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J'ai traversé la salle du repos. J'ai traversé la salle du Conseil où mon pas s'est multiplié. Puis j'ai descendu à pas lents, de marche en marche, l'escalier qui conduit au dernier vestibule. Et, quand j'ai commencé de l'arpenter, j'ai entendu un grand bruit sourd et un cliquetis d'armes. J'ai souri dans mon indulgence: dormaient sans doute mes sentinelles, mon palais de midi étant comme une ruche en sommeil, toute ralentie, à peine remuée par la courte agitation des capricieuses qui ne trouvent pas le repos, des oublieuses qui courent à leur oubli, ou de l'éternel brouillon qui toujours te rajuste, te perfectionne et te démantibule quelque chose. Et ainsi, du troupeau de chèvres, il en est toujours une qui bêle, de la ville endormie il te monte toujours un appel incompréhensible, et, dans la nécropole la plus morte, il est encore le veilleur de nuit qui déambule. De mon pas lent, j'ai donc poursuivi mon chemin, la tête penchée pour ne point voir mes sentinelles en hâte se rajuster, car peu m'importe: je ne suis plus de cette patrie.
Donc s'étant durcis, ils me saluent, m'ouvrent le vantail à deux battants et je plisse les paupières dans la cruauté du soleil, et demeure un instant sur le seuil. Car là sont les campagnes. Les collines rondes qui chauffent au soleil mes vignes. Mes moissons taillées en carré. L'odeur de craie des terres. Et une autre musique qui est d'abeilles, de sauterelles et de grillons. Et je passe d'une civilisation à une autre civilisation. Car j'allais respirer midi sur mon empire.
Et je viens de naître.
CCVI
De ma visite au seul véritable géomètre mon ami.
Car m'émut de le voir si attentif au thé et à la braise, et à la bouilloire, et au chant de l'eau, puis au goût d'un premier essai… puis à l'attente, car le thé livre lentement son arôme. Et me plut que, durant cette courte méditation, il fût plus distrait par le thé que par un problème de géométrie:
«Toi qui sais, tu ne méprises point l'humble travail…»
Mais il ne me répondait pas. Cependant quand il eut, tout satisfait, empli nos verres:
«Moi qui sais… qu'entends-tu par là? Pourquoi le joueur de guitare dédaignerait-il le cérémonial du thé pour la seule raison qu'il connaît quelque chose sur les relations entre les notes? Je connais quelque chose sur les relations entre les lignes d'un triangle. Cependant me plaît le chant de l'eau et le cérémonial qui honorera le roi, mon ami…»
Il songea, puis:
«Que sais-je… je ne crois pas que mes triangles m'éclairent beaucoup sur le plaisir du thé. Mais il se peut que le plaisir du thé m'éclaire un peu sur les triangles…
— Que me dis-tu là, géomètre!
— Si j'éprouve, me vient le besoin de décrire. Celle-là que j'aime, je te parlerai sur ses cheveux, et sur ses cils, et sur ses lèvres, et sur son geste qui est musique pour le cœur. Parlerais-je sur les gestes, les lèvres, les cils, les cheveux, s'il n'était point tel visage de femme lu à travers? Je te montre en quoi son sourire est doux. Mais d'abord était le sourire…
«Je n'irai point te remuer un tas de pierres pour y trouver le secret des méditations. Car la méditation ne signifie rien à l'étage des pierres. Il faut que soit un temple. Alors me voilà changé de cœur. Et je m'irai, réfléchissant sur la vertu des relations entre les pierres…
«Je n'irai point chercher dans les sels de la terre l'explication de l'oranger. Car l'oranger n'a point de signification à l'étage des sels de la terre. Mais, d'assister à l'ascension de l'oranger, j'expliquerai par lui l'ascension des sels de la terre.
