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«Montrez-moi la part importante de votre travail?» Et vous demeurez devant moi muets.
«Et vous me dites: «Nous répondons aux besoins des hommes. Nous les abritons.» Oui, comme l'on répond aux besoins du bétail que l'on installe dans l'étable sur sa litière. Et l'homme, certes, a besoin de murs pour s'y enterrer et devenir comme la semence. Mais il a besoin aussi de la grande Voie Lactée et de l'étendue de la mer, malgré que ni les constellations ni l'océan ne lui servent de rien dans l'instant. Car qu'est-ce que servir? Et j'en connais qui ont longuement et durement gravi la montagne, s'écorchant aux genoux et aux paumes, s'usant dans leur ascension, pour gagner avant l'aube la cime et s'abreuver de la profondeur de la plaine bleue encore, comme l'on cherche l'eau d'un lac pour y boire. Et ils s'asseyent et ils regardent une fois là, et ils respirent. Et le cœur leur bat joyeusement, et ils y trouvent un remède souverain à leurs dégoûts.
«Et j'en connais qui cherchent la mer au pas lent de leur caravane et qui ont besoin de la mer. Et qui, lorsqu'ils arrivent sur le promontoire et dominent cette étendue pleine de silence et d'épaisseur et qui interdit à leurs regards ses provisions d'algues ou de coraux, respirent l'âcreté du sel et s'émerveillent d'un spectacle qui ne leur sert de rien dans l'instant, car on ne saisit point la mer. Mais ils sont lavés dans leur cœur de l'esclavage des petites choses. Peut-être assistaient-ils avec écœurement, comme de derrière les barreaux d'une prison, à la bouilloire, aux ustensiles de ménage, aux plaintes de leurs femmes, à la gangue journalière, laquelle peut être visage lu à travers et sens des choses, mais parfois devenir tombeau et s'épaissir et enfermer.
«Alors ils prennent des provisions d'étendue et rapportent chez eux la béatitude qu'ils y ont trouvée. Et la maison est changée de ce qu'il existe quelque part la plaine au lever du jour et la mer. Car tout s'ouvre sur plus vaste que soi. Tout devient chemin, route et fenêtre sur autre chose que soi-même.
«Alors ne me prétendez pas que vos murs usuels lui suffisent, car si l'homme n'avait jamais vu les étoiles et s'il était en votre pouvoir de lui bâtir une Voie Lactée aux travées géantes à condition d'engloutir une fortune dans l'établissement d'une telle coupole, iriez-vous me dire que cette fortune serait gâchée dans son usage?
«Et c'est pourquoi je vous le dis: Si vous bâtissez le temple inutile puisqu'il ne sert ni à la cuisson, ni au repos, ni à l'assemblée des notables, ni aux réserves d'eau, mais simplement à l'agrandissement du cœur de l'homme, et au calme des sens, et au temps qui mûrit, car il est tout semblable à un cellier du cœur où l'on s'installe pour baigner quelques heures dans la paix équitable et l'apaisement des passions et la justice sans déshérités, si donc vous bâtissez un temple où la douleur due aux ulcères devient cantique et offrande, où la menace de mort devient port entrevu dans les eaux enfin calmes, croiriez-vous avoir gâché vos efforts?
«Si pour ceux-là qui se déchirent les mains à manœuvrer les voiles les jours de tempête, et qui bourlinguent durement nuit et jour et ne sont plus que chair vive durement grattée par le sel, s'il était possible de les recevoir de temps à autre dans les eaux calmes et lumineuses d'un port, là où il n'est plus ni mouvement, ni heurt, ni effort, ni âpreté du combat, mais silence des eaux que froisse à peine l'arrivée quand le grand vaisseau court sur son erre, croirais-tu avoir gâché ton travail? Car elle leur est douce, cette eau de citerne, après toutes ces chevelures qui courent sur le poitrail des vagues, toutes ces crinières de la mer.
«Et voilà ce qu'il t'est possible d'offrir à l'homme et qui ne dépend que de ton génie. Car tu construis le goût de l'eau du port et du silence et des espérances merveilleuses par le seul arrangement de tes pierres.
