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Tu me dis laide cette main de pierre, laquelle est épaisse et grumeleuse. Je ne puis t'approuver. Je veux connaître la statue avant de connaître la main. S'agit d'une jeune fille en larmes? Tu as raison. S'agit d'un forgeron noueux? La main est belle. Ainsi de celui-là que je ne connais pas. Tu me viens prouver son ignominie: «Il a menti, il a répudié, il a pillé, il a trahi…»

Mais il est du gendarme de décider selon des actes, car ils sont distingués en noir et blanc dans son manuel. Et tu lui demandes d'assurer un ordre, non de juger. Ainsi de l'adjudant qui te pèse tes vertus selon ta science au demi-tour. Et certes je m'appuie aussi sur le gendarme car le culte du cérémonial domine le culte de la justice puisqu'il est de lui de fonder l'homme que la justice garantira. Si je ruine le cérémonial au nom de la justice, je ruine l'homme et ma justice n'a plus d'objet. Je suis juste d'abord pour les dieux dont tu es. Mais il se trouve que tu me pries, non de décider sur le châtiment ou sur la grâce de tel que je ne connais pas — car alors je me démettrai en mon gendarme du soin de feuilleter les pages du manuel — mais de mépriser ou d'estimer, ce qui est autre. Car il m'arrive de respecter qui je condamne, ou de condamner qui je respecte. N'ai-je point maintes fois gouverné mes soldats contre l'ennemi bien-aimé?

Or de même que je connais des hommes heureux, mais ignore tout sur le bonheur, je ne sais rien sur ton pillage, ton meurtre, ta répudiation, ta trahison s'ils ne sont point tel acte de tel homme. Et l'homme n'est point charrié dans sa substance, plus que n'est charriée telle statue à qui l'ignore, par le faible vent des paroles.

Cet homme donc provoque ton hostilité ou ton indignation ou ton dégoût (de par des mobiles peut-être obscurs comme il en est de ceux qui te font fuir telle musique). Et si tu m'as brandi tel acte en exemple, c'est pour y loger ta réprobation et la transporter en autrui. Car mon poète, de même, s'il éprouve telle mélancolie d'une destinée frappée à mort bien que glorieuse encore, dira «soleil d'octobre». Et certes il ne s'agira ni du soleil, ni d'un certain mois parmi d'autres. Et si je veux transporter en toi tel carnage nocturne par lequel, fondant sur lui dans le silence, sur un sable élastique, j'ai noyé l'ennemi dans son propre sommeil, je nouerai tel mot à tel autre, disant par exemple «sabres de neige» afin de prendre au piège une douceur informulable, et il ne s'agira ici ni de la neige, ni des sabres. Ainsi de l'homme me choisis-tu un acte qui ait valeur de l'image dans le poème.

Ta rancune, faut bien qu'elle devienne grief. Faut bien qu'elle prenne un visage. Nul ne supporte d'être habité par des fantômes. Ta femme, ce soir, que désire-t-elle? Faire partager sa rancune à sa confidente. Répandre autour d'elle cette rancune. Car tu es ainsi fait que tu ne sais point vivre seul. Et il te faut coloniser par le poème. C'est pourquoi, d'une voix volubile, elle décomptera tes turpitudes. Et s'il se trouve que son amie hausse les épaules, car ses reproches, de toute évidence, ne valent rien, elle n'en sera point adoucie. C'est donc qu'il en est d'autres. Elle a simplement manqué son charroi. Elle a mal choisi les images. Son sentiment elle ne peut douter qu'il soit, puisqu'il est.

Ainsi du médecin quand tu as mal. Tu as proposé cette cause ou l'autre. Tu as ton idée là-dessus. Il te démontre que tu te trompes. Cela est possible. Que tu n'as point de mal en toi. Mais ici tu protestes. Tu as faussement illustré ton mal, mais tu ne saurais le mettre en doute. C'est ton médecin qui est un âne. Et tu iras de description en description jusqu'à la lumière. Et de négation en négation le médecin n'aura point le pouvoir d'annuler ton mal puisqu'il est. Ta femme te noircit dans ta vie passée, dans tes souhaits, dans tes croyances. Ne sert de rien de lutter contre les griefs. Accorde-lui le bracelet d'émeraude. Ou bien fouette-la.

Mais je te plains dans tes brouilles et dans tes réconciliations, car elles sont d'un autre étage que l'amour.

L'amour est avant tout audience dans le silence. Aimer c'est contempler. Vient l'heure où ma sentinelle épouse la ville. Vient l'heure où tu rejoins de ta bien-aimée ce qui n'est point d'un geste, ni d'un autre, d'un détail du visage, ni d'un autre, d'un mot qu'elle prononce, ni d'aucun autre mot, mais d'Elle.

Vient l'heure où son seul nom est suffisant comme prière car tu n'as rien à ajouter. Vient l'heure où tu n'exiges rien. Ni les lèvres, ni le sourire ni le bras tendre, ni le souffle de sa présence. Car il te suffit qu'Elle soit.

Vient l'heure où tu n'as plus à t'interroger, pour les comprendre, ni sur ce pas, ni sur ce mot, ni sur cette décision, ni sur ce refus, ni sur ce silence. Puisque Elle est.

Mais telle exige que tu te justifies. Elle t'ouvre un procès sur tes actes. Elle confond l'amour et la possession. A quoi bon répondre? Que trouveras-tu dans son audience? Tu demandais d'abord à être reçu dans le silence, non pour tel geste, non pour tel autre, non pour telle vertu, non pour telle autre, non pour ce mot ni l'autre mot, mais dans ta misère, tel que tu es.

CCIV

Me vint le repentir de n'avoir point usé avec mesure des dons offerts, lesquels ne sont jamais que signification et chemin, et, les ayant convoités pour eux-mêmes, de n'y avoir trouvé que le désert. Car ayant confondu mesure avec ladrerie de chair ou de cœur, je n'ai point souhaité de m'y exercer. Me plaît d'incendier la forêt pour me chauffer une heure car le feu m'en paraît plus royal. Et me semble de peu d'intérêt, si j'écoute siffler du haut de mon cheval les balles de guerre, d'économiser mes jours. Je vaux ce que je suis dans chaque instant et le fruit ne naît point qui a négligé quelque étape.

C'est pourquoi me paraît risible tel cracheur d'encre qui, au cours du siège de sa ville, refusa de se montrer sur les remparts, par mépris, disait-il, du courage physique. Comme s'il s'agissait là d'un état et non d'un passage. D'un but et non d'une condition simple de la permanence de la ville.

Car moi, de même, je méprise l'appétit vulgaire, et n'ai point vécu pour la digestion des quartiers de viande. Mais j'ai fait servir les quartiers de viande à l'éclat de mon coup de sabre, et j'ai soumis mon coup de sabre à la permanence de l'empire.

Et certes, bien que je me refuse au cours du combat à mesurer mes coups par avarice de muscle ou pleurni-chage de peur, il ne me plairait point que les historiographes de l'empire fissent de moi un moulin à coups, car je ne loge point dans mon sabre. Et si je me méfie des délicats qui avalent leur repas comme une médecine, les narines closes, il ne me plairait point que mes historiographes me fissent mangeur de viande, car je ne loge point dans mon ventre. Je suis un arbre bien installé sur ses racines et je ne méprise rien de la pâte qu'elles malaxent. J'en tire mes branches.

Mais il m'est apparu que je me trompais au sujet des femmes.

Vint la nuit de mon repentir où je connus que je ne savais point user d'elles. J'étais semblable à celui-là, le pillard, ignorant du cérémonial, qui te remue les pièces du jeu d'échecs avec une hâte aride et, de ne point trouver sa joie dans ce désordre, te les distribue aux quatre vents.

Cette nuit-là, Seigneur, je me suis levé de leur lit avec colère ayant compris que j'étais bétail dans l'étable. Je ne suis point, Seigneur, serviteur des femmes.

Autre chose est de réussir l'ascension de la montagne, ou, porté en litière, de rechercher de paysage en paysage la perfection. Car à peine as-tu mesuré les contours de la plaine bleue, que tu y trouves déjà l'ennui et pries tes guides de te porter ailleurs.

J'ai cherché dans la femme le cadeau qu'elle pouvait fournir. Telle, je l'ai désirée comme un son de cloche dont j'eusse goûté la nostalgie. Mais que vas-tu faire d'un même son de cloche, nuit et jour? Tu remises vite la cloche au grenier et n'en connais plus le besoin. Telle autre, je l'ai désirée pour une inflexion subtile de la voix quand elle disait «Toi, mon Seigneur…» mais bien vite tu te lasses du mot et tu rêves d'une autre chanson.

Et te donnerais-je dix mille femmes que, l'une après l'autre, tu les viderais aussitôt de leur vertu particulière, et qu'il t'en faudrait bien plus encore pour te combler, car tu es divers selon les saisons, selon les jours, selon les vents.

Et cependant, d'avoir toujours estimé que nul ne parviendra jamais à la connaissance d'une seule âme d'homme, et qu'il est, au secret de chacun, un paysage intérieur aux plaines inviolées, aux ravins de silence, aux pesantes montagnes, aux jardins secrets, et que, sur tel ou tel, je puis sans te lasser parler durant toute une vie, je ne comprenais point la misère de la provision que l'une ou l'autre de mes femmes m'apportait, laquelle ne suffisait guère au repas d'un soir.

Ah! Seigneur, je ne les ai point considérées comme terre arable, où je dois me rendre, toute l'année durant, dès avant l'aube, avec mes lourdes chaussures de boue et ma charrue, et mon cheval, et ma herse et mon sac de graines et ma prévision des vents et des pluies, et ma connaissance des mauvaises herbes et par-dessus tout ma fidélité, pour recevoir d'elles ce qui est pour moi — mais je les ai réduites au rôle de ces mannequins de bienvenue que poussent devant toi les notables de l'humble village par où passe ta ronde dans l'empire, et qui te récitent leur compliment, ou te font hommage, dans une corbeille, des fruits du pays. Et certes, tu reçois, car est pur de lignes le sourire, et chantant le geste qui offre les fruits, et naïf d'intention le discours, mais tu les as épuisées de leurs dons et vidées d'un seul coup de leur miel, quand tu as tapoté leurs joues fraîches et savouré des yeux le velouté de leur confusion. Certes celles-là mêmes sont, elles aussi, terres arables aux grands horizons, où tu te perdrais peut-être à jamais si tu savais par où l'on y pénètre.

Mais je cherchais à récolter le miel tout fait de ruche en ruche, et non à pénétrer cette étendue qui d'abord ne t'offrira rien et te réclamera des pas et des pas et des pas, car il importe que longtemps, dans le silence, tu accompagnes le maître des domaines, si tu veux t'en faire une patrie.

Moi qui ai connu le seul véritable géomètre mon ami, lequel pouvait m'instruire nuit et jour, et auquel j'apportais mes litiges afin de les connaître, non résolus, mais vus par lui, et déjà autres, car étant tel, lui-même et non un autre, il n'entendait pas comme moi cette note, il ne voyait pas comme toi ce soleil, il ne goûtait pas comme toi ce repas, mais, des matériaux qui lui étaient soumis, il faisait tel fruit de tel goût, et non un autre — lequel était, tout simplement, ni mesurable, ni mensurable, mais pouvoir en marche de telle qualité et non d'une autre, dans telle direction et non dans une autre — moi qui ai connu en lui l'espace et qui allais à lui comme l'on cherche le vent de mer, ou la solitude, qu'aurais-je reçu de lui si j'avais fait appel non à l'homme, mais aux provisions, aux fruits, non à l'arbre, et prétendu me satisfaire l'esprit et le cœur de quelques préceptes de géométrie?

Seigneur, telle que je fais de ma maison, tu me la donnes à labourer et à accompagner et à découvrir.

«Seigneur, me disais-je, pour celui-là seul qui gratte sa terre, plante l'olivier et sème l'orge, sonne l'heure des métamorphoses dont il ne saurait se réjouir s'il achetait son pain chez le marchand. Sonne l'heure de la fête des moissons. Sonne l'heure de la fête de l'engrangement, et il pousse lentement de l'épaule la porte gémissante sur la réserve de soleil. Car détient le pouvoir d'embraser, l'heure venue, tes grands carrés de terre noire, la colline de semence que tu viens d'enfermer, et au-dessus de laquelle flotte encore la gloire d'une poussière de son qui ne s'est point tout à fait déposée.

«Ah! Seigneur, me disais-je, je me suis trompé de chemin. Je me suis hâté parmi les femmes comme dans un voyage sans but.

«J'ai peiné auprès d'elles comme dans un désert sans horizon, à la recherche de l'oasis qui n'est point de l'amour, mais au-delà.

«J'ai cherché un trésor qui y fût caché, comme un objet à découvrir parmi d'autres objets. Je me suis penché sur leur souffle court comme un rameur. Et je n'allais nulle part. J'ai mesuré des yeux leur perfection, j'ai connu la grâce des jointures et l'anse du coude où l'on veut boire. J'ai souffert une angoisse qui avait une direction. J'ai éprouvé une soif qui avait un remède. Mais, m'étant trompé de chemin, j'ai regardé ta vérité en face, sans la comprendre.

«J'ai été semblable à ce fou qui surgit la nuit au cœur des ruines, armé de sa pelle, de sa pioche et de son ciseau. Et il te démantibule les murs. Et il te retourne les pierres, et il t'ausculte les dalles pesantes. Il s'agite saisi d'une ferveur noire, car il se trompe, Seigneur, il te cherche un trésor qui soit provision déjà faite, déposée par les siècles dans le secret de tel alvéole comme une perle dans sa coquille, jouvence pour le vieux, gage de richesse pour l'avare, gage d'amour pour l'amoureux, gage d'orgueil pour l'orgueilleux et pour le glorieux de gloire — et cependant cendre et vanité car il n'est point de fruit qui ne soit d'un arbre, point de joie que tu n'aies bâtie. Stérile est de rechercher parmi les pierres une pierre plus exaltante que l'autre pierre. De son agitation au ventre des ruines, il ne tirera ni la gloire ni la richesse ni l'amour.

«Comparable donc à ce fou qui va de nuit piochant l'aridité, je n'ai rien trouvé dans la volupté qui fût autre chose que plaisir d'avare et prodigieusement inutile. Je n'y ai trouvé que moi-même. Je n'ai que faire de moi, Seigneur, et l'écho de mon propre plaisir me fatigue.

«Je veux bâtir le cérémonial de l'amour afin que la fête me conduise ailleurs. Car rien de ce que je cherche, et dont j'ai soif, et dont ont soif les hommes, n'est de l'étage des matériaux dont ils disposent. Et celui-là s'égare à rechercher parmi les pierres ce qui n'est point de leur essence, alors qu'il pourrait en user pour en bâtir sa basilique, sa joie n'étant point à tirer d'une pierre parmi d'autres pierres mais d'un certain cérémonial des pierres, une fois la cathédrale bâtie. Ainsi, telle femme, je la fais disparate si je ne lis pas au travers.

«Seigneur, nue telle épouse, la regardant dormir, me sera doux qu'elle soit belle et délicate de jointures et tiède de seins, et pourquoi n'y prendrais-je point ma récompense?»

Mais j'ai compris ta vérité. Importe que celle-là qui dort et que j'éveillerai bientôt, rien qu'en posant mon ombre, ne soit point le mur contre quoi je bute, mais la porte qui mène ailleurs — et, donc, que je ne la disperse en matériaux divers, à chercher l'impossible trésor, mais la tienne bien nouée et une dans le silence de mon amour.

Et comment serais-je déçu? Certes est déçue celle-là qui reçoit un bijou. Il est une émeraude plus belle que ton opale. Il est un diamant plus beau que l'émeraude. Il est le diamant du roi plus beau que tous. Je n'ai que faire d'un objet chéri pour lui-même s'il n'a point sens de perfection. Car je vis non des choses, mais du sens des choses.

Cependant cette bague mal taillée, ou cette rose fanée cousue dans un carré de linge, ou cette aiguière, fût-elle d'étain, qui est du thé auprès d'elle avant l'amour, certes les voilà irremplaçables puisque objets d'un culte. C'est le dieu seul que j'exigeais parfait, et le grossier objet de bois, s'il est désormais de son culte, participe de sa perfection.

Ainsi de l'épouse endormie. De la considérer pour elle-même j'irai aussitôt me lassant et cherchant ailleurs. Car elle est moins belle que l'autre, ou de caractère aigre, et si même la voilà parfaite en apparence, reste qu'elle ne rend point tel son de cloche dont j'éprouve la nostalgie, reste qu'elle dit tout de travers le «Toi, mon Seigneur» dont la lèvre d'une autre ferait musique pour le cœur.

Mais dormez rassurée dans votre imperfection, épouse imparfaite. Je ne me heurte point contre un mur. Vous n'êtes point but et récompense et bijou vénéré pour soi-même, dont je me lasserais aussitôt, vous êtes chemin, véhicule et charroi. Et je ne me lasserai point de devenir.

CCV

Je fus ainsi éclairé sur la fête, laquelle est de l'instant où tu passes d'un état à l'autre, quand l'observation du cérémonial t'a préparé une naissance. Et je te l'ai dit du navire. D'avoir été longtemps maison à bâtir à l'étage des planches et des clous, il devint, une fois gréé, marié pour la mer. Et tu le maries. C'est l'instant de fête. Mais tu ne t'installes pas, pour en vivre, dans le lancement du navire.

Je te l'ai dit de ton enfant. De fête est sa naissance. Mais tu ne vas pas chaque jour, des années durant, te frottant les mains de ce qu'il soit né. Tu attendras, pour l'autre fête, tel changement d'état, comme il en sera du jour où le fruit de ton arbre se fera souche d'un arbre nouveau et plantera plus loin ta dynastie. Je te l'ai dit de la graine récoltée. Vient la fête de l'engrange-ment. Puis des semailles. Puis la fête du printemps qui te change tes semailles en herbe douce comme un bassin d'eau fraîche. Puis tu attends encore, et c'est la fête de la moisson, puis encore une fois de l'engrange-ment. Et ainsi de suite, de fête en fête, jusqu'à la mort, car il n'est point de provisions. Et je ne connais point de fête à laquelle tu n'accèdes venant de quelque part, et par laquelle tu n'ailles ailleurs. Tu as marché longtemps. La porte s'ouvre. C'est l'instant de fête. Mais tu ne vivras point de cette salle-ci plus que de l'autre. Cependant je veux que tu te réjouisses de franchir le seuil qui va quelque part, et réserve ta joie pour l'instant où tu briseras ta chrysalide. Car tu es foyer de faible pouvoir, et n'est point de chaque minute l'illumination de la sentinelle. Je la réserve, s'il se peut, pour les jours de clairons et de tambours et de victoire. Faut bien que se répare en toi quelque chose qui ressemble au désir, et exige souvent le sommeil.

Moi j'avance lentement, un pas lent sur la dalle d'or, un pas lent sur la dalle noire, dans les profondeurs de mon palais. Me paraît citerne, à midi, à cause de la fraîcheur captive. Et me berce mon propre pas: je suis rameur inépuisable vers où je vais. Car je ne suis plus de cette patrie.

S'écoulent lentement les murs du vestibule et, si je lève les yeux vers la voûte, je la vois balancer doucement comme l'arche d'un pont. Un pas lent sur un carreau d'or, un pas lent sur un carreau noir je fais lentement mon travail, comme l'équipe du puits en forage qui te remonte les gravats. Ils scandent l'appel de la corde à muscles doux. Je connais où je vais et je ne suis plus de cette patrie.

De vestibule en vestibule, je poursuis mon voyage. Et tels sont les murs. Et tels sont les ornements suspendus au mur. Et je contourne la grande table d'argent où sont les candélabres. Et je frôle de la main tel pilier de marbre. Il est froid. Toujours. Mais je pénètre dans les territoires habités. M'en viennent les bruits comme dans un rêve car je ne suis plus de cette patrie.

Douces cependant me sont les rumeurs domestiques. Te plaît toujours le chant confidentiel du cœur. Rien ne dort tout à fait. Et, de ton chien lui-même, s'il dort, il arrive qu'il aboie en rêve, à petits coups, et s'agite un peu par souvenir. Ainsi de mon palais bien que mon midi l'ait endormi. Et il est une porte qui bat, on ne sait où, dans le silence. Et tu songes au travail des servantes, des femmes. Car sans doute est-ce de leur domaine? Elles t'ont plié le linge frais dans leurs corbeilles. Elles ont navigué deux par deux pour les transporter. Et, maintenant qu'elles l'ont rangé, elles referment les hautes armoires. Il est là-bas un geste révolu. Une obligation a été respectée. Quelque chose vient de s'accomplir. Sans doute est-ce maintenant le repos, mais que saurai-je? Je ne suis plus de cette patrie.

De vestibule en vestibule, de carreau noir en carreau d'or, je contourne lentement le quartier des cuisines. Je reconnais le chant des porcelaines. Puis d'une aiguière d'argent que l'on m'a heurtée. Puis cette faible rumeur d'une porte profonde. Puis le silence. Puis un bruit de pas précipités. Quelque chose a été oublié qui exige soudain ta présence, comme il en est du lait qui bout, ou de l'enfant qui pousse un cri, ou plus simplement de l'extinction inattendue d'un ronronnement familier. Quelque pièce vient de se coincer dans la pompe, la broche, ou le moulin pour la farine. Tu cours remettre en marche l'humble prière…

Mais le bruit de pas s'est évanoui car le lait a été sauvé, l'enfant a été consolé, la pompe, la broche ou le moulin ont repris la récitation de leur litanie. On a paré à une menace. On a guéri une blessure. On a réparé un oubli. Lequel? Je ne sais rien. Je ne suis plus de cette patrie.

Voici que je pénètre dans le royaume des odeurs. Mon palais ressemble à un cellier qui prépare lentement le miel de ses fruits, l'arôme de ses vins. Et je navigue comme à travers d'immobiles provinces. Ici de coings mûrs. Je ferme les yeux, se prolonge loin leur influence. Ici du santal des coffres de bois. Ici plus simplement de dalles fraîchement lavées. Chaque odeur s'est taillé un empire depuis des générations, et l'aveugle s'y pourrait reconnaître. Et sans doute mon père régnait-il dêjà sur ces colonies. Mais je vais, sans bien y songer. Je ne suis plus de cette patrie.