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«J'ai mal défini leurs prérogatives. Ils ignorent lequel des deux a préséance sur l'autre dans les banquets. Ils se surveillent avec hargne. Et s'avancent tous deux de front jusqu'à l'instant de s'asseoir. Alors le plus grossier l'emporte en prenant place, ou le moins stupide. L'autre le hait. Et il se jure bien d'être moins sot la fois prochaine et de presser le pas pour s'asseoir d'abord. Et voilà qu'ensuite, naturellement, ils se volent leurs femmes, se pillent leurs troupeaux, ou s'injurient. Et ce ne sont là que balivernes sans intérêt mais dont ils pâtissent car ils y croient. Mais moi je n'écouterai point le bruit qu'ils font.
«Tu veux qu'ils s'aiment? Ne leur jette point le grain du pouvoir à partager. Mais que l'un serve l'autre. Et que l'autre serve l'empire. Alors ils s'aimeront de s'épauler l'un l'autre et de bâtir ensemble.»
Il les châtia donc cruellement pour l'inutile tintamarre de leurs brouilles: «L'empire, leur disait-il, n'a que faire de vos scandales. Un général, de toute évidence, doit obéir au gouverneur. Je châtierai donc celui-là pour n'avoir point su commander. Et l'autre pour n'avoir point su obéir. Et je vous conseille le silence.»
Et d'un bout à l'autre du territoire les hommes se réconcilièrent. Les chameaux volés furent rendus. Les épouses adultères furent restituées ou répudiées. Les injures furent réparées. Et celui qui obéissait se découvrait flatté par les louanges de celui qui le commandait. Et s'ouvraient à lui des sources de joie. Et celui-là qui commandait était heureux de montrer sa puissance en grandissant son subalterne. Et il le poussait devant lui les jours de banquets, afin qu'il s'assît le premier.
«Et ce n'était pas qu'ils fussent stupides, disait mon père. Mais c'est que les mots du langage ne charrient rien qui soit digne d'intérêt. Apprends à écouter non le vent des paroles ni les raisonnements qui leur permettent de se tromper. Apprends à regarder plus loin. Car leur haine n'était point absurde. Si chaque pierre n'est point à sa place, il n'est point de temple. Et si chaque pierre est à sa place et sert le temple, alors compte seul le silence qui est né d'elles, et la prière qui s'y forme. Et qui entend que l'on parle des pierres?»
C'est pourquoi je ne m'intéressais point aux problèmes de mes généraux qui venaient me prier de chercher dans les actes des hommes les causes de leurs dissensions afin que j'y misse ordre par ma justice. Mais, dans le silence de mon amour, je traversais le campement et les regardais se haïr. Puis je me retirais pour faire part à Dieu de ma prière.
«Seigneur, les voilà qui se divisent de ne plus bâtir l'empire. Car l'erreur est de croire qu'ils cessent de bâtir pour la raison qu'ils seraient divisés. Éclaire-moi sur la tour à leur faire bâtir qui leur permettra de s'échanger en elle dans leurs aspirations diverses. Qui appellera tout en eux et comblera chacun de le solliciter tout entier dans toute sa grandeur. Mon manteau est trop court et je suis un mauvais berger qui ne sait point les ranger sous son aile. Et ils se haïssent parce qu'ils ont froid. Car la haine n'est jamais qu'insatisfaction. Toute haine a un sens profond mais qui la domine. Et les herbes diverses se haïssent et se mangent entre elles, mais non l'arbre unique dont chaque branche s'accroît de la prospérité des autres. Prête-moi une coupure de ton manteau que j'y rassemble mes guerriers et mes laboureurs et mes savants et mes époux et mes épouses et jusqu'aux enfants qui pleurent…»
XVI
Ainsi de la vertu. Mes généraux, dans leur solide stupidité, me venaient parler de la vertu:
«Voilà, me disaient-ils, que leurs mœurs se corrompent. Et c'est pourquoi l'empire se décompose. Il importe de durcir les lois et d'inventer des sanctions plus cruelles. Et de trancher les tètes de ceux-là qui auront failli.»
Moi, je songeais:
«Il importe peut-être en effet de trancher des têtes. Mais la vertu est d'abord conséquence. La pourriture de mes hommes est avant tout pourriture de l'empire qui fonde les hommes. Car s'il était vivant et sain il exalterait leur noblesse.»
