37576.fb2 CITADELLE - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 56

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«Quand va le maître du domaine par ses terres au lever du jour, tu le vois, s'il en trouve, qui ramasse la pierre et arrache la ronce. Il ne s'irrite ni contre la ronce ni contre la pierre. Il embellit sa terre et n'éprouve rien, sinon l'amour.

«Quand celle-là ouvre sa maison au lever du jour, tu la vois balayer la poussière. Elle ne s'irrite point contre la poussière. Elle embellit une maison et n'éprouve rien, sinon l'amour.

«Me plaindrais-je de ce que telle montagne couvre telle frontière et non l'autre? Elle refuse, ici, avec le calme d'une paume, les tribus qui remontent du désert. Cela est bien. Je bâtirai plus loin, là où l'empire est nu, mes citadelles.

«Et pourquoi me plaindrais-je des hommes? Je les reçois, dans cette aube-ci, tels qu'ils sont. Certes, il en est qui préparent leur crime, qui méditent leur trahison, qui fourbissent leur mensonge, mais il en est d'autres qui se harnachent pour le travail ou la pitié ou la justice. Et certes, moi aussi, pour embellir ma terre arable, je rejetterai la pierre ou la ronce, mais sans haïr ni la ronce ni la pierre, n'éprouvant rien, sinon l'amour.

«Car j'ai trouvé la paix, Seigneur, au cours de ma prière. Je viens de toi. Je me sens jardinier qui marche à pas lents vers ses arbres.»

Certes, j'ai moi aussi éprouvé, au cours de ma vie, la colère, l'amertume, la haine et la soif de vengeance. Au crépuscule des batailles perdues, comme des rébellions, chaque fois que je me suis découvert impuissant, et comme enfermé en moi-même, faute de pouvoir agir, selon ma volonté, sur mes troupes en vrac que ma parole n'atteignait plus, sur mes généraux séditieux qui s'inventaient des empereurs, sur les prophètes déments qui nouaient des grappes de fidèles en poings aveugles, j'ai connu alors la tentation de l'homme de colère.

Mais tu veux corriger le passé. Tu inventes trop tard la décision heureuse. Tu recommences le pas qui t'eût sauvé, mais participe, puisque l'heure en est révolue, de la pourriture du rêve. Et certes, il est un général qui t'a conseillé, selon ses calculs, d'attaquer à l'ouest. Tu réinventes l'histoire. Tu escamotes le donneur de conseils. Tu attaques au nord. Autant chercher à t'ouvrir une route en soufflant contre le granit d'une montagne. «Ah! te dis-tu dans la corruption de ton songe, si tel n'avait point agi, si tel n'avait point parlé, si tel n'avait point dormi, si tel n'avait point cru ou refusé de croire, si tel avait été présent, si tel s'était trouvé ailleurs, alors je serais vainqueur!»

Mais ils te narguent d'être impossibles à effacer, comme la tache de sang du remords. Et te vient le désir de les broyer dans les supplices, pour t'en défaire. Mais empilerais-tu sur eux toutes les meules de l'empire que tu n'empêcherais point qu'ils aient été.

Faible es-tu, de même que lâche, si tu cours ainsi dans la vie à la poursuite de responsables, réinventant un passé révolu dans la pourriture de ton rêve. Et il se trouve que tu livreras, d'épuration en épuration, ton peuple entier au fossoyeur.

Tels ont peut-être été véhicules de la défaite, mais pourquoi tels autres, qui eussent été véhicules de la victoire, n'ont-ils point dominé les premiers? A cause que le peuple ne les soutenait point? Alors pourquoi ton peuple a-t-il préféré les mauvais bergers? Parce qu'ils mentaient? Mais les mensonges sont toujours exprimés, car tout, toujours est dit, et la vérité et le mensonge. Parce qu'ils payaient? Mais l'argent est toujours offert, car il est toujours des corrupteurs.

Ceux de tel empire, s'ils sont bien fondés, mon corrupteur y fait sourire. La maladie que je leur offre n'est point pour eux. Si ceux de tel autre sont usés de cœur, la maladie que je leur offre fera son entrée par tel et tel qui succomberont les premiers. Et, progressant de l'un en l'autre, elle pourrira tous ceux de l'empire, car ma maladie était pour eux. Les premiers touchés sont-ils responsables de la pourriture de l'empire? Tu ne prétends point, dans l'empire le plus sain, que n'existent point les porteurs de chancre! Ils sont là, mais comme en réserve pour les heures de décadence. Alors seulement se répandra la maladie, laquelle n'avait pas besoin d'eux. Elle en eût trouvé d'autres. Si la maladie pourrit la vigne de racine en racine, je n'accuse point la première racine. L'eussé-je brûlée l'année d'auparavant qu'une autre racine eût servi de porte à la pourriture.

