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«Seigneur, de celui-là qui repose au nord de mon empire et fut l'ennemi bien-aimé, du géomètre, le seul véritable, mon ami, et de moi-même qui ai, hélas, passé la crête et laisse en arrière ma génération comme sur le versant désormais révolu d'une montagne, daigne faire l'unité pour Ta gloire, en m'endormant au creux de ces sables désertes où j'ai bien travaillé.»
ccxiv
Ton mépris du terreau est surprenant. Tu ne respectes que les objets d'art: «Pourquoi vas-tu chez ces amis si imparfaits?
Comment supportes-tu celui-là qui a tel défaut, ou tel autre qui a telle odeur? J'en connais qui sont dignes de toi.»
Ainsi dis-tu à l'arbre: «Pourquoi plantes-tu tes racines dans le fumier? Je ne respecte, moi, que les fruits et les fleurs.»
Mais je ne vis que de ce que je transforme. Je suis véhicule, voie et charroi. Et tu es stérile comme un mort.
CCXV
Immobile êtes-vous, car, à la façon d'un navire qui délivre, ayant accosté, sa cargaison, laquelle habille les quais du port de couleurs vives, et en effet sont là les étoffes dorées et les épices rouges et vertes et les ivoires, voici que le soleil, comme un fleuve de miel sur les sables, livre le jour. Et vous demeurez sans mouvement, surpris par la qualité de l'aurore, sur les versants du tertre qui domine le puits. Et les bêtes aux grandes ombres sont immobiles aussi. Aucune ne s'agite: elles connaissent qu'une à une elles vont boire. Mais un détail suspend encore la procession. Point n'est encore distribuée l'eau. Manquent les grandes auges que l'on apporte. Et les poings sur les hanches, tu regardes au loin et tu dis: «Que font-ils?»
Ceux que tu as remontés des entrailles du puits désensablé ont déposé leurs instruments et croisent leurs bras sur la poitrine. Leur sourire t'a renseigné. L'eau est présente. Car l'homme, dans le désert, est animal au museau maladroit, qui cherche à tâtons sa mamelle. Rassuré, tu as donc souri. Et les chameliers t'ayant vu sourire sourient à leur tour. Et voici que tout est sourire. Les sables dans leur lumière et ton visage et le visage de tes hommes et peut-être même quelque chose des bêtes, sous leur écorce, car elles connaissent qu'elles vont boire et sont là, immobiles, toutes résignées dans le plaisir. Et il en est de cette minute comme sur mer quand une déchirure du nuage verse le soleil. Et tu sens tout à coup la présence de Dieu, sans comprendre pourquoi, à cause peut-être du goût répandu de récompense (car il en est d'un puits vivant dans le désert comme d'un cadeau, jamais tout à fait escompté, jamais tout à fait promis), à cause aussi de l'attente de la communion en l'eau prochaine, qui vous tient toujours immobile. Car ceux-là, leurs bras croisés sur la poitrine, n'ont point bougé. Car toi, les poings sur les hanches, au sommet du tertre, tu regardes toujours le même point de l'horizon. Car les bêtes aux grandes ombres organisées en processions sur les versants de sable ne se sont point encore mises en marche. Puisque ceux-là qui apportent les grandes auges où faire boire n'apparaissent point encore, et que tu continues de te demander: «Que font-ils?» Tout est suspendu encore et cependant tout est promis.
Et vous habitez la paix d'un sourire. Et certes, vous vous réjouirez bientôt de boire mais il ne s'agira plus que de plaisir, alors qu'il s'agit maintenant d'amour. Alors que maintenant, hommes, sables, bêtes et soleil sont comme noués dans leur signification par un simple trou entre des pierres, et qu'ils ne figurent plus autour de toi, dans leur diversité, que les objets d'un même culte, que les éléments d'un cérémonial, que les mots d'un cantique.