«Alors ainsi ton temple les sollicite et ils vont s'essayer dans son silence. Et ils s'y découvrent. Car autrement il ne serait pour les solliciter que les boutiques. Rien d'autre ne serait appelé en eux que l'acheteur par les marchands. Et ils ne naîtraient point dans leur grandeur. Et ils ne connaîtraient point leur étendue.
«Certes, me diras-tu, ces boutiquiers gras sont comblés et ils ne demandent rien d'autre. Mais il est facile de combler celui-là qui n'a point d'espace dans le cœur.
«Et certes, vos travaux, un stupide langage les présente comme inutiles. Mais que le comportement des hommes dément donc bien avec sûreté ces raisonnements! Vous les voyez, les hommes, de toutes les contrées du monde, courir à la recherche de ces réussites de pierre que vous ne fabriquez plus. Ces greniers pour l'âme et le cœur. Où avez-vous vu l'homme éprouver le besoin de courir le monde pour visiter des entrepôts? L'homme use, certes, des marchandises, mais il en use pour subsister et il se trompe sur lui-même s'il croit qu'il les souhaite d'abord. Car leurs voyages ont d'autres buts. Tu les as vus se déplacer, les hommes. As-tu considéré leurs buts? Sans doute parfois une baie bienheureuse ou quelque montagne vêtue de neige ou ce volcan qui s'épaissit de sa fiente, mais avant tout ces navires ensevelis qui seuls conduisaient quelque part.
«Ils en font le tour et la visite, rêvant, sans bien le savoir, d'y être embarqués. Car ils ne sont en route vers rien. Et ces temples ne reçoivent plus les foules et ne les emportent plus et ne les changent plus en race plus noble comme une chrysalide. Tous ces émigrants n'ont plus de navire et ils ne peuvent plus muer et, d'âmes d'abord pauvres et débiles, se faire, au cours de cette traversée à bord de navires de pierre, des âmes riches et généreuses. C'est pourquoi tous ces visiteurs tournent autour du temple enseveli et visitent et cherchent et marchent sur les grandes dalles rayonnantes que l'usure des pas a lustrées, écoutant retentir leurs seules voix dans le silence monumental, perdus dans la forêt des piliers de granit et croyant simplement comme des historiens, s'instruire, quand, aux battements de leurs cœurs ils pourraient comprendre que de pilier en pilier, de salle en salle, de nef en nef, ce qu'ils cherchent, c'est le capitaine et qu'ils sont tous là grelottants de cœur mais sans le connaître, appelant une aide qui ne vient pas, attendant une mue qui se refuse, renfoncés comme ils sont en eux-mêmes parce qu'il n'est plus que des temples morts, à demi ensablés, parce qu'il n'est plus que des navires échoués dont la provision de silence et d'ombre est mal protégée et qui font eau de toutes parts avec ces grandes travées de ciel bleu qui se montrent à travers les voûtes éboulées ou ce grésillement de sable à travers les brèches des murs. Et ils ont faim d'une faim qui ne sera point rassasiée…
«Ainsi, je vous le dis, vous bâtirez parce que la forêt profonde est bonne à l'homme et la Voie Lactée et la plaine bleue dominée du haut des montagnes. Mais qu'est-ce que l'étendue de la Voie Lactée et des plaines bleues et de la mer à côté de celle qu'offre la nuit au cœur des pierres quand l'architecte a su les remplir de silence? Et vous-mêmes, vous les architectes, vous grandirez de perdre le goût de l'usuel. Vous ne naîtrez que de l'œuvre véritable à réaliser, car celle-là vous drainera puisqu'elle ne vous servira plus et vous contraindra de la servir. Et vous tirera hors de vous-mêmes. Car, comment naîtrait-il de grands architectes à l'occasion d'ouvrages sans grandeur?
«Vous ne deviendrez grands que si les pierres que vous prétendez charger de pouvoir ne sont point objets de concours, abris pour la commodité ou de destin usuel et vérifiable, mais piédestaux et escaliers et navires qui portent vers Dieu.»