Et je me souvenais des paroles de mon père: «La vertu c'est la perfection dans l'état d'homme et non l'absence de défauts. Si je veux bâtir une cité je prends la pègre et la racaille et je l'ennoblis par le pouvoir. Je lui offre d'autres ivresses que l'ivresse médiocre de la rapine, de l'usure ou du viol. Les voilà, de leurs bras noueux, qui bâtissent. Leur orgueil devient tour et temple et rempart. Leur cruauté devient grandeur et rigueur dans la discipline. Et voilà qu'ils servent une ville née d'eux-mêmes et contre laquelle ils se sont échangés dans leur cœur. Et ils mourront, pour la sauver, sur ses remparts. Et tu ne découvriras plus chez eux que vertus les plus éclatantes.
«Mais toi qui fais le dégoûté devant la puissance de la terre, devant la grossièreté de l'humus et de sa pourriture et de ses vers, tu demandes d'abord à l'homme de n'être pas et de ne point montrer d'odeur. Tu blâmes en eux l'expression de leur force. Et tu installes des émasculés à la tête de ton empire. Et ils pourchassent le vice qui n'est que puissance sans emploi. C'est la puissance et la vie qu'ils pourchassent. Et à leur tour ils deviennent gardiens de musée et veillent un empire mort.»
«Le cèdre, disait mon père, se nourrit de la boue du sol, mais la change en épais feuillage qui se nourrit, lui, de soleil.
«Le cèdre, disait encore parfois mon père, c'est la perfection de la boue. C'est la boue devenue vertu. Si tu veux sauver ton empire crée-lui sa ferveur. Il drainera les mouvements des hommes. Et les mêmes actes, les mêmes mouvements, les mêmes aspirations, les mêmes efforts, bâtiront ta cité au lieu de la détruire.
«Et maintenant je te le dis:
«Ta cité mourra d'être achevée. Car ils vivaient non de ce qu'ils recevaient mais de ce qu'ils donnaient. Pour se disputer les provisions faites ils redeviendront loups dans leurs tanières. Et si ta cruauté parvient à les réduire ils deviendront au lieu bétail dans l'étable. Car une cité ne s'achève point. Je dis qu'est achevée mon œuvre simplement quand manque ma ferveur. Ils meurent alors parce qu'ils sont déjà morts. Mais la perfection n'est point un but que l'on atteigne. C'est l'échange en Dieu. Et je n'ai jamais achevé ma ville…»
C'est pourquoi je doutais qu'il suffît de trancher des têtes. Car si, évidemment, celui-là s'est gâté, il importe de le trancher de peur qu'il ne corrompe les autres, comme on jette le fruit blet hors du cellier ou hors de l'étable l'animal malade. Mais mieux vaut changer de cellier ou d'étable car ce sont eux d'abord les responsables.
Pourquoi châtier celui que l'on peut convertir? C'est pourquoi j'adressai à Dieu cette prière: «Seigneur, prêtez-moi une coupure de votre manteau pour y abriter tous les hommes avec leurs bagages de grands souhaits. Je suis las d'étrangler, de peur qu'ils ne ruinent mon œuvre, ceux que je ne sais point couvrir. Sachant qu'ils menacent les autres et les discutables bienfaits de ma vérité provisoire, mais les sachant nobles aussi et porteurs aussi de vérité.»