Et toi le grand prêtre qui présidera, toi le général qui ordonnera, toi le maître de cérémonies, immobile, les poings sur les hanches, retenant encore ta décision, tu interroges l'horizon d'où l'on t'apporte les grandes auges où faire boire. Car manque encore un objet pour le culte, un mot pour le poème, un pion pour la victoire, une épice pour le festin, un hôte d'honneur pour la cérémonie, une pierre à la basilique afin qu'elle éclate sous les regards. Et cheminent quelque part ceux qui apportent comme clef de voûte les grandes auges et auxquels tu crieras quand ils apparaîtront: «Eh! vous de là-bas, hâtez-vous donc!» Ils ne répondront pas. Ils graviront le tertre. Ils s'agenouilleront pour installer leurs ustensiles. Alors tu ne feras qu'un geste. Et commencera de crier la corde qui accouche la terre, commenceront les bêtes de mettre en branle, lentement, leur procession. Et commenceront les hommes de les gouverner dans l'ordre prévu, à coups de triques, et de pousser contre elles les cris gutturaux du commandement. Ainsi commencera de se dérouler, selon son rituel, la cérémonie du don de l'eau sous la lente ascension du soleil.
CCXVI
Donc me vinrent trouver les logiciens, historiens et critiques pour argumenter et démontrer et déduire leurs systèmes de conséquence en conséquence. Et tout était impitoyablement exact. Et ils me construisaient, à qui mieux mieux, des sociétés, des civilisations et des empires qui admirablement favorisaient, délivraient, alimentaient et enrichissaient l'homme.
Quand ils eurent longtemps parlé, je leur demandai simplement.
«Pour ainsi valablement pérorer sur l'homme, conviendrait d'abord de me dire ce qui est important de l'homme et pour l'homme…»
Se lancèrent de nouveau et avec volupté dans des constructions nouvelles, car si tu offres à ceux-là occasion de discourir, te la saisissent par la crinière et se lancent dans la voie imprudemment ouverte comme une charge de cavalerie, avec tintamarre des armes, poudroiement d'or du sable et vent orageux de la course. Mais ils ne vont nulle part.
«Donc, leur dis-je, quand ayant cessé de produire leur bruit ils en attendirent des compliments (car ceux-là courent non pour servir mais pour être vus, entendus ou admirés dans leur voltige et, leur tourneboulis terminé, ils te prennent d'avance l'air modeste), donc, si j'ai bien compris, vous me prétendez favoriser ce qui est, de l'homme et pour l'homme, le plus important. Mais j'ai bien compris que vos systèmes favorisaient son tour de ventre — cela certes est utile mais s'agit d'un moyen, non d'un but puisqu'il en est de leur charpente comme de la solidité du véhicule — ou sa santé, mais s'agit là d'un moyen non d'un but, puisqu'il en est de l'entretien de leurs organes comme de l'entretien du véhicule, ou son nombre, mais s'agit là toujours d'un moyen non d'un but. Car il s'agit ici de la quantité des véhicules. Et certes, je souhaite pour l'empire beaucoup d'hommes sains convenablement alimentés. Mais quand j'ai prononcé ces fortes évidences je n'ai rien dit encore sur l'essentiel, sinon qu'il est une matière disponible. Mais qu'en ferai-je, où la conduirai-je et que lui dois-je fournir pour la grandir? Car il n'est là que véhicule, voie et charroi…»
Me discouraient sur l'homme comme on discourt sur la salade. Et n'ont rien laissé d'elle qui mérite d'être raconté, les générations de salades qui se sont succédé dans mon potager.
Mais ils ne surent point me répondre. Car, myopes et le nez contre, ne se préoccupant jamais que de la qualité de l'encre ou du papier et non de la signification du poème.
J'ajoutai donc:
«Moi qui suis positif et méprise la pourriture du rêve. Moi qui ne comprends l'île à musique que comme construction concrète. Moi qui ne suis point, comme les financiers, tout ivre des fumées du rêve — moi qui, d'honorer l'expérience, place tout naturellement l'art de la danse au-dessus de l'art de la concussion, de l'accaparement, de la prévarication, à cause qu'elle procure plus de plaisir et que la signification en est plus claire — car tes richesses accaparées, faudra bien leur trouver un emploi et, de ce que la danse touche les hommes, tu t'achèteras quelque danseuse, mais ne sachant rien de la danse tu la choisiras sans génie et tu ne posséderas rien. Moi qui regarde et qui entends — de ne point écouter les mots dans le silence de mon amour — j'ai constaté que rien ne valait pour l'homme une odeur de cire par un certain soir, une abeille d'or par une certaine aube, une perle noire non possédée au fond des mers. Et, des financiers eux-mêmes, j'ai constaté qu'il leur arrivait d'échanger une fortune durement acquise par la concussion, la prévarication, l'accaparement, l'exploitation de l'esclavage, les nuits blanches brûlées à des travaux de procédure et en rongeantes additions de comptable, en une noisette large comme l'ongle et d'apparence de verre taillé, qui, de se dénommer diamant et d'être issue du cérémonial des fouilles dans l'épaisseur des organes de la terre, prenait ainsi valeur d'odeur de cire ou de lueur d'abeille, et méritait d'être sauvée, fût-ce au péril de la vie, contre les voleurs.