«Que d'abord j'éprouve l'amour. Que je contemple l'unité. J'irai ensuite méditant les matériaux et les assemblages. Mais je n'irai point enquêter sur les matériaux si rien ne les domine, vers quoi je tende. J'ai d'abord contemplé le triangle. Puis j'ai cherché, en le triangle, les obligations qui régissent les lignes. Tu as d'abord aimé, toi aussi, une image de l'homme, de telle ferveur intérieure. Et tu en as déduit ton cérémonial afin qu'elle y fût contenue, comme la capture dans le piège, et ainsi perpétuée dans l'empire. Mais quel sculpteur s'intéressera pour eux-mêmes au nez, à l'œil et à la barbe? Et quel rite du cérémonial imposeras-tu pour lui-même? Et qu'irai-je déduire sur les lignes si elles ne sont point d'un triangle?
«Je me soumets d'abord à la contemplation, je raconterai ensuite, si je puis. Je n'ai donc jamais refusé l'amour: le refus de l'amour n'est que prétention. Certes j'ai honoré telle ou telle qui ne savait rien sur les triangles. Mais elle en savait plus long que moi sur l'art du sourire. As-tu vu sourire?
— Certes, géomètre…
— Celle-là, des fibres de son visage et de ses cils et de ses lèvres qui sont matériaux sans signification encore, te bâtissait sans effort un chef-d'œuvre inimitable et, d'être témoin d'un tel sourire, tu habitais la paix des choses et l'éternité de l'amour. Puis elle te défaisait son chef-d'œuvre dans le temps qu'il te faut pour ébaucher un geste et t'enfermer dans une autre patrie où le désir te venait d'inventer l'incendie dont tu l'eusses sauvée, toi le rédempteur, tant elle se montrait pathétique. Et, de ce que sa création ne laissait point ces traces dont on peut enrichir les musées, pourquoi l'eussé-je méprisée? Je sais formuler quelque chose sur les cathédrales bâties, mais elle me bâtissait les cathédrales…
— Mais que t'enseignait-elle sur les relations entre les lignes?
— Peu importent les objets reliés. Je dois d'abord apprendre à lire les liaisons. Je suis vieux. J'ai donc vu mourir qui j'aimais, ou guérir. Vient le soir où la bien-aimée, la tête penchée vers l'épaule, décline l'offre du bol de lait à la façon du nouveau-né déjà tranché d'avec le monde et qui refuse le sein, car le lait lui est devenu amer. Elle a comme un sourire d'excuse car elle te peine de ne plus se nourrir de toi. Elle n'a plus besoin de toi. Et tu vas contre la fenêtre cacher tes larmes. Et là sont les campagnes. Alors tu sens, comme un cordon ombilical, ton lien avec les choses. Les champs d'orge, les champs de blé, l'oranger fleuri qui prépare la nourriture de ta chair, et le soleil qui te fait tourner depuis l'origine des siècles le moulin des fontaines. Et te vient le bruit du charroi de l'aqueduc en construction qui désaltérera la ville, en place de l'autre, que le temps a usé, ou, plus simplement, de la carriole, ou du pas de l'âne qui porte le sac. Et tu sens circuler la sève universelle qui fait durer les choses. Et tu reviens à pas lents vers le lit. Tu éponges le visage qui luit de sueur. Elle est là encore, auprès de toi, mais toute distraite de mourir. Les campagnes ne chantent plus pour elle leur chant d'aqueduc en construction, ou de carriole, ou d'âne qui trottine. L'odeur des orangers n'est plus pour elle, ni ton amour.
«Alors tu te souviens de tels camarades qui s'aimaient.
«L'un venait chercher l'autre, au cœur de la nuit, par simple besoin de ses plaisanteries, de ses conseils, ou plus simplement encore de sa présence. Et l'un manquait à l'autre s'il voyageait. Mais un malentendu absurde les a brouillés. Et ils feignent de ne point se voir, s'ils se rencontrent. Le miracle est ici qu'ils ne regrettent rien. Le regret de l'amour, c'est l'amour. Ce qu'ils recevaient l'un de l'autre, cependant ils ne le recevront de nul au monde. Car chacun plaisante, conseille, ou simplement respire à sa propre façon et non d'une autre. Donc les voilà amputés, diminués, mais incapables d'en rien connaître. Et même tout fiers et comme enrichis du temps disponible. Et ils te vont flânant devant les étalages, chacun pour soi. Ils ne perdent plus leur temps avec l'ami! Ils refuseront tout effort qui les rattacherait au grenier où ils puisaient leur nourriture. Car est morte la part d'eux-mêmes qui en vivait, et comment cette part réclamerait-elle, puisqu'elle n'est plus?