XX
Mes généraux, dans leur solide stupidité, me fatiguaient de leurs démonstrations. Car, réunis comme en congrès, ils se disputaient sur l'avenir. Et c'est ainsi qu'ils désiraient se faire habiles. Car à mes généraux on avait d'abord enseigné l'histoire et ils connaissaient une par une toutes les dates de mes conquêtes et toutes celles de mes défaites et celles des naissances et celles des morts. Ainsi leur paraissait-il évident que les événements se déduisent les uns des autres. Et ils voyaient l'histoire de l'homme sous l'image d'une longue chaîne de causes et de conséquences qui prenait sa racine dans la première ligne du livre d'histoire et se prolongeait jusqu'au chapitre où l'on notait pour les générations futures que la création ainsi avait heureusement abouti à cette constellation de généraux. Ainsi, ayant pris trop d'élan, de conséquence en conséquence démontraient-ils l'avenir. Ou bien, ils me venaient, chargés de leurs lourdes démonstrations: «Ainsi dois-tu agir pour le bonheur des hommes ou pour la paix, ou pour la prospérité de l'empire. Nous sommes des savants, disaient-ils, nous avons étudié l'histoire…»
Mais je savais qu'il n'est de science que de ce qui se répète. Celui-là qui plante une graine de cèdre prévoit l'ascension de l'arbre, de même que celui-là qui lâche une pierre prévoit qu'elle choira, car le cèdre répète le cèdre et la chute de la pierre répète la chute de la pierre, bien que cette pierre qu'il va lâcher ou que cette semence qu'il enterre n'ait encore jamais servi. Mais qui prétend prévoir la destinée du cèdre qui, de graine en arbre et d'arbre en graine, de chrysalide en chrysalide se transfigure? Il s'agit là d'une genèse dont je n'ai point encore connu d'exemple. Et le cèdre est espèce neuve qui s'élabore sans rien répéter que je connaisse. Et j'ignore où elle va. Et j'ignore de même où vont les hommes.
Ils exercent certes leur logique, mes généraux, quand ils cherchent et découvrent une cause à l'effet qui leur est montré. Car, me disent-ils, tout effet a une cause et toute cause a un effet. Et de cause à effet, ils s'en vont, redondants, vers l'erreur. Car autre chose est de remonter des effets aux causes ou de descendre des causes aux effets.
Moi aussi, dans le sable vierge et répandu à la façon d'un talc, j'ai relu, après coup, l'histoire de mon ennemi. Sachant qu'un pas est toujours précédé d'un autre pas qui l'autorise et que la chaîne va de chaînon en chaînon sans qu'aucun chaînon puisse jamais manquer. Si le vent ne s'est point levé et, tourmentant le sable, n'en a point essuyé la page d'écriture, superbement, comme d'une ardoise d'écolier, je puis remonter d'empreinte en empreinte jusqu'à l'origine des choses ou, poursuivant la caravane, la surprendre dans le ravin où elle a cru bon de s'attarder. Mais au cours de cette lecture je n'ai point reçu d'enseignement qui me permît de la précéder dans sa marche. Car la vérité qui la domine est d'une autre essence que le sable dont je dispose. Et la connaissance des empreintes n'est que connaissance d'un reflet stérile, lequel ne m'instruira ni sur la haine, ni sur la terreur, ni sur l'amour qui d'abord gouverne les hommes.
«Alors, me diront-ils, mes généraux, solidement plantés dans leur stupidité, tout se démontre encore. Si je connais la haine, l'amour ou la terreur qui les domine, je prévoirai leurs mouvements. L'avenir donc est contenu dans le présent…»
Mais je leur répondrai qu'il m'est toujours possible de prévoir la caravane un pas de plus qu'elle n'en a fait. Ce pas nouveau répétera sans doute l'autre dans sa direction et dans son ampleur. Il est science de ce qui se répète. Mais elle s'échappe bientôt hors du chemin que ma logique aura tracé car elle changera de désir…
Et, comme ils ne me comprenaient point, je leur racontai le grand exode.