«M'est donc apparu que le don essentiel était le don de la route à suivre pour accéder à la fête. Et que d'abord pour juger ta civilisation je veux que tu me dises quelles sont tes fêtes — et de quel goût pour le cœur et — puisqu'elles sont instant de passage, porte franchie, éclosion hors de la chrysalide après la mue, — d'où tu viens et où tu vas. Alors seulement je connaîtrai quel homme tu es, et si vaut la peine que tu sois prospère dans ta santé, ton tour de ventre et ton nombre.
«Et puisqu'il se trouve que, pour que tu tendes vers telle route, est nécessaire que tu éprouves la soif dans telle direction et non dans une autre et qu'elle suffira à ton ascension, car elle guidera tes pas et fertilisera ton génie (comme il en est de la pente vers la mer dont il me suffit que je t'augmente pour obtenir de toi des navires) je veux que tu m'éclaires sur la qualité de la soif que tu fondes chez toi dans les hommes. Car il se trouve que l'amour, essentiellement, est soif d'amour, la culture, soif de culture, et le plaisir du cérémonial vers la perle noire, soif de perle noire du fond des mers.»
CCXVII
Tu ne jugeras point selon la somme. «De ceux-là, me viens-tu dire, il n'est rien à attendre. Sont grossièreté, goût du lucre, égoïsme, absence de courage, laideur.» Mais ainsi peux-tu me parler des pierres, lesquelles sont rudesse, dureté, pesanteur morne et épasseur, mais non de ce que tu tires des pierres: statue ou temple. J'ai trop vu que l'être ne fonctionnait presque jamais comme l'eussent fait prévoir ses parties — et certes ceux-là des peuplades voisines, si tu les prends chacun à part, tu trouves chacun qui hait la guerre, ne souhaite point quitter son foyer, car il aime ses enfants et son épouse et les repas d'anniversaire — ni verser le sang car il est bon, et il nourrit son chien, et il caresse son âne, ni le pillage d'autrui car tu l'observes qui ne chérit que sa propre maison et lustre ses bois et repeint ses murs et embaume son jardin de fleurs — et tu me diras donc: «Ils figurent dans le monde l'amour de la paix…» Et cependant leur empire n'est que grande soupière où mijote la guerre. Et leur bonté, et leur douceur, et leur pitié pour l'animal blessé, et leur émotion devant les fleurs ne sont qu'ingrédient d'une magie qui prépare les cliquetis d'armes, comme il en est de tel mélange de neige, de bois verni et de cire chaude qui prépare les grands battements de ton cœur, bien que la capture, ici comme ailleurs, ne soit point de l'essence du piège.
Me juges-tu l'arbre sur les matériaux? Me viens-tu parler de l'oranger en me critiquant sa racine, ou le goût de sa fibre, ou le visqueux ou le rugueux de son écorce, ou l'architecture de ses branches? Ne t'importent point les matériaux. Tu juges l'oranger sur l'orange.
Ainsi de ceux-là que tu persécutes. Alors que pris à part ils sont tel et tel et tel. M'en moque bien. Leur arbre me fabrique de temps à autre des âmes de glaive prêtes à sacrifier le corps dans les supplices, contredisant la lâcheté du plus grand nombre, et des regards lucides qui dépouillent, comme de son écorce le fruit, de ses vains attributs la vérité, et, contredisant l'appétit vulgaire du plus grand nombre, t'observent les étoiles de la fenêtre de leur mansarde et vivent d'un fil de lumière — alors me voilà satisfait. Car je vois condition là où tu vois litige. L'arbre est condition du fruit, la pierre du temple et les hommes condition de l'âme qui rayonne sur la tribu. Et de même que dans la bonté et la rêverie douce et l'amour de la maison de ceux-là, j'irai aisément planter mon talon car il ne s'agit, malgré l'apparence, que d'ingrédients pour la soupière, de peste, de crime et de famine. Je pardonnerai aux autres leur absence de bonté ou leur refus de rêverie ou leur faiblesse d'amour pour les maisons (car il se peut qu'ils aient longtemps été nomades) s'il se trouve que ces ingrédients sont conditions de la noblesse de quelques-uns. Et de cela je ne sais rien prévoir par l'enchaînement des mots aux mots à cause qu'il n'est point de logique qui fasse passer d'un étage à l'autre.