XVII
C'est pourquoi j'ai toujours méprisé comme vain le vent des paroles. Et je me suis défié des artifices du langage. Et quand mes généraux, dans leur solide stupidité, me venaient dire: «Le peuple se révolte, nous te proposons d'être habile…» je renvoyais mes généraux. Car l'habileté n'est qu'un vain mot. Et il n'est point de détour possible dans la création. On fonde ce que l'on fait et rien de plus. Et si tu prétends, poursuivant un but, tendre vers un autre, et qui diffère du premier, celui-là seul qui est dupe des mots te croira habile. Car ce que tu fondes, en fin de compte, c'est ce vers quoi tu vas d'abord et rien de plus. Tu fondes ce dont tu t'occupes et rien de plus. Même si tu t'en occupes pour lutter contre. Je fonde mon ennemi si je lui fais la guerre. Je le forge et je le durcis. Et si je prétends vainement au nom des libertés futures renforcer ma contrainte, c'est la contrainte que je fonde. Car on ne biaise point avec la vie. On ne trompe point l'arbre: on le fait pousser comme on le dirige. Le reste n'est que vent de paroles. Et si je prétends sacrifier ma génération pour le bonheur des générations futures ce sont les hommes que je sacrifie. Non ceux-ci ou d'autres mais tous. Je les enferme tous tout simplement dans le malheur. Le reste n'est que vent de paroles. Et si je fais la guerre pour obtenir la paix, je fonde la guerre. La paix n'est point un état que l'on atteigne à travers la guerre. Si je crois à la paix conquise par les armes et si je désarme, je meurs. Car la paix, je ne puis l'établir que si je fonde la paix. C'est-à-dire si je reçois ou j'absorbe et si chaque homme trouve dans mon empire l'expression de ses souhaits particuliers. Car l'image peut être la même que chacun aime à sa façon. Seul un langage insuffisant oppose les hommes les uns aux autres, car ce qu'ils souhaitent ne varie point. Je n'ai jamais rencontré celui-là qui souhaitât ou le désordre, ou la bassesse, ou la ruine. L'image qui les tourmente et qu'ils aimeraient fonder se ressemble d'un bout à l'autre de l'univers, mais les voies par lesquelles ils cherchent à l'atteindre diffèrent. Celui-là croit que la liberté permettra à l'homme de s'épanouir, l'autre que la contrainte le bâtira grand, et tous deux souhaitent sa grandeur. Celui-là croit que la charité les unira, l'autre méprise la bonté qui n'est que respect de l'ulcère et il oblige l'homme de bâtir une tour en quoi ils se fondent l'un dans l'autre. Et tous deux travaillent pour l'amour. Celui-là croit que la prospérité domine tous les problèmes car l'homme délivré de ses charges trouve le temps de cultiver son cœur, son âme et son intelligence. Mais l'autre estime que la qualité de leurs cœurs, de leurs intelligences et de leurs âmes n'est point liée aux aliments qu'on leur fournit ni aux facilités qu'on leur accorde mais aux dons qu'on sollicite d'eux. Il croit que seuls sont beaux les temples nés des exigences de Dieu, et remis en rançon. Mais tous deux souhaitaient d'embellir l'âme, l'intelligence et le cœur. Et tous deux ont raison, car qui peut grandir dans l'esclavage, la cruauté et l'abrutissement d'un lourd travail? Mais qui peut grandir dans la licence, le respect de la pourriture et l'œuvre vaine qui n'est plus que passe-temps d'oisifs?
Les voilà qui prennent les armes à cause de mots inefficaces, au nom du même amour. Et c'est la guerre, qui est recherche et lutte et mouvement incohérent dans l'impérieuse direction, comme de l'arbre de mon poète qui, né aveugle, cogna les murs de sa prison jusqu'à crever une lucarne pour jaillir droit vers le soleil, enfin rectiligne et glorieux.
La paix je ne l'impose point. Je fonde mon ennemi et sa rancune si je me borne à le soumettre. Il n'est grand que de convertir et convertir c'est recevoir. C'est offrir à chacun, pour qu'il s'y sente à l'aise, un vêtement à sa mesure. Et le même vêtement pour tous. Car toute contradiction n'est qu'absence de génie.
C'est pourquoi je répète ma prière:
«Seigneur, éclairez-moi. Faites-moi grandir en sagesse afin que je réconcilie non par abandon, exigé des uns et des autres, de quelque souhait de leur ferveur. Mais par visage nouveau qui leur apparaîtrait le même. Ainsi du navire, Seigneur! Ceux-là qui, sans comprendre, tirent les cordages de bâbord luttent contre ceux qui tirent à tribord. Ils se haïraient dans l'ignorance. Mais s'ils savent, ils collaborent et tous deux servent le vent.»
La paix est arbre long à grandir. Il nous faut de même que le cèdre, aspirer encore beaucoup de rocaille pour lui fonder son unité…
Bâtir la paix c'est bâtir l'étable assez grande pour que le troupeau entier s'y endorme. C'est bâtir le palais assez vaste pour que tous les hommes s'y puissent rejoindre sans rien abandonner de leurs bagages. Il ne s'agit point de les amputer pour les y faire tenir. Bâtir la paix c'est obtenir de Dieu qu'il prête son manteau de berger pour recevoir les hommes dans toute l'étendue de leurs désirs. Ainsi de la mère qui aime ses fils. Et celui-là timide et tendre. Et l'autre ardent à vivre. Et l'autre peut-être bossu, chétif et malvenu. Mais tous, dans leur diversité, émeuvent son cœur. Et tous, dans la diversité de leur amour, servent sa gloire.