Si l'empire se corrompt, tous ont collaboré à la corruption. Si le plus grand nombre tolère, en quoi n'est-il point responsable? Je te dis meurtrier si l'enfant se noie dans ta mare, et que tu négliges de le secourir.

Stérile je serai donc si je tente, dans la pourriture du rêve, de sculpter après coup un passé révolu, décapitant les corrupteurs comme les complices de corruption, les lâches comme les complices de lâcheté, les traîtres comme les complices de trahison, car, de conséquence en conséquence, j'anéantirai jusqu'aux meilleurs puisqu'ils auront été inefficaces, et qu'il me restera à leur reprocher leur paresse, ou leur indulgence, ou leur sottise. En fin de compte j'aurai prétendu anéantir de l'homme ce qui est susceptible d'être malade et d'offrir une terre fertile à telle semence, et tous peuvent être malades. Et tous sont terre fertile pour toutes semences. Et il me faudra les supprimer tous. Alors sera parfait le monde, puisque purgé du mal. Mais moi je dis que la perfection est vertu des morts. L'ascension use pour engrais des mauvais sculpteurs comme du mauvais goût. Je ne sers point la vérité en exécutant qui se trompe car la vérité se construit d'erreur en erreur. Je ne sers point la création en exécutant quiconque manque la sienne, car la création se construit d'échec en échec. Je n'impose point telle vérité en exécutant qui en sert une autre, car ma vérité est arbre qui vient. Et je ne connais rien que terre arable, laquelle n'a point encore alimenté mon arbre. Je viens, je suis présent. Je reçois le passé de mon empire en héritage. Je suis le jardinier en marche vers sa terre. Je n'irai point lui reprocher de nourrir des cactus et des ronces. Je me moque bien des cactus et des ronces, si je suis semence du cèdre.

Je méprise la haine, non par indulgence, mais parce que, venant de Toi, Seigneur, où tout est présent, l'empire m'est présent dans chaque instant. Et dans chaque instant, je commence.

Je me souviens de l'enseignement de mon père:

«Ridicule est la graine qui se plaint de ce que la terre à travers elle se fasse salade plutôt que cèdre. Elle n'est donc que graine de salade.»

Il disait de même: «Le bigle a souri à la jeune fille. Elle s'est retournée vers ceux qui plantent droit leur regard. Et le bigle va racontant que ceux dont le regard est droit corrompent les jeunes filles.»

Bien vaniteux les justes qui s'imaginent ne rien devoir aux tâtonnements, aux injustices, aux erreurs, aux hontes qui les transcendent. Ridicule le fruit qui méprise l'arbre!

CCIX

De même que celui-là qui croit trouver sa joie dans la richesse du tas d'objets, impuissant qu'il est à l'en extirper car elle n'y réside point, multiplie ses richesses et empile les objets en pyramides et s'en va s'agiter parmi eux dans leurs caves, pareil à ces sauvages qui te démontent les matériaux du tambour, afin de capturer le bruit.

De même ceux-là, qui d'avoir connu que les relations de mots contraignantes te soumettent à mon poème, que les structures contraignantes te soumettent à la sculpture de mon sculpteur, que les relations contraignantes entre les notes de la guitare te soumettent à l'émotion du guitariste, croyant que le pouvoir réside dans les mots du poème, les matériaux de la sculpture, les notes de la guitare, te les agitent dans un désordre inextricable et, de n'y point retrouver ce pouvoir, puisqu'il n'y réside point, exagèrent, pour se faire entendre, leur tintamarre, charriant au plus en toi l'émotion que tu tireras d'une pile de vaisselle qui se brise, laquelle d'abord est de qualité discutable, laquelle ensuite est de discutable pouvoir, et serait autrement efficace, te régissant, te gouvernant, te provoquant autrement mieux, si tu la tirais de la pesanteur de mon gendarme, quand il t'écrase l'orteil.