CCXVIIl
Car ceux-là se pâment et te voudraient faire croire qu'ils brûlent nuit et jour. Mais ils mentent.
Ment la sentinelle des remparts qui te chante nuit et jour son amour de la ville. Elle lui préfère sa soupe.
Ment le poète qui nuit et jour te parle de l'ivresse du poème. Lui arrive de souffrir de quelque mal de ventre et se moque de tous les poèmes.
Ment l'amoureux qui te prétend que nuit et jour il est habité par l'image de sa bien-aimée. Une puce l'en détourne, car elle pique. Ou le simple ennui, et il bâille.
Ment le voyageur qui te prétend que nuit et jour il s'enivre de ses découvertes, car si la houle est par trop creuse le voilà qui vomit.
Ment le saint qui te prétend que nuit et jour il contemple Dieu. Dieu se retire de lui parfois, comme la mer. Et le voilà plus sec qu'une plage à galets.
Mentent ceux qui pleurent leur mort nuit et jour. Pourquoi nuit et jour le pleureraient-ils, quand ils ne l'aimaient pas nuit et jour? Connaissaient les heures de dispute ou de lassitude ou de distractions hors de l'amour. Et certes, le mort est plus présent que le vivant, d'être contemplé hors des litiges, devenu un. Mais tu es infidèle, même à tes morts.
Mentent tout ceux-là, car ils renient leurs heures de sécheresse, n'ayant rien compris. Et ils te font douter de toi car, de les entendre affirmer leur ferveur, tu crois en leur permanence et, à ton tour, rougissant de ta sécheresse tu changes ta voix et ton visage, quand tu es en deuil, si l'on te regarde.
Mais je ne connais que l'ennui qui te puisse être permanent. Lequel te vient de l'infirmité de ton esprit qui ne sait lire aucun visage au travers des matériaux. Ainsi qui considère le matériel du jeu d'échecs sans deviner qu'un problème s'y inscrit. Mais, si t'est accordée de temps à autre, en récompense de fidélité dans la chrysalide, la seconde d'illumination de la sentinelle, ou du poète, ou du croyant, ou de l'amant, ou du voyageur, ne te plains point de ne point contempler en permanence le visage qui transporte. Car il en est de si brûlants qu'ils consument qui les contemple. La fête n'est point pour tous les jours.
Donc tu te trompes quand tu condamnes les hommes sur leurs mouvements de routine, à la façon du prophète aux yeux bigles qui nuit et jour couvait une fureur sacrée. Car je sais trop que le cérémonial s'abâtardit dans l'ordinaire en ennui et routine. Car je sais trop que la pratique de la vertu s'abâtardit dans l'ordinaire en concessions aux gendarmes. Car je sais trop que les hautes règles de la justice s'abâtardissent dans l'ordinaire en paravent pour jeux sordides. Mais que m'importe? Je sais aussi de l'homme qu'il lui arrive de dormir. Me plaindrai-je alors de son inertie? Je sais aussi de l'arbre qu'il n'est point fleur, mais condition de la fleur.
CCXIX
J'ai désiré fonder en toi l'amour pour le frère. Et du même coup j'ai fondé la tristesse de la séparation d'avec le frère. J'ai désiré fonder en toi l'amour pour l'épouse. Et j'ai fondé en toi la tristesse de la séparation d'avec l'épouse. J'ai désiré fonder en toi l'amour pour l'ami. Et du même coup j'ai fondé en toi la tristesse de la séparation d'avec l'ami, de même que celui-là qui bâtit les fontaines bâtit leur absence.