Mais la paix est arbre long à bâtir. Il faut plus de lumière que je n'en ai. Et rien n'est encore évident. Et je choisis et je refuse. Il serait trop facile de faire la paix s'ils étaient déjà semblables.
Ainsi échoua l'habileté de mes généraux car, dans leur solide stupidité, ils me vinrent pour me tenir des raisonnements. Et je me souvenais des paroles de mon père: «L'art du raisonnement qui permet à l'homme de se tromper…»
«Si nos hommes délaissent les charges de l'empire, c'est qu'ils s'amollissent. Nous leur ménagerons donc des embuscades et ils se durciront et l'empire sera sauvé.»
Ainsi parlent les professeurs qui Vont de conséquence en conséquence. Mais la vie est. Comme est l'arbre. Et la tige n'est pas le moyen qu'a trouvé le germe pour devenir branche. Tige, germe et branche ne sont qu'un même épanouissement.
Je les corrigeai donc: «Si nos hommes s'amollissent, c'est que l'empire en eux est mort qui alimentait leur vitalité. Ainsi du cèdre quand il a usé son don de vivre. Il ne change plus la rocaille en cèdre. Et il commence de se disperser dans le désert. Il importe donc pour les animer de les convertir…» Toutefois, dans mon indulgence, les généraux ne pouvant me comprendre, je les laissais jouer leur jeu et ils expédièrent des hommes se faire tuer autour d'un puits que nul ne convoitait car il était sec, mais où, par hasard, campait l'ennemi.
Et certes, est belle la fusillade autour du puits, cette danse autour de la fleur, car celui qui obtient le puits épouse la terre et retrouve le goût des victoires. Et l'ennemi tourne par le revers d'un grand mouvement de corbeaux, quand ta marche les a fait lever, et qu'ils commencent leur orbe, pour se poser là où ils n'auront plus à te craindre. Alors le sable qui les a bus en arrière de toi se charge de poudre. Et tu joues la vie et la mort dans ta virilité. Et tu danses autour d'un centre et tu t'éloignes et tu t'approches de quelque chose.
Et s'il n'est là qu'un puits tari le jeu n'est plus le même. Aussi tu sais qu'il est inutile ce puits et vide de sens comme les dés du jeu quand tu n'engages point sur eux ta fortune. Mes généraux ayant vu les hommes jouer aux dés et s'assassiner pour une fraude, ont cru aux dés. Et ils ont joué du puits comme d'un dé vide. Mais personne n'assassine pour une fraude sur un dé vide.
Mes généraux n'ont jamais très bien compris l'amour.
Car ils voient l'amoureux exalté par l'aube qui lui rapporte en le réveillant son amour. Et ils voient le guerrier exalté par l'aube qui lui rapporte en le réveillant sa victoire en marche. Celle qui déjà s'étire en lui et le fait rire. Et ils croient que l'aube est puissante et non l'amour.
Mais moi je dis qu'il n'est rien à faire sans l'amour. Car le dé t'ennuie qui n'est point chargé d'un sens souhaitable. Et l'aube t'ennuie si simplement elle te fait rentrer dans ta misère. Et la mort pour le puits inutile t'ennuie.
Certes, plus est rude le travail où tu te consumes au nom de l'amour, plus il t'exalte. Plus tu donnes, plus tu grandis. Mais il faut quelqu'un pour recevoir. Et ce n'est point donner que de perdre.
Mes généraux, ayant vu donner avec joie, n'en avaient pas tout simplement déduit qu'il était quelqu'un pour recevoir. Et ils ne comprenaient pas qu'il ne suffit pas pour exalter l'homme de le dépouiller.
Mais ce blessé je le surpris dans son amertume. Et il me dit:
«Je vais mourir, Seigneur. Et j'ai donné mon sang. Et je ne reçois rien en échange. L'ennemi que j'ai étendu d'une balle au ventre avant qu'un autre ne le vengeât, je l'ai observé quand il mourait. Il me sembla qu'il s'accomplissait dans la mort, tout entier donné à ses croyances. Et sa mort fut payante. Quant à moi, pour avoir respecté la consigne qui était de mon caporal et non de quelqu'un d'autre dont l'enrichissement l'eût payé, je meurs avec dignité mais ennui.»