«Mais toi, tu passes en jardinier. Et tu vois ce qui manque à l'arbre. Non du point de vue de l'arbre, car du point de vue de l'arbre rien ne lui manque: il est parfait. Mais de ton point de vue de dieu pour arbre qui greffe les branches là où il faut. Et tu rattaches le fil rompu et le cordon ombilical. Tu réconcilies. Et les voilà qui repartent dans leur ferveur.
«Moi aussi j'ai réconcilié et j'ai connu le matin frais où la bien-aimée te réclame le lait de chèvre et le pain tendre. Et te voilà penché sur elle, une main soutenant la nuque, l'autre haussant le bol jusqu'aux lèvres pâles, et toi regardant boire. Tu es chemin, véhicule et charroi. Il te semble, non que tu la nourrisses, ni même que tu la guérisses, mais que tu la recouses à ce dont elle était, ces campagnes, ces moissons, ces fontaines, ce soleil. Un peu pour elle désormais, le soleil fait tourner le moulin chantant des fontaines. Un peu pour elle on construit l'aqueduc. Un peu pour elle la carriole fait son grelot. Et, car elle te semble enfantine ce matin, et non désireuse de sagesse profonde, mais bien plutôt des nouvelles de la maison et des jouets, et des amis, tu lui dis donc: «Écoute…» Et elle reconnaît l'âne qui trottine. Alors elle rit et se tourne vers toi, son soleil, car elle a soif d'amour.
«Et moi qui suis vieux géomètre, j'ai ainsi été à l'école car il n'est de relations que celles auxquelles tu as songé. Tu dis: «Il en est de même…» Et une question meurt. J'ai rendu à tel la soif de l'ami: je l'ai réconcilié. J'ai rendu à telle la soif du lait et de l'amour. Et j'ai dit: «Il en est de même…» Je l'ai guérie. Et, d'énoncer telle relation entre la pierre qui tombe et les étoiles, qu'ai-je fait d'autre? J'ai dit: «Il en est de même…» Et d'énoncer ainsi telle relation entre des lignes, j'ai dit: «En le triangle cela ou ceci c'est la même chose…» Et ainsi, de mort des questions en mort des questions, je m'achemine doucement vers Dieu en qui nulle question n'est plus posée.»
Et, quittant mon ami, je m'en fus de mes pas lents, moi qui me guéris de mes colères, à cause que, de la montagne que je gravis, se fait une paix véritable qui n'est point de conciliation, de renoncement, de mélange, ni de partage. Car je vois condition là où ils voient litige. Comme il en est de ma contrainte qui est condition de ma liberté, ou de mes règles contre l'amour qui sont condition de l'amour, ou de mon ennemi bien-aimé qui est condition de moi-même, car le navire n'aurait point de forme sans la mer.
D'ennemi concilié en ennemi concilié — mais d'ennemi nouveau en ennemi nouveau — je m'achemine moi aussi le long de la pente que je gravis, vers le calme en Dieu — sachant qu'il ne s'agit point, pour le navire, de se faire indulgent aux assauts de la mer, ni pour la mer de se faire douce au navire, car, des premiers, ils sombreront, et des seconds, ils s'abâtardiront en bateaux plats pour laveuses de linge — mais sachant qu'il importe de ne point fléchir, ni pactiser par faux amour, au cours d'une guerre sans merci qui est condition de la paix, abandonnant sur le chemin des morts qui sont condition de la vie, acceptant des renoncements qui sont condition de la fête, des paralysies de chrysalides qui sont condition des ailes, car il se trouve que tu me noues en plus haut que moi-même, Seigneur, selon ta volonté, et que je ne connaîtrai point la paix ni l'amour hors de Toi, car en Toi seul celui-là qui régnait au nord de mon empire, lequel j'aimais, et moi-même seront conciliés, parce qu'accomplis, car en toi seul tel que j'ai dû châtier malgré mon estime, et moi-même, serons conciliés parce qu'accomplis, car il se trouve qu'en Toi seul se confondent enfin dans leur unité sans litige l'amour, Seigneur, et les conditions de l'amour.