Mais de te découvrir tourmenté par la séparation plus que par tout autre mal, j'ai voulu te guérir et t'enseigner sur la présence. Car la fontaine absente est plus douce encore pour qui meurt de soif qu'un monde sans fontaines. Et même si t'en voilà exilé au loin pour toujours, quand ta maison brûle tu pleures.
Je connais des présences généreuses comme des arbres, lesquels étendent loin leurs branches pour verser l'ombre. Car je suis celui qui habite et te montrerai ta demeure.
Souviens-toi du goût de l'amour quand tu embrasses ton épouse à cause que le petit jour a rendu leur couleur aux légumes dont tu installes sur ton âne la pyramide un peu branlante car tu te mets en route pour les vendre au marché. Ta femme donc te sourit. Elle demeure là sur le seuil prête, ainsi que toi, pour son travail, car elle balaiera la maison et lustrera les ustensiles et s'emploiera à la cuisson de ton repas, songeant à toi, à cause de tel régal dont elle mijote la surprise, se disant à soi-même: «Qu'il ne revienne pas trop tôt car il me gâterait mon plaisir à me surprendre…» Rien donc ne la sépare de toi bien qu'en apparence tu t'en ailles au loin et qu'elle souhaite ton retard. Et il en est pour toi de même, car ton voyage servira la maison dont il faut bien que tu répares l'usure et alimentes la gaieté. Et tu as prévu sur ton gain quelque tapis de haute laine et, pour ton épouse, tel collier d'argent. C'est pourquoi tu chantes sur la route et habites la paix de l'amour, bien qu'en apparence tu t'exiles. Tu bâtis ta maison, à petits pas de ta baguette, en guidant l'âne, en rajustant les corbeilles, en te frottant les yeux car il est tôt. Tu es solidaire de ta femme mieux qu'aux heures d'oisiveté quand tu te tournes vers l'horizon, du seuil de chez toi, ne songeant même pas à te retourner pour savourer quoi que ce soit de ton royaume, car tu rêves alors d'un mariage lointain où tu souhaites de te rendre, ou de telle corvée, ou de tel ami.
Et maintenant que vous voilà mieux réveillés, s'il arrive à ton âne d'essayer un peu de montrer son zèle, tu écoutes le trot peu durable qui fait comme un chant de cailloux et tu médites ta matinée. Et tu souris. Car tu as choisi déjà la boutique où tu marchanderas le bracelet d'argent. Tu connais le vieux boutiquier. Il se réjouira de ta visite car tu es son meilleur ami. Il s'informera sur ta femme. Il te questionnera sur sa santé, car ta femme est précieuse et fragile. Il t'en dira tant de bien et tant de bien, et d'une voix si pénétrée, que le passant le moins subtil, rien qu'à entendre de telles louanges, l'estimerait digne du bracelet d'or. Mais tu pousseras un soupir. Car ainsi est la vie. Tu n'es point roi. Tu es maraîcher pour légumes. Et le marchand de même poussera un soupir. Et, quand vous aurez bien soupiré en hommage à l'inaccessible bracelet d'or, il t'avouera, de ceux d'argent, qu'il les préfère. «Un bracelet, t'expliquera-t-il, avant tout se doit d'être lourd. Et ceux d'or sont toujours légers. Le bracelet a sens mystique. S'agit là du premier chaînon de la chaîne qui vous lie l'un à l'autre. Il est doux, dans l'amour, de sentir le poids de la chaîne. Au bras joliment soulevé, quand la main rajuste le voile, le bijou doit peser car il informe ainsi le cœur.» Et l'homme te reviendra de son arrière-boutique avec le plus pesant de ses anneaux et il te priera d'essayer l'effet de son poids en le balançant les yeux fermés et en méditant sur la qualité de ton plaisir. Et tu subiras l'expérience. Tu approuveras. Et tu pousseras un autre soupir. Car ainsi est la vie. Tu n'es point capitaine d'une riche caravane. Mais ânier d'un âne. Et tu montreras l'âne, lequel attend devant la porte et n'est guère vigoureux! et tu diras: «Mes richesses sont si peu de chose que ce matin, sous leur fardeau, il a trotté.» Le marchand donc poussera aussi un soupir Et quand vous aurez bien soupiré en hommage à l'inaccessible bracelet lourd, il t'avouera des bracelets légers qu'après tout ils l'emportent par la qualité de la ciselure, laquelle est plus fine. Et il te montrera celui de ton souhait. Car depuis des jours tu as décidé, selon ta sagesse, comme un chef d'État. Il est à réserver une part des gains du mois pour le tapis de haute laine, et une autre pour le râteau neuf, une autre enfin pour la nourriture de tous les jours…