Quant aux autres, ils s'étaient enfuis.
XVIII
Et c'est pourquoi ce soir-là, du haut du roc noir que je gravis, je considérai les taches noires de mon campement dans l'étendue, toujours formé selon la figuré triangulaire, toujours orné de sentinelles aux trois sommets, toujours doté de fusils et de poudre, et cependant près d'être soufflé et dispersé et répandu comme l'arbre mort, et je pardonnai aux hommes.
Car je compris. La chenille meurt quand elle forme sa chrysalide. La plante meurt quand elle monte en graine. Quiconque mue connaît la tristesse et l'angoisse. Tout en lui se fait inutile. Quiconque mue n'est que cimetière et regrets. Et cette foule attendait la mue, ayant usé le vieil empire que nul ne saurait rajeunir. On ne guérit ni la chenille ni la plante, ni l'enfant qui mue et réclame pour se retrouver bienheureux de rentrer dans l'enfance et de voir rendues leurs couleurs aux jeux qui l'ennuient et leur douceur aux bras maternels, et le goût du lait — mais il n'est plus de couleur des jeux, ni de refuge dans les bras maternels ni de goût du lait — et il va, triste. Ayant usé le vieil empire, les hommes, sans le connaître, réclamaient l'empire nouveau. L'enfant qui a mué et perdu l'usage de la mère ne connaîtra point de repos qu'il n'ait trouvé la femme. Seule, de nouveau, elle l'assemblera. Mais qui peut montrer leur empire aux hommes? Qui peut, dans le disparate du monde, par la seule vertu de son génie, tailler un visage nouveau et les forcer de tourner les yeux en sa direction et de le connaître? Et le connaissant, de l'aimer? Ce n'est point œuvre de logicien mais de créateur et de sculpteur. Car celui-là seul forge dans le marbre qui n'a point à se justifier et imprime dans le marbre le pouvoir d'éveiller l'amour.
XIX
J'ai donc fait venir les architectes et leur ai dit: «C'est vous dont dépend la cité future, non dans sa signification spirituelle, mais dans le visage qu'elle montrera et qui fera son expression. Et je pense bien avec vous qu'il s'agit d'installer heureusement les hommes. Afin qu'ils disposent des commodités de la ville et ne perdent point leurs efforts en vaines complications et en dépenses stériles. Mais j'ai toujours appris à distinguer l'important de l'urgent. Car il est urgent, certes, que l'homme mange, car s'il n'est pas nourri il n'est point d'homme et il ne se pose plus de problème. Mais l'amour et le sens de la vie et le goût de Dieu sont plus importants. Et je ne m'intéresse point à une espèce qui engraisse. La question que je me pose n'est point de savoir si l'homme, oui ou non, sera heureux, prospère et commodément abrité. Je me demande d'abord quel homme sera prospère, abrité et heureux. Car, à mes boutiquiers enrichis que gonfle la sécurité je préfère le nomade qui s'enfuit éternellement et poursuit le vent, car il embellit de jour en jour de servir un seigneur si vaste. Si contraint de choisir j'apprenais que Dieu refuse au premier Sa grandeur et ne l'accorde qu'au second, je plongerais mon peuple dans le désert. Car j'aime que l'homme donne sa lumière. Et peu m'importe le cierge gras. A sa seule flamme je mesure sa qualité.
«Mais je n'ai point observé que le prince fût inférieur au débardeur ni le général au sergent, ni le chef aux manœuvres quoi qu'ils fussent plus amples dans l'usage des biens. Et ceux qui bâtissent des remparts de bronze, je ne les ai point trouvés inférieurs à ceux qui alignent leurs murs de boue. Je ne refuse point l'escalier des conquêtes qui permet à l'homme de monter plus haut. Mais je n'ai point confondu le moyen et le but, l'escalier et le temple. Il est urgent qu'un escalier permette d'accéder au temple sinon il restera désert. Mais le temple est seul important. Il est urgent que l'homme subsiste et trouve autour de soi les moyens de grandir. Mais il ne s'agit là que de l'escalier qui mène à l'homme. L'âme que je lui bâtirai sera basilique car elle seule est importante.