Et si je désire te gouverner en te disant «soleil d'octobre» ou «sabres de neige», faut bien que je construise un piège qui emprisonne une capture, laquelle n'est point de son essence. Mais si je désire t'émouvoir par les objets mêmes du piège, faute d'oser te dire mélancolie, crépuscule, bien-aimée, mots de poème achetés tout faits dans le bazar, lesquels te font vomir, je n'en jouerai pas moins sur la faible action de mimétisme, laquelle te fait moins jubilant si je te dis «cadavre» que «corbeille de rosés» bien que ni l'un ni l'autre ne te régissent en profondeur, et je sortirai de l'habituel pour te décrire des supplices dans leur dernier raffinement. Et faute d'ailleurs d'en tirer l'émotion qui n'y réside point, car est faible le pouvoir des mots qui te versent à peine une salive acide lorsque je fais jouer la mécanique du souvenir, tu commences de t'agiter frénétiquement, et de multiplier les tortures et les détails sur la torture et les odeurs de la torture, pour finalement peser moins sur moi que le bon pied de mon gendarme.

De chercher ainsi à te surprendre, par le léger pouvoir de choc de l'inhabituel, et certes je te surprendrai si j'entre à reculons dans la salle d'audience où je te reçois, ou si, plus généralement, je fais appel à quoi que ce soit d'incohérent et d'inattendu, de m'agiter ainsi je ne suis que pillard et je tire mon bruit de la destruction, car certes, à la seconde audience, tu ne t'étonneras plus de mon entrée à reculons et, une fois habitué, non seulement à tel geste absurde, mais à l'imprévu dans l'absurde, tu ne t'étonneras plus de rien. Et bientôt tu t'accroupiras, morne et sans langage, dans l'indifférence d'un monde usé. Mais la seule poésie qui te pourra tirer encore un mouvement de plainte sera celle de l'énorme chaussure cloutée de mon gendarme.

Car il n'est point de réfractaire. Il n'est point d'individu seul. Il n'est point d'homme qui se retranche véritablement. Plus naïfs sont ceux-là que les fabricants de mirlitonneries qui te mélangent sous prétexte de poésie l'amour, le clair de lune, l'automne, les soupirs et la brise.

«Je suis ombre, dit ton ombre, et je méprise la lumière.» Mais elle en vit.

CCX

Je t'accepte tel que tu es. Se peut que la maladie te tourmente d'empocher les bibelots d'or qui tombent sous tes yeux, et que par ailleurs tu sois poète. Je te recevrai donc par amour de la poésie. Et, par amour de mes bibelots d'or, je les enfermerai.

Se peut qu'à la façon d'une femme tu considères les secrets qui te sont confiés comme diamants pour ta parure. Elle va à la fête. Et l'objet rare qu'elle exhibe la fait glorieuse et importante. Il se peut que, par ailleurs, tu sois danseur. Je te recevrai donc par respect pour la danse, mais, par respect pour les secrets, je les tairai.

Mais il se peut que tout simplement tu sois mon ami. Je te recevrai donc par amour pour toi, tel que tu es. Si tu boites je ne te demanderai point de danser. Si tu hais tel ou tel je ne te les infligerai point comme convives. Si tu as besoin de nourriture, je te servirai.

Je n'irai point te diviser pour te connaître. Tu n'es ni cet acte-ci, ni tel autre, ni leur somme. Ni cette parole-ci, ni telle autre, ni leur somme. Je ne te jugerai ni selon ces paroles ni selon ces actes. Mais je jugerai ces actes comme ces paroles selon toi.

J'exigerai ton audience en retour. Je n'ai que faire de l'ami qui ne me connaît pas et réclame des explications. Je n'ai point le pouvoir de me transporter dans le faible vent des paroles. Je suis montagne. La montagne se peut contempler. Mais la brouette ne te l'offrira point.

Comment t'expliquerai-je ce qui n'est point d'abord entendu par l'amour? Et souvent comment parlerai-je? Il est des paroles indécentes. Je te l'ai dit de mes soldats dans le désert. Je les considère en silence, aux veilles de combat. L'empire repose sur eux. Ils mourront pour l'empire. Et leur mort leur sera payée dans cet échange. Je connais donc leur ferveur véritable. Que m'enseignerait le vent des paroles? Qu'ils se plaignent des ronces, qu'ils haïssent le caporal, que la nourriture est avare, que leur sacrifice est amer?… Ainsi doivent-ils parler! Je me méfie du soldat trop lyrique. S'il souhaite de mourir pour son caporal, probable est qu'il ne mourra point, trop occupé à te débiter son poème. Je me méfie de la chenille qui se croit amoureuse des ailes. Celle-là n'ira point mourir à soi-même dans la chrysalide. Mais sourd au vent de ses paroles, à travers mon soldat je vois qui il est, non qui il dit. Et celui-là, dans le combat, couvrira son caporal de sa poitrine. Mon ami est un point de vue. I ai besoin d'entendre parler d'où il parle car en cela il est empire particulier et provision inépuisable. Il peut se taire et me combler encore. Je considère alors selon lui et je vois autrement le monde. De même j'exige de mon ami qu'il sache d'abord d'où je parle. Alors seulement il m'entendra. Car les mots toujours se tirent la langue.

