seras plus qu'élans de regrets vers les fraîcheurs de ta maison et l'aiguière d'argent qui est de l'heure du thé, auprès d'elle, avant l'amour. Cruel te sera jusqu'au souvenir de la branche qui se balançait sous ta fenêtre ou du simple cri d'un coq dans ta cour. Tu diras: «J'étais de chez moi!» car tu n'es plus de nulle part. Te reviendra le mystère de l'âne que tu réveillais au petit jour, car, de ton cheval ou de ton chien, tu sais quelque chose puisqu'ils te répondent. Mais tu ignores de celui-là, qui est comme muré en soi, s'il chérit, ou non, à sa façon, son pré, son étable ou toi-même. Et te vient le besoin, de la profondeur de ton exil, de lui passer une fois encore ton bras autour du cou ou de lui tapoter le museau, pour peut-être l'enchanter au fond de sa nuit comme un aveugle. Et certes, quand vient le jour du puits tari qui te suinte à peine une boue fétide, te blessent au cœur les confidences de ta fontaine.

Ainsi se referme sur toi la chrysalide du désert, car dès le troisième jour tu commences d'engluer tes pas dans le bitume de l'étendue. Qui te résiste t'exalte et les coups du lutteur appellent tes coups. Mais le désert reçoit les pas l'un après l'autre comme une audience démesurée qui engloutirait les paroles et te conduirait au silence. Tu t'épuises depuis l'aube, et le plateau de craie qui marque l'horizon sur ta gauche n'a point sensiblement tourné quand vient le soir. Tu t'uses comme l'enfant qui, pelletée par pelletée, te prétend déplacer la montagne. Mais elle ignore son travail. Tu es comme perdu dans une liberté démesurée et déjà s'étouffe ta ferveur. Ainsi, mon peuple, au cours de ces voyages, t'ai-je nourri chaque fois de silex et abreuvé de ronces. Je t'ai glacé de gel nocturne. Je t'ai soumis à des vents de sable si brûlants, qu'il te fallait t'accroupir contre terre, la tête encapuchonnée sous tes vêtements, la bouche pleine de crissements, suintant stérilement ton eau vers le soleil. Et l'expérience m'a enseigné que toute parole de consolation était inutile.

«Viendra, te disais-je, un soir semblable à un fond de mer. Le sable déposé dormira en meules tranquilles. Tu marcheras, dans la fraîcheur, sur un sol élastique et dur…» Mais, te parlant, j'avais sur les lèvres un goût de mensonge, car je te sollicitais de te faire, par invention, autre que toi-même. Et, dans le silence de mon amour, je ne me scandalisais point de tes injures:

«Il se peut, Seigneur, que Tu aies raison! Dieu, peut-être demain, déguisera les survivants en foule béate. Mais que nous importent ces étrangers! Nous ne sommes pour l'instant que poignée de scorpions enfermés dans un cercle de braise!»

Et tels ils devaient être, Seigneur, pour Ta gloire.

Ou bien, purifiant le ciel comme un coup de sabre, s'éveillait dans sa cruauté nocturne le vent du nord. La terre nue se vidait de chaleur, et les hommes grelottaient comme cloués par les étoiles. Qu'avais-je à dire?

«Reviendra l'aube et la lumière. La chaleur du soleil, à la façon d'un sang, se répandra doucement dans vos membres. Les yeux fermés, vous vous connaîtrez habités par lui…»

Mais ils me répondaient:

«En place de nous, Dieu peut-être demain installera-t-il un potager de plantes heureuses qu'il engraissera dans sa bonté. Mais nous ne sommes rien cette nuit-ci qu'un carré de seigle que le vent tourmente.»

Et tels ils devaient être, Seigneur, pour Ta gloire.

Alors m'écartant de leur misère je priais Dieu ainsi:

«Seigneur, est digne qu'ils refusent mes faux breuvages. Par ailleurs peu importent leurs plaintes: je suis semblable au chirurgien qui répare la chair et la fait crier. Je connais la réserve de joie qui se trouve murée en eux bien que j'ignore les mots qui la pourraient déverrouiller. Sans doute n'est-elle point pour cet instant. Importe que mûrisse le fruit avant qu'il délivre son miel. Nous passons par son heure d'amertume. Il n'est rien en nous que saveur acide. Il est du rôle du temps qui coule de nous guérir et de nous changer en joie pour Ta gloire.»

Et, poursuivant plus loin, je continuais de nourrir mon peuple de silex et de l'abreuver de ronces.

Mais semblable d'abord aux autres, sans que rien le distinguât d'abord des innombrables pas déjà versés dans l'étendue, nous faisions le pas de miracle. Fête couronnant le cérémonial de la marche. Instant béni parmi d'autres instants, lequel brise la chrysalide et livre son trésor ailé à la lumière.

Ainsi ai-je conduit mes hommes à la victoire à travers l'inconfort de la guerre. A la lumière au travers de la nuit, au silence du temple à travers le charroi des pierres, au retentissement du poème à travers l'aridité de la grammaire, au spectacle dominé du haut des montagnes à travers les crevasses et les éboulis de lourdes pierres. Peu m'importe, durant le passage, ton inconfort sans espérance, car je me méfie du lyrisme de la chenille qui se croit amoureuse du vol. Suffit qu'elle se dévore soi-même dans la digestion de sa mue. Et que tu franchisses ton désert.

Tu ne disposes point des trésors de joies scellés en toi, qu'avant l'heure il n'est point permis de déverrouiller. Certes est vif le plaisir tiré du jeu d'échecs quand la victoire couronne ton invention, mais il n'est point de mon pouvoir de t'accorder ce plaisir en cadeau hors du cérémonial du jeu.

C'est pourquoi je te veux, à l'étage des planches et des clous, chantant les cantiques des forgeurs de clous et scieurs de planches mais non le cantique du navire. Car je t'offre les humbles victoires de la planche polie et du clou forgé, lesquelles satisferont ton cœur si tu as d'abord marché vers elles. Belle est ta pièce de bois quand tu luttes vers la planche polie. Belle est ta planche polie quand tu luttes vers le navire.

J'ai connu celui-là qui, bien qu'il se soumît au cérémonial du jeu d'échecs, bâillait avec discrétion et te distribuait ses coups de réponse avec une indulgence lointaine, comme il en est du racorni de cœur qui consent à distraire les enfants.

«Vois ma flotte de guerre, dit le capitaine de sept ans qui t'a aligné trois cailloux.

— Belle flotte de guerre en vérité», répond le racorni de cœur, qui considère les cailloux d'un œil débile.

Qui néglige, par vanité, de considérer comme essentiel le cérémonial du jeu d'échecs, ne goûtera point sa victoire. Qui néglige, par vanité, de faire son dieu des planches et des clous, ne bâtira point le navire.

Le cracheur d'encre, qui jamais ne bâtira rien, préfère, car il est délicat, le cantique du navire au cantique des forgeurs de clous et scieurs de planches, de même que, une fois le navire gréé et lancé et joufflu de vent, en place de me parler de son litige de chaque instant avec la mer, il me célébrera déjà l'île à musique, laquelle, certes, est signification des planches et des clous, puis du litige avec la mer, mais à condition que tu n'aies rien négligé des mues successives dont elle naîtra. Mais celui-là, d'emblée à la vue de ton premier clou, pataugeant dans la pourriture du rêve, me chantera des oiseaux de couleur et des crépuscules sur le corail, lesquels d'abord m'écœureront, car je préfère le pain craquant à ces confitures, lesquelles de plus m'apparaîtront comme suspectes, car il est des îles de pluie où les oiseaux sont gris et je désirais, une fois l'île gagnée, afin d'en éprouver l'amour, entendre le cantique qui me fît retentir sur le cœur le ciel gris d'oiseaux sans couleur.

Mais moi qui ne prétends point bâtir sans pierres ma cathédrale et qui n'atteins l'essence que comme couronnement de la diversité, moi qui ne saisirais rien de la fleur s'il n'en était point de particulière, de tel nombre de pétales et non d'un autre, de tel choix de couleurs et non d'un autre, moi qui ai forgé les clous, scié les planches, et absorbé un à un les coups d'épaule redoutables de la mer, je puis te chanter l'île pétrie et substantielle que j'ai de mes propres mains tirée des mers.

Ainsi de l'amour. Si mon cracheur d'encre me le célèbre dans sa plénitude universelle, qu'en connaîtrai-je? Mais telle qui est particulière m'ouvre un chemin. Elle parle ainsi, non autrement. Son sourire est tel, non un autre. Nulle ne lui ressemble. Et voici cependant que, le soir, si je m'accoude à ma fenêtre, loin de buter contre le mur particulier, c'est Dieu qu'il me semble que je découvre. Car il te faut des sentiers véritables, avec telles inflexions, telle couleur de la terre, et tels églantiers sur les bords. Alors seulement tu vas quelque part. Qui meurt de soif fait des pas de rêve vers les fontaines. Mais il meurt.

Ainsi de ma pitié. Te voilà qui déclames sur les tortures d'enfants et tu me surprends à bâiller. Mais tu ne m'as conduit nulle part. Tu me dis: «Tel naufrage a noyé dix enfants…», mais je ne comprends rien à l'arithmétique et ne pleurerai pas deux fois plus fort si le nombre est deux fois plus grand. D'ailleurs, bien qu'ils soient morts par centaines de milliers depuis l'origine de l'empire, il t'arrive de goûter la vie et d'être heureux.

Mais je pleurerai sur tel si tu peux me conduire à lui par le sentier particulier, et, de même qu'à travers telle fleur j'accède aux fleurs, il se trouve qu'à travers lui je retrouverai tous les enfants, pleurerai, et non seulement sur tous les enfants mais sur tous les hommes.

Tu m'as un jour raconté celui-là, le tachu, le boiteux, l'humilié, et que haïssaient ceux du village, car il y vivait en parasite, abandonné, venu un soir d'on ne sait où.

On lui criait:

«Tu es vermine de notre beau village. Tu es champignon sur notre racine!»

Mais, le rencontrant, tu lui disais:

«Toi, le tachu, tu n'as donc point de père?»

Et il ne répondait pas.

Ou bien, car il n'avait d'amis que les bêtes ou les arbres:

«Pourquoi ne joues-tu point avec les garçons de ton âge?»

Et il haussait les épaules sans te répondre. Car ceux de son âge lui lançaient des pierres, vu qu'il boitait et qu'il venait de loin, où tout est mal.

S'il se hasardait vers les jeux, les beaux garçons, les mieux taillés se campaient devant lui:

«Tu marches comme un crabe et ton village t'a vomi! tu enlaidis le nôtre! c'était un beau village, marchant bien droit!»

Alors tu le voyais qui faisait simplement demi-tour et s'éloignait, tirant la jambe.

Tu lui disais, si tu le rencontrais:

«Toi, le tachu, tu n'as donc point de mère?»

Mais il ne te répondait pas. Il te regardait, le temps d'un éclair, et rougissait.