C'était du côté des mines de sel. Et les hommes se sauvaient tant bien que mal de vivre parmi les minéraux car rien ici n'autorisait la vie. Le soleil pesait et brûlait, et les entrailles du sol, loin de livrer une eau limpide, ne livraient que des barres de sel qui eussent tué l'eau si les puits n'avaient été secs. Pris entre l'astre et le sel gemme, les hommes venus d'ailleurs avec leurs outres pleines se hâtaient au travail et détachaient à coups de pioche ces cristaux transparents qui figurent la vie et la mort. Puis ils s'en retournaient liés comme par un cordon ombilical aux terres heureuses et à leurs eaux fertiles.
Le soleil donc était ici âpre, dur et blanc comme la famine. Et les rochers crevaient le sable par endroits, flanquant les mines de sel de leurs assises d'ébène dur comme du diamant noir et dont les vents en vain mordaient les crêtes. Et celui-là qui eût assisté aux traditions séculaires de ce désert les eût prévues durables et fixées pour des siècles. La montagne continuerait de s'user avec lenteur comme sous la dent d'une lime trop faible, les hommes continueraient d'extraire le sel, les caravanes continueraient d'acheminer l'eau et les vivres et de relever ces forçats…
Mais il advint une aube où les hommes se tournèrent du côté de la montagne. Et ce qu'ils n'avaient point vu encore se montra.
Car le hasard des vents qui avaient mordu le roc depuis tant de siècles y avait sculpté un visage géant et qui exprimait la colère. Et le désert, et les salines souterraines, et les tribus, fixées sur une assise plus inhumaine que l'eau salée des océans, sur une assise de sel durcie, étaient dominés par un visage noir, sculpté dans le roc, furieux, sous la profondeur d'un ciel pur et ouvrant la bouche pour maudire. Et les hommes fuirent, pris d'épouvanté, quand ils le connurent. L'aventure se propagea au fond des puits et quand les ouvriers émergeaient de la gangue, ils se retournaient d'abord vers la montagne puis, le cœur saisi, se hâtaient vers la tente, empaquetaient tant bien que mal leurs ustensiles, injuriaient la femme, l'enfant et l'esclave et, poussant devant eux leur fortune condamnée sous le soleil inexorable, empruntaient les pistes du Nord. Et comme l'eau manquait, ils périssaient tous. Et vaines parurent les prédictions des logiciens qui voyaient s'user la montagne et se perpétuer les hommes. Comment eussent-ils prévu ce qui allait naître?
Quand je remonte vers le passé je divise le temple en pierres. Et l'opération est prévisible et simple. De même si je répands en os et viscères le corps démantelé, et en gravats le temple, ou en chèvres, moutons, demeures et montagnes le domaine… Mais si je marche vers l'avenir, il me faudra toujours compter avec la naissance d'êtres nouveaux qui s'ajouteront aux matériaux et ne seront point prévisibles puisque d'une autre essence. Ces êtres-là je les dis uns et simples puisqu'ils meurent et disparaissent d'être divisés. Car le silence est quelque chose qui s'ajoute aux pierres mais qui meurt si on les sépare. Car le visage est quelque chose qui s'ajoute au marbre ou aux éléments du visage mais qui meurt si on le brise ou si on les distingue. Car le domaine est quelque chose qui s'ajoute aux chèvres, aux demeures, aux moutons et aux montagnes…
Je ne saurai prévoir mais je saurai fonder. Car l'avenir on le bâtit. Si je rassemble en un visage unique le disparate de mon époque, si j'ai des mains divines de sculpteur, mon désir deviendra. Et je me tromperai si je dis que j'ai su prévoir. Car j'aurai créé. Dans le disparate d'alentour j'aurai montré un visage et je l'aurai imposé et il gouvernera les hommes. Comme le domaine qui exige parfois jusqu'à leur sang.
Ainsi m'est-il apparu une nouvelle vérité et c'est qu'il est vain et illusoire de s'occuper de l'avenir. Mais que la seule opération valable est d'exprimer le monde présent. Et qu'exprimer c'est bâtir avec le disparate présent le visage un qui le domine, c'est créer le silence avec les pierres.
Toute autre prétention n'est que vent de paroles…
XXI
Et certes nous savons tous combien les raisonnements sont trompeurs. Ceux-là que je regardais, les arguments les plus habiles et les démonstrations les plus