Et maintenant commence la danse véritable, car le marchand connaît les hommes. S'il devine que son hameçon est bien planté, il ne te rendra point de corde. Mais tu lui dis que le bracelet est trop coûteux et tu prends congé. Il te rappelle donc. Il est ton ami. A la beauté de ton épouse il consentira un sacrifice. L'attristerait si fort de se défaire de son trésor entre les mains d'une laideronne. Tu reviens donc mais à pas lents. Tu règles ton retour comme une flânerie. Tu fais la moue. Tu soupèses le bracelet. N'ont pas grande valeur s'ils ne sont point lourds. Et l'argent ne brille guère. Tu hésites donc entre un maigre bijou et la belle étoffe de couleur que tu as remarquée dans l'autre boutique. Mais ne faut point non plus que tu fasses trop le dédaigneux, car s'il désespère de te rien vendre il te laissera t'éloigner. Et tu rougiras du mauvais prétexte dans lequel tu t'embrouilleras pour lui revenir.
Et certes, celui-là qui ne connaîtrait rien des hommes regarderait danser la danse de l'avarice, alors qu'elle est danse de l'amour et croirait, à l'entendre parler d'âne et de légumes, ou philosopher sur l'or et l'argent, la quantité ou la finesse, et retarder ainsi ton retour par de longues et lointaines démarches, que te voilà très loin de ta maison, alors que tu l'habites véritablement dans l'instant même. Car il n'est point d'absence hors de la maison ou de l'amour si tu fais les pas du cérémonial de l'amour ou de la maison. Ton absence ne te sépare point mais te lie, ne te retranche point mais te confond. Et peux-tu me dire où loge la borne au-delà de laquelle l'absence est coupure? Si le cérémonial est bien noué, si tu contemples bien le dieu en lequel vous vous confondez, si ce dieu est assez brûlant, qui te séparera de la maison ou de l'ami? J'ai connu des fils qui me disaient: «Mon père est mort n'ayant point achevé de bâtir l'aile gauche de sa demeure. Je la bâtis. N'ayant point achevé de planter ses arbres. Je les plante. Mon père est mort en déléguant le soin de poursuivre plus loin son ouvrage. Je le poursuis. Ou de demeurer fidèle à son roi. Je suis fidèle.» Et je n'ai point senti dans ces maisons-là que le père fût mort.
De ton ami et de toi-même, si tu cherches ailleurs qu'en toi ou ailleurs qu'en lui la racine commune, s'il est pour vous deux, lu à travers le disparate des matériaux, quelque nœud divin qui noue les choses, il n'est ni distance ni temps qui vous puissent séparer, car de tels dieux, en quoi votre unité se fonde, se rient et des murs et des mers.
J'ai connu un vieux jardinier qui me parlait de son ami. Tous deux avaient longtemps vécu en frères avant que la vie les séparât, buvant le thé du soir ensemble, célébrant les mêmes fêtes, et se cherchant l'un l'autre pour se demander quelques conseils ou se délivrer de confidences. Et certes, ils avaient peu à se dire et bien plutôt on les voyait se promener, le travail fini, considérant sans prononcer un mot les fleurs, les jardins, le ciel et les arbres. Mais si l'un d'eux hochait la tête en tâtant du doigt quelque plante, l'autre se penchait à son tour et, reconnaissant la trace des chenilles, hochait la sienne. Et les fleurs bien ouvertes leur procuraient à tous les deux le même plaisir.
Or il arriva qu'un marchand ayant engagé l'un des deux, il l'associa pour quelques semaines à sa caravane. Mais les pillards de caravanes puis les hasards de l'existence, et les guerres entre les empires, et les tempêtes, et les naufrages, et les ruines, et les deuils, et les métiers pour vivre ballottèrent celui-là des années durant, comme un tonneau la mer, le repoussant de jardin en jardin, jusqu'aux confins du monde.