CCVII
Certes est injuste la hiérarchie qui te brime et t'empêche de devenir. Cependant tu iras, à lutter contre cette injustice, de destruction d'architecture en destruction d'architecture jusqu'à la mare étale où les glaciers se seront confondus.
Tu les souhaites semblables les uns aux autres, confondant ton égalité avec l'identité. Mais moi je les dirai égaux de pareillement servir l'empire et non de tant se ressembler.
Ainsi du jeu d'échecs: il est un vainqueur et un vaincu. Et il arrive que le vainqueur s'habille d'un sourire narquois pour humilier le vaincu. Car ainsi sont les hommes. Et tu viens, selon ta justice, interdire les victoires d'échecs. Tu dis: «Quel est le mérite du vainqueur? Il était plus intelligent ou connaissait mieux l'art du jeu. Sa victoire n'est que l'expression d'un état. Pourquoi serait-il glorifié pour être plus rouge de visage ou plus souple, ou plus chevelu, ou moins chevelu…?»
Mais j'ai vu le vaincu d'échecs jouer des années durant dans l'espoir de la fête de la victoire. Car tu es plus riche de ce qu'elle existe si même elle n'est point pour toi. Ainsi de la perle du fond des mers.
Car ne te trompe point sur l'envie: elle est signe d'une ligne de force. J'ai fondé telle décoration. Et les élus s'en vont se pavanant avec mon caillou sur la poitrine. Tu envies donc qui je décore. Et tu viens selon ta justice, laquelle n'est qu'esprit de compensation. Et tu décides: «Tous porteront des cailloux contre leur poitrine.» Et certes, désormais, qui s'affublera d'un pareil bijou? Tu vivais non pour le caillou mais pour sa signification.
Et voilà, diras-tu. J'ai diminué les misères des hommes. Car je les ai guéris de la soif de cailloux auxquels la plupart ne pouvaient prétendre. Car tu juges selon l'envie, laquelle est douloureuse. L'objet de l'envie est donc un mal. Et tu ne laisses rien subsister qui soit hors d'atteinte. L'enfant tend la main et crie vers l'étoile. Ta justice, donc, te fait un devoir de l'éteindre.
Ainsi pour la possession des pierreries. Et tu les entreposes dans le musée. Tu dis: «Elles sont à tous.» Et certes ton peuple défilera le long des vitrines, les jours de pluie. Et ils bâilleront sur les collections d'émeraudes car il n'est plus de cérémonial qui les éclaire d'une signification. Et en quoi sont-elles plus rayonnantes que du verre taillé?
Tu as purgé jusqu'au diamant de sa nature particulière. Car il pouvait être pour toi. Tu l'as châtré du rayonnement qui lui venait d'être souhaitable. Ainsi des femmes, si tu les interdis. Si belles qu'elles soient, elles seront mannequins de cire. Je n'ai jamais vu quiconque mourir, aussi admirable qu'en fût l'image, pour telle ou telle que le bas-relief d'un sarcophage a perpétuée jusqu'à lui. Elle verse la grâce du passé ou sa mélancolie, non la cruauté du désir.
Ainsi ne sera pas le même ton diamant non posséda-ble. Lequel brillait de cette qualité. Car alors il te glorifiait et t'honorait et t'augmentait de son éclat. Mais tu les as changés en décorations de vitrine. Ils seront honneur des vitrines. Mais ne souhaitant point d'être une vitrine, tu ne souhaites pas le diamant.
Et si maintenant tu en brûles un pour ennoblir de ce sacrifice le jour de la fête, et ainsi en multiplier le rayonnement sur ton esprit et sur ton cœur, tu ne brûleras rien. Ce n'est point toi qui sacrifieras le diamant. Il sera don de ta vitrine. Et elle s'en moque. Tu ne peux plus jouer avec le diamant qui ne t'est plus d'aucun usage. Et, murant tel dans la nuit du pilier du temple, afin de le donner aux dieux, tu ne donnes rien. Ton pilier n'est qu'un entrepôt à peine plus discret que la vitrine, laquelle est également discrète si le soleil invite ton peuple à fuir la ville. Ton diamant n'a pas valeur de don puisqu'il n'est pas objet que l'on donne. Il est objet que l'on entrepose. Ici ou là. Il n'est plus aimanté. Il a perdu ses divines lignes de force. Qu'as-tu gagné?
Mais moi j'interdis que s'habillent en rouge ceux-là qui ne descendent point du prophète. Et en quoi ai-je lésé les autres? Aucun ne s'habillait en rouge. Le rouge manquait de signification. Désormais tous rêvent de s'habiller en rouge. J'ai fondé le pouvoir du rouge et tu es plus riche de ce qu'il existe, bien qu'il ne soit point pour toi. Et l'envie qui te vient est signe d'une ligne de force nouvelle.
Mais l'empire te semble parfait si au cœur de la ville tel qui s'assiéra les jambes en croix y mourra de soif et de faim. Car rien ne le tirera de préférence ni vers la droite, ni vers la gauche, ni en avant, ni en arrière. Et il ne recevra point d'ordres, de même qu'il n'en donnera point. Et il ne sera en lui d'élan ni vers le diamant non possédable, ni vers le caillou contre la poitrine, ni vers le vêtement rouge. Et chez le marchand d'étoffes de couleur tu le verras qui bâillera des heures durant, attendant que je charge de mes significations la direction de ses désirs.
Mais, de ce que j'ai interdit le rouge, le voilà qui louche vers le violet… ou bien, car il est réfractaire et libre, et hostile aux honneurs, et dominant les conventions, et se moquant bien du sens des couleurs, lesquelles sont de mon arbitraire, tu le vois qui te fait vider tous les rayons du magasin, et tripatouille dans les réserves, afin de trouver la couleur la plus opposée à la couleur rouge, comme le vert cru, et qui te fait le dégoûté tant qu'il n'a pas trouvé la perfection des perfections. Après quoi tu le vois tout glorieux de son vert cru, et se pavanant dans la ville par mépris de ma hiérarchie des couleurs.
Mais il se trouve que je l'ai animé tout le long du jour. Autrement, habillé de rouge, il eût bâillé dans un musée, car il pleut.
«Moi, disait mon père, je fonde une fête. Mais ce n'est point une fête que je fonde, c'est telle relation. J'entends ricaner les réfractaires qui me fondent aussitôt la contre-fête. Et la relation est la même qu'ils affirment et perpétuent. Je les emprisonne donc un peu pour leur plaire, car ils tiennent au sérieux de leur cérémonial. Et moi aussi.»
CCVIII
Donc se leva le jour. Et j'étais là comme le marin, les bras croisés, et qui respire la mer. Telle mer à labourer et non une autre. J'étais là comme le sculpteur devant la glaise. Telle glaise à pétrir et non une autre. J'étais là, tel, sur la colline, et j'adressai à Dieu cette prière:
«Seigneur, se lève le jour sur mon empire. Il m'est ce matin délivré, prêt pour le jeu, comme une harpe Seigneur, naît à la lumière tel lot de villes, de palmeraies, de terres arables et de plantations d'orangers. Et voici, sur ma droite, le golfe de mer pour navires. Et voici, sur ma gauche, la montagne bleue, aux versants bénis de moutons à laine, qui plante les griffes de ses derniers rocs dans le désert. Et au-delà, le sable écarlate où fleurit seul le soleil.
«Mon empire est de tel visage et non d'un autre. Et certes, il est de mon pouvoir d'infléchir quelque peu la courbe de tel fleuve afin d'en irriguer le sable, mais non dans l'instant. Il est de mon pouvoir de fonder ici une ville neuve, mais non dans l'instant. Il est de mon pouvoir de délivrer, rien qu'en soufflant sa graine, une forêt de cèdres victorieuse, mais non dans l'instant. Car j'hérite dans l'instant d'un passé révolu, lequel est tel et non un autre. Telle harpe, prête à chanter.
«De quoi me plaindrais-je, Seigneur, moi qui pèse dans ma sagesse patriarcale cet empire où tout est en place, comme le sont des fruits de couleur dans la corbeille. Pourquoi éprouverais-je la colère, l'amertume, la haine ou la soif de vengeance? Telle est ma trame pour mon travail. Tel est mon champ pour mon labour. Telle est ma harpe pour chanter.