CCXI

Me revint voir ce prophète aux yeux durs, qui, nuit et jour, couvait une fureur sacrée, et qui, par surcroît, était bigle.

«Il convient, me dit-il, de sauver les justes.

— Certes, lui répondis-je, il n'est point de raison évidente qui motive leur châtiment.

— De les distinguer d'avec les pécheurs.

— Certes, lui répondis-je. Le plus parfait doit être érigé en exemple. Tu choisis pour le piédestal la meilleure statue du meilleur sculpteur. Tu lis aux enfants les meilleurs poèmes. Tu souhaites pour reines les plus belles. Car la perfection est une direction qu'il convient de montrer, bien qu'il soit hors de ton pouvoir de l'atteindre.»

Mais le prophète s'enflammant.

«Et une fois triée la tribu des justes, il importe de la sauver seule et ainsi, une fois pour toutes, d'anéantir la corruption.

— Eh! lui dis-je, là tu vas trop fort. Car tu me prétends diviser la fleur d'avec l'arbre. Ennoblir la moisson en supprimant l'engrais. Sauver les grands sculpteurs en décapitant les mauvais sculpteurs. Et moi je ne connais que des hommes plus ou moins imparfaits et, de la tourbe vers la fleur, l'ascension de l'arbre. Et je dis que la perfection de l'empire repose sur les impudiques.

— Tu honores l'impudicité!

— J'honore tout autant ta sottise, car il est bon que la vertu soit offerte comme un état de perfection parfaitement souhaitable et réalisable. Et que soit conçu l'homme vertueux, bien qu'il ne puisse exister, d'abord parce que l'homme est infirme, ensuite parce que la perfection absolue, où qu'elle réside, entraîne la mort. Mais il est bon que la direction prenne figure de but. Autrement tu te lasserais de marcher vers un objet inaccessible. J'ai durement peiné dans le désert. Il apparaît d'abord comme impossible à vaincre. Mais je fais de cette dune lointaine l'escale bienheureuse. Et je l'atteins, et elle se vide de son pouvoir. Je fais alors d'une dentelure de l'horizon l'escale bienheureuse. Et je l'atteins, et elle se vide de son pouvoir. Je me choisis alors un autre point de mire. Et, de point de mire en point de mire, j'émerge des sables.

«L'impudeur, ou bien elle est un signe de simplicité et d'innocence, comme il en est de celle des gazelles, et, si tu daignes l'informer, tu la changeras en candeur vertueuse, ou bien elle tire ses joies de l'agression à la pudeur. Et elle repose sur la pudeur. Et elle en vit et elle la fonde. Et quand passent les soldats ivres, tu vois les mères courir leurs filles et leur interdire de se montrer. Alors que les soldats de ton empire d'utopie, ayant pour coutume de baisser chastement les yeux, il en serait comme s'ils étaient absents et tu ne verrais point d'inconvénient à ce que les filles de chez toi se baignassent nues. Mais la pudeur de mon empire est autre chose qu'absence d'impudeur (car les plus pudiques, alors, sont les morts). Elle est ferveur secrète, réserve, respect de soi-même et courage. Elle est protection du miel accompli, en vue d'un amour. Et s'il passe quelque part un soldat ivre, il se trouve qu'il fonde chez moi la qualité de la pudeur.

— Tu souhaites donc que tes soldats ivres crient leurs ordures…

— Il se trouve que, bien au contraire, je les châtie afin de fonder leur propre pudeur. Mais il se trouve également que, mieux que je l'ai fondée, plus l'agression se fait attrayante. Te procure plus de joie de gravir le pic élevé que la colline ronde. De vaincre un adversaire qui te résiste, que tel benêt qui ne se défend point. Là seulement où les femmes sont voilées te brûle le désir de lire leur visage. Et je juge de la tension des lignes de force de l'empire à la dureté du châtiment qui y équilibre l'appétit. Si je barre un fleuve dans la montagne, me plaît de jauger l'épaisseur du mur. Il est signe de ma puissance. Car, certes, contre la maigre mare me suffit d'un rempart de carton. Et pourquoi souhaiterais-je des soldats châtrés? Je les veux pesant contre la muraille, car alors seulement ils seront grands dans le crime ou la création qui transcende le crime.

— Tu les souhaites donc gonflés de leurs désirs de stupre…

— Non. Tu n'as rien compris», lui dis-je.

CCXII

Mes gendarmes, dans leur opulente stupidité, me vinrent circonvenir: