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Vint le soir où ceux du village le voulurent chasser à coups de bâton:
«Cette graine de boiterie, qu'elle s'en aille se planter ailleurs!»
Tu lui dis alors, l'ayant protégé:
«Toi, le tachu, tu n'as donc point de frère?»
Alors son visage s'illumina, et il te regarda droit dans les yeux:
«Oui! j'ai un frère!»
Et tout rouge d'orgueil il te raconta le frère aîné, tel frère, et non un autre.
Capitaine quelque part dans l'empire. Dont le cheval était de telle couleur, et non d'une autre, et sur lequel il fut pris en croupe, lui le boiteux, lui le tachu, un jour de gloire. Tel jour et non un autre. Et une fois encore réapparaîtrait le frère aîné. Et ce frère aîné le prendrait encore en croupe, lui le tachu, lui le boiteux, à la face du village. «Mais, te disait l'enfant, je lui demanderai cette fois-ci de m'installer au-devant de lui, sur l'encolure, et il voudra bien! Et c'est moi qui regarderai. Et c'est moi qui proposerai: à gauche, à droite, plus vite!.. Pourquoi mon frère refuserait-il? Il est content s'il me voit rire. Alors nous serons deux!»
Car il est autre chose qu'objet bancal enlaidi de taches de rousseur. Il est d'autre chose que de soi-même et de sa laideur. Il est d'un frère. Et il a fait sa promenade en croupe, sur un cheval de guerre, un jour de gloire!
Et vient l'aube du retour. Et l'enfant, tu le trouves assis sur le mur bas, les jambes pendantes Et les autres lui lancent des pierres:
«Eh! toi qui ne sais point courir, bigle de jambes!»
Mais il te regarde et te sourit. Tu es lié à lui par un pacte. Tu es le témoin de l'infirmité de ceux-là qui ne voient en lui que le tachu, que le boiteux, car il est d'un frère au cheval de guerre.
Et le frère aujourd'hui le lavera de ces crachats et lui fera rempart, de sa gloire, contre les pierres. Et lui le chétif sera purifié par le grand vent d'un cheval au galop. Et l'on ne verra plus sa laideur, car son frère est beau. Sera lavée son humiliation car son frère est de joie et de gloire. Et lui le tachu se réchauffera dans son soleil. Et désormais les autres, l'ayant reconnu, l'inviteront à tous leurs jeux: «Toi qui es de ton frère, viens courir avec nous… tu es beau en ton frère.» Et il priera son frère de les faire monter eux aussi, tour à tour, sur l'encolure de son cheval de guerre, afin qu'ils soient, à leur tour, abreuvés de vent. Il ne saurait tenir rigueur à ce petit peuple de son ignorance. Il les aimera et leur dira: «A chaque retour de mon frère je vous réunirai et il vous racontera ses batailles…» Donc il se serre contre toi car tu sais. Et en toi il n'est point si difforme, car tu vois son frère aîné au travers.
Mais tu venais lui dire d'oublier qu'il est un paradis et une rédemption et un soleil. Tu venais le priver de l'armure qui le faisait courageux sous les pierres. Tu venais le soumettre à sa boue. Tu venais lui dire: «Mon petit d'homme, cherche autrement à exister, car il n'est point à espérer de promenade en croupe sur un cheval de guerre.» Et comment lui annoncerais-tu que son frère a été chassé de l'armée, qu'il s'achemine honteux vers le village, et qu'il boite si bas, sur la route, qu'on lui jette des pierres?
Et si, maintenant, tu me dis:
«Je l'ai moi-même désenseveli, mort, de la mare où il se noya, car il ne pouvait plus vivre, faute de soleil…»
Alors je pleurerai sur la misère des hommes. Et, par la grâce de tel visage tachu, non d'un autre, de tel cheval de guerre, non d'un autre, de telle promenade en croupe un jour de gloire, et non d'une autre, de telle honte au seuil d'un village, non d'une autre, de telle mare enfin dont tu m'as raconté les canards et la pauvre lessive qui séchait sur les bords, voici que je rencontre Dieu, tant va loin ma pitié au travers des hommes, car tu m'as guidé sur le véritable sentier en me parlant de cet enfant-ci et non d'un autre.
Ne cherche point d'abord une lumière qui soit un objet parmi des objets, celle du temple couronne les pierres.
C'est en graissant ton fusil avec respect et pour le fusil et pour la graisse, c'est en comptant tes pas sur le chemin de ronde, c'est en saluant ton caporal pour le caporal et pour le salut, que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle — c'est en poussant tes pièces d'échecs dans le sérieux des conventions du jeu d'échecs, c'est en rougissant de colère si ton adversaire triche avec la règle, que tu prépares en toi l'illumination du vainqueur d'échecs. C'est en sanglant tes bêtes, c'est en grognant contre la soif, c'est en maudissant les vents de sable, c'est en butant et en grelottant et en brûlant que — sous la condition que tu demeures fidèle non au pathétique des ailes qui n'est que fausse poésie à l'étage de la chenille, mais à ta fonction de chaque instant — tu peux prétendre à l'illumination du pèlerin qui sentira plus tard qu'il a fait le pas de miracle aux soudains battements de son cœur.
Le pouvoir m'a été refusé, aussi poétiquement que je te parlasse d'elle, de déverrouiller tes joies en réserve. Mais j'ai pu t'aider à l'étage des matériaux. Je t'ai parlé sur l'entretien des puits, sur la guérison des ampoules des paumes, sur la géométrie des étoiles, comme tout aussi bien sur les nœuds des cordes, quand une de tes caisses glissait de travers. Afin qu'il chantât leur cantique je t'ai convoqué celui-là qui, avant de se faire chamelier, ayant quinze années durant navigué sur mer, n'eût point trouvé dans l'arrangement des bouquets de fleurs, comme dans l'art des parures de danseuses, source de poésie plus exaltante. Il est des nœuds qui t'amarrent un navire, et qu'un doigt d'enfant fait s'évanouir rien qu'en les frôlant. D'autres qui paraissent plus simples que l'ondulation du cou d'un cygne, mais tu peux soumettre l'un d'eux à ton camarade, et parier contre sa victoire. Et, s'il tient le pari, tu n'as plus qu'à bien t'installer pour rire à ton aise, car de tels nœuds rendent furieux. Et mon professeur n'oubliait pas, dans la perfection de ses connaissances, bien qu'il fût borgne, dévié de nez et exagérément bancal, les boucles frêles dont il convient que tu fleurisses le présent pour la bien-aimée. La réussite n'étant parfaite qu'à condition que la bien-aimée te les puisse dénouer du geste même qui cueille les fleurs. «Alors, te disait-il, ton présent enfin l'émerveille et elle pousse un cri!» Et tu fermais les yeux tant il était difforme, quand il mimait le cri d'amour.
Pourquoi me serais-je offusqué de détails qui faussement te semblent futiles? Le marin célébrait un art dont il savait par expérience qu'il permettait de transfigurer une simple corde en câble de remorque et sauvetage. El, puisqu'il se trouvait qu'il fût pour nous condition de notre ascension, j'accordais au jeu valeur de prière. Mais, certes, peu à peu, au long des jours, quand ta caravane s'est usée, tu ne sais plus agir sur elle et te manque le pouvoir des simples prières qui sont des nœuds de cordes ou des sangles de cuir ou du désensablement des puits secs ou de la lecture des étoiles. Autour de chacun s'est épaissie la carapace de silence et chacun se fait aigre de langage, ombrageux d'oreille et dur de cœur.
Ne t'inquiète point. Déjà la chrysalide se brise.
Tu as contourné quelque obstacle, tu as escaladé un tertre. Rien ne distingue encore le silex et les ronces du désert où tu peines, des silex et des ronces d'hier, et voici que tu cries: «La voilà!» avec de grands battements de cœur. Tes compagnons de caravane se pressent, pâles, autour de toi. Tout vient de changer dans vos cœurs comme au lever du jour: Toutes les soifs, toutes les ampoules des pieds et des paumes, tous les épuisements de midi sous le soleil, tous les gels nocturnes, tous les vents de sable qui crissent aux dents et qui aveuglent, toutes les bêtes abandonnées, tous les malades et jusqu'aux compagnons bien-aimés que vous avez ensevelis, vous sont remboursés d'un seul coup au centuple, non par l'ivresse d'un banquet, non par la fraîcheur des ombrages, non par les miroitantes couleurs des jeunes filles lavant leur linge dans l'eau bleue, ni même par la gloire des coupoles qui couronnent la ville sainte, mais par un signe imperceptible, par la simple étoile dont le soleil bénit la plus haute d'entre les coupoles, invisible qu'elle est elle-même d'être tellement lointaine encore, dont il se peut que te séparent les craquelures de l'écorce où la piste croulante s'enfonce en lacets dans l'abîme, puis les falaises à gravir où ton poids te tire vers le bas, puis encore le sable et le sable et, parmi tes outres taries et tes malades et tes mourants, un dernier repas du soleil. Les provisions de joie murées en vous et qu'il n'était point de discours pour déverrouiller, voici que brusquement, au cœur des silex et des ronces, là où le sable a des serpents pour muscles, une étoile invisible, plus pâle que Sirius, observée par les nuits de simoun, si lointaine que ceux d'entre vous qui n'ont point le regard d'un aigle n'en reçoivent rien, si incertaine qu'à peine le soleil aura-t-il quelque peu tourné elle s'éteindra, un clin d'œil d'étoile, et non même pas ce clin d'œil d'étoile, mais, pour ceux qui n'ont point vision d'aigle, le reflet, dans les yeux de celui qui voit, d'un clin d'œil d'étoile, le reflet d'un reflet d'étoile vous transfigure. Toutes les promesses ont été tenues, toutes les récompenses ont été accordées, toutes les misères ont été remboursées au centuple parce qu'un seul d'entre vous, dont le regard est d'aigle, a brusquement fait halte, et, montrant de son doigt une direction dans l'espace, a dit: «Voilà!»
Tout est conclu. Tu n'as rien reçu en apparence. Cependant tu as tout reçu. Te voilà rassasié, pansé, abreuvé. Tu dis: «Je puis mourir, j'ai vu la ville, je meurs béni!» Ne s'agit point ici non plus d'un contraste de faible vertu, comme il en serait de l'étanchement de la soif après la soif. Je t'ai dit leur pouvoir de misère. Et où vois-tu que le désert ait déjà dénoué son étreinte? Ne s'agit point ici de changement de destinée, car ne t'ampute point de ta joie l'approche de la mort, si l'eau manque, mais il se trouve que t'a fondé le cérémonial du désert et que, de t'y être soumis jusqu'au bout, tu accèdes à la fête, laquelle est apparition pour toi d'une abeille d'or.
Ne crois point qu'en rien j'exagère. Je me souviens du jour où m'étant égaré sur des plateaux inviolés, me parut tendre, quand je retrouvai les traces de l'homme, de mourir parmi les miens. Or, rien ne distinguait un paysage de l'autre, sinon de faibles marques dans le sable à demi effacées par le vent. Et tout était transfiguré.
Et moi qu'ai-je vu, qui prends pitié de toi, mon peuple, dans le silence de mon amour? Je t'ai observé qui sanglais les bêtes, qui marchais vidé de toi-même par le soleil, qui crachais le sable, qui injuriais parfois ton voisin, à moins que, d'accumuler des pas semblables, tu ne préférasses le silence. Je ne t'ai rien donné que repas avares, soif permanente, brûlure du soleil et ampoules des paumes. Je t'ai nourri de silex et abreuvé de ronces. Puis, l'heure venue, je t'ai montré le reflet du reflet d'une abeille. Et tu m'as crié ta reconnaissance et ton amour.
Ah! mes dons sont légers d'écorce. Mais qu'impor-tent le poids ou le nombre? Je puis, rien qu'en ouvrant la main, délivrer une armée de cèdres qui escaladera la montagne. Suffit d'une graine!
CC
Si je te faisais don d'une fortune toute faite, comme il en est d'un héritage inattendu, en quoi t'augmenterais-je? Si je te faisais don de la perle noire du fond des mers, hors du cérémonial des plongées, en quoi t'augmenterais-je? Tu ne t'augmentes que de ce que tu transformes, car tu es semence. Il n'est point de cadeau pour toi. C'est pourquoi je te veux rassurer, toi qui te désespères des occasions perdues. Il n'est point d'occasions perdues. Tel sculpte l'ivoire et change l'ivoire en visage de déesse ou de reine qui frappe au cœur. Tel autre cisèle l'or pur et peut-être le profit qu'il en tire est-il moins pathétique aux hommes. Ni à l'un ni à l'autre l'or ou le simple ivoire n'ont été donnés. L'un et l'autre n'ont été que chemin et voie de passage. Il n'est pour toi que matériaux d'une basilique à bâtir. Et tu ne manques point de pierres. Ainsi le cèdre ne manque point de terre. Mais la terre peut manquer de cèdres et demeurer lande caillouteuse. De quoi te plains-tu? Il n'est point d'occasion perdue car ton rôle est d'être semence. Si tu ne disposes point d'or, sculpte l'ivoire. Si tu ne disposes point d'ivoire, sculpte le bois. Si tu ne disposes point de bois, ramasse une pierre.
Le ministre opulent de ventre et lourd de paupières que j'ai retranché d'avec mon peuple n'a point trouvé, dans son domaine, ses tombereaux d'or et les diamants de ses caves, une seule occasion dont user. Mais tel qui bute contre un galet bute sur l'occasion merveilleuse.
Celui-là qui se plaint que le monde lui a manqué, c'est qu'il a manqué au monde. Celui-là qui se plaint que l'amour ne l'a point comblé, c'est qu'il se trompe sur l'amour: l'amour n'est point cadeau à recevoir.
L'occasion d'aimer ne te manque point. Tu peux devenir soldat d'une reine. La reine n'a point à te connaître pour que tu sois comblé. J'ai vu mon géomètre amoureux des étoiles. Il changeait en loi pour l'esprit un fil de lumière. Il était véhicule, voie et passage. Il était abeille d'une étoile en fleurs dont il faisait son miel. Je l'ai vu qui mourait heureux à cause de quelques signes et figures contre quoi il s'était échangé. Ainsi du jardinier de mon jardin qui fit éclore une rose nouvelle. Un géomètre peut manquer aux étoiles. Un jardinier peut manquer au jardin. Mais tu ne manques ni d'étoiles, ni de jardins, ni de galets ronds aux lèvres des mers. Ne me dis pas que tu es pauvre.
Ainsi je m'éclairai sur le repos de mes sentinelles à l'heure de la soupe. Il est des hommes qui se nourrissent. Et ils plaisantent. Et chacun lance sa bourrade au voisin. Et ils sont ennemis du chemin de ronde et de l'heure de veille. Finie la corvée, ils se réjouissent. La corvée est leur ennemie. Certes. Mais, en même temps qu'ennemie, elle est leur condition. De même de la guerre et de l'amour. Je te l'ai dit du guerrier qui fait le rayonnement de l'amant. Et de l'amant hasardé dans la guerre qui fait la qualité du guerrier. Celui-là qui meurt dans les sables est autre chose qu'un automate morne. Il te dit: «Prends soin de ma bien-aimée ou de ma maison ou de mes enfants…» Tu chantes ensuite son sacrifice.
Donc j'ai bien observé des réfugiés berbères qu'ils ne savaient se plaisanter l'un l'autre ni ne s'infligeaient des bourrades. Ne crois point qu'il s'agisse là d'un simple contraste comme il en est de la satisfaction qui suit l'arrachement d'une dent cariée. Pauvres et de faible pouvoir sont les contrastes. Tu peux certes vivifier l'eau, laquelle ne te livre rien si tu étanches l'une après l'autre tes petites soifs, en t'imposant de ne boire qu'une fois le jour. Ton plaisir alors a grandi. Mais il demeure plaisir du ventre et de faible intérêt. Ainsi du repas de mes sentinelles à l'heure du repos s'il n'était que délassement de la corvée. Tu ne trouverais rien de plus qu'appétit vivifié des mangeurs. Mais trop facile me serait de vivifier la vie de mes Berbères en leur imposant simplement de manger aux seuls jours de fête… Mais j'ai bâti à l'heure de la garde mes sentinelles. Et il est quelqu'un, ici, pour manger. Leur repas est bien autre chose que soins accordés au bétail pour accroissement du tour de ventre. Il est communion dans le pain du soir des sentinelles. Et certes chacune l'ignore. Cependant de même que le blé du pain, à travers eux, se fera vigilance et regard sur la ville, il se trouve que la vigilance et le regard qui embrasse la ville, à travers eux, se fait religion du pain. Ce n'est pas le même pain qui est mangé. Si tu désires les lire dans leur secret qu'ils ignorent eux-mêmes, va les surprendre au quartier réservé, quand ils courtisent les femmes. Ils leur disent: «J'étais là, sur le rempart, j'ai entendu siffler trois balles à mon oreille. Je suis demeuré droit, n'ayant point peur.» Et ils plantent dans le pain leurs dents avec orgueil. Et toi, stupide, qui écoutes les mots tu confonds avec une vantardise de soudard la pudeur de l'amour. Car si le soldat raconte ainsi l'heure de ronde c'est bien moins pour se faire grandiose que pour se complaire dans un sentiment qu'il ne peut dire. Il ne sait pas s'avouer à lui-même l'amour de la ville. Il mourra pour un Dieu dont il ne sait dire le nom. Il s'est déjà donné à lui, mais il exige de toi que tu l'ignores. Il exige de soi-même cette ignorance. Il lui paraît humiliant de paraître dupe de grands mots. Faute de savoir se formuler il refuse par instinct de soumettre à ton ironie son dieu fragile. De même qu'à sa propre ironie. Et tu vois mes soldats jouer les matamores et les soudards — et se complaire à ton erreur — pour goûter quelque part, au fond d'eux-mêmes, et comme en fraude, le goût merveilleux du don à l'amour.
Et si la fille leur dit: «Beaucoup d'entre vous — et c'est bien dur — mourront en guerre…» tu les entends approuver bruyamment. Mais ils approuvent par des grognements et des jurons. Cependant elle éveille en eux le plaisir secret d'être reconnus. Ils sont ceux qui mourront d'amour.
Et si tu parles d'amour, alors ils te riront au nez! Tu les prends pour des dupes dont on tire le sang avec des phrases de couleur! Courageux, oui, par vanité! Ils jouent les matamores par pudeur de l'amour. Ainsi ont-ils raison car il arrive que tu les voudrais dupes. Tu te sers de l'amour de la ville pour les convier au sauvetage de tes greniers. Se moquent bien de tes greniers vulgaires. Te feront croire par mépris pour toi qu'ils affrontent la mort par vanité. Tu ne conçois point véritablement l'amour de la ville. Ils le savent de toi le repu. Sauveront la ville avec amour, sans te le dire, et injurieusement, puisque tes greniers logent dans la ville, ils te jetteront comme un os au chien, tes greniers sauvés.
CCI
Tu me sers quand tu me condamnes. Certes je me suis trompé en décrivant le pays entrevu. J'ai mal situé ce fleuve et j'ai oublié tel village. Tu t'en viens donc, triomphant bruyamment, me contredire dans mes erreurs. Et moi j'approuve ton travail. Ai-je le temps de tout mesurer, de tout dénombrer? M'importait que tu juges le monde de la montagne que j'ai choisie. Tu te passionnes à ce travail, tu vas plus loin que moi dans ma direction. Tu m'épaules là où j'étais faible. Me voilà satisfait.
Car tu te trompes sur ma démarche quand tu crois me nier. Tu es de la race des logiciens, des historiens et des critiques, lesquels discutent les matériaux du visage et ne connaissent point le visage. Que m'importent les textes de loi et les ordonnances particulières? C'est à toi de les inventer. Si je désire fonder en toi la pente vers la mer je décris le navire en marche, les nuits d'étoiles et l'empire que se taille une île dans la mer par le miracle des odeurs. «Vient le matin, te dis-je, où tu entres, sans que rien ne change pour les yeux, dans un monde habité. L'île invisible encore, comme un panier d'épices, installe son marché sur la mer. Tu retrouves tes matelots, non plus hirsutes et durs, mais brûlants, et ils ignorent eux-mêmes pourquoi, de convoitises tendres. Car on songe à la cloche avant de l'entendre qui tinte, la conscience grossière exige beaucoup de bruit alors que les oreilles déjà sont informées. Et me voilà déjà heureux, lorsque je marche vers le jardin, aux lisières du climat des rosés… C'est pourquoi tu éprouves sur mer, selon les vents, le goût de l'amour, ou du repos, ou de la mort.»
Mais toi tu me reprends. Le navire que j'ai décrit n'est pas à l'épreuve de l'orage et il importe de le modifier selon tel détail ou tel autre. Et moi j'approuve. Change-le donc! Je n'ai rien à connaître des planches et des clous. Puis tu me nies les épices que j'ai promises. Ta science me démontre qu'elles seront autres. Et moi j'approuve. Je n'ai rien à connaître de tes problèmes de botanique. M'importe exclusivement que tu bâtisses un navire et me cueilles des îles lointaines au large des mers. Tu navigueras donc pour me contredire. Tu me contrediras. Je respecterai ton triomphe. Mais plus tard, lentement, dans le silence de mon amour, je m'en irai visiter, après ton retour, les ruelles du port.
Fondé par le cérémonial des voiles à hisser, des étoiles à lire et du pont à laver à grande eau, tu seras revenu, et, de l'ombre où je me tiendrai, je t'écouterai chanter à tes fils, afin qu'ils naviguent, le cantique de l'île qui installe son marché sur la mer. Et je m'en retournerai satisfait.
Tu ne peux espérer ni me prendre en défaut, ni véritablement me nier dans l'essentiel. Je suis source et non conséquence. Prétends-tu démontrer au sculpteur qu'il eût dû sculpter tel visage de femme plutôt que tel buste de guerrier? Tu subis la femme ou le guerrier. Ils sont, en face de toi, tout simplement. Si je me tourne vers les étoiles je ne regrette point la mer. Je pense étoiles. Lorsque je crée, peu me surprend ta résistance car j'ai pris tes matériaux pour construire un autre visage. Et tu protesteras d'abord. «Cette pierre, me diras-tu, est d'un front et non d'une épaule. — Cela est possible, te répondrai-je. Cela était. — Cette pierre, me diras-tu, est d'un nez et non d'une oreille. — Cela est possible, te répondrai-je. Cela était. — Ces yeux…», me diras-tu, mais à force de me contredire et de reculer et d'avancer, et de te pencher de gauche à droite pour me critiquer mes opérations, viendra bien l'instant où se montrera dans sa lumière l'unité de ma création, tel visage et non un autre. Alors se fera en toi le silence.
Peu m'importent les erreurs que tu me reproches. La vérité loge au-delà. Les paroles l'habillent mal et chacune d'elles est critiquable. L'infirmité de mon langage m'a souvent fait me contredire. Mais je ne me suis point trompé. Je n'ai point confondu le piège et la capture. Elle est commune mesure des éléments du piège. Ce n'est point la logique qui noue les matériaux mais le même dieu qu'ils servent ensemble. Mes paroles sont maladroites et d'apparence incohérente: non moi au centre. Je suis, tout simplement. Si j'ai habillé un corps véritable, je n'ai pas à me soucier de la vérité des plis de la robe. Lorsque la femme est belle, si elle marche, les plis se détruisent et se recomposent, mais ils se répondent les uns aux autres nécessairement.
Je ne connais point de logique des plis de la robe. Mais tels, et non d'autres, font battre mon cœur et m'éveillent au désir.
CCII
Mon cadeau sera par exemple de t'offrir, en te parlant d'elle, la Voie Lactée qui domine la ville. Car d'abord mes cadeaux sont simples. Je t'ai dit: «Voici distribuées les demeures des hommes sous les étoiles.» Cela est vrai. En effet, là où tu vis, si tu marches vers la gauche, tu trouves l'étable et ton âne. A droite la maison et l'épouse. Devant toi le jardin d'olives. En arrière la maison du voisin. Voici les directions de tes démarches dans l'humilité des jours tranquilles. S'il te plaît de connaître l'aventure d'autrui afin d'en augmenter la tienne — car alors elle prend un sens — tu vas frapper à la porte de ton ami. Et son enfant guéri est direction de guérison pour ton enfant. Et son râteau, qui lui fut volé durant la nuit, augmente la nuit de tous les voleurs aux pas de velours. Et ta veille devient vigilance. Et la mort de ton ami te fait mortel. Mais s'il te plaît de consommer l'amour, tu te retournes vers ta propre maison, et tu souris d'apporter en présent l'étoffe au filigrane d'or, ou l'aiguière neuve, ou le parfum, ou quoi que ce soit que l'on change en rire comme l'on alimente la gaieté d'un feu d'hiver en y versant le bois muet. Et si, l'aube venue, il te faut travailler, alors tu t'en vas, un peu lourd, réveiller dans l'étable l'âne endormi debout, et, l'ayant caressé à l'encolure, le pousses devant toi vers le chemin.
Si maintenant simplement tu respires, n'usant ni des uns ni des autres, ne tendant ni vers l'un ni vers l'autre, tu baignes cependant dans un paysage aimanté où il est des pentes, des appels, des sollicitations et des refus. Où les pas tireraient de toi des états divers. Tu possèdes dans l'invisible un pays de forêts et de déserts et de jardins et tu es, bien qu'absent de cœur dans l'instant présent, de tel cérémonial, et non d'un autre.
Si maintenant j'ajoute une direction à ton empire, car tu regardais devant, en arrière, à droite et à gauche, si je t'ouvre cette voûte de cathédrale qui te permet, dans le quartier de ta misère où peut-être tu meurs étouffé, la démarche d'esprit du marin de mer, si je déroule un temps plus lent que celui qui mûrit ton seigle, et te fais ainsi vieux de mille années, ou jeune d'une heure, ô mon seigle d'homme, sous les étoiles, alors une direction nouvelle s'ajoutera aux autres. Si tu te tournes vers l'amour, tu t'en iras d'abord laver ton cœur à ta fenêtre. Tu diras à ta femme, du fond de ce quartier de misère où tu meurs étouffé: «Nous voici seuls, toi et moi, sous les étoiles.» Et tant que tu respireras tu seras pur. Et tu seras signe de vie, comme la jeune plante poussée sur le plateau désert entre le granit et les étoiles, semblable à un réveil, et fragile et menacée, mais lourde d'un pouvoir qui se distribuera au long des siècles. Tu seras chaînon de la chaîne et plein de ton rôle. Ou si encore, chez ton voisin, tu t'accroupis auprès de son feu pour écouter le bruit que fait le monde (oh! si humble, car sa voix te racontera la maison voisine, ou le retour de quelque soldat, ou le mariage de quelque fille) alors j'aurai bâti en toi une âme plus apte à recevoir ces confidences. Le mariage, la nuit, les étoiles, le retour du soldat, le silence seront pour toi musique nouvelle.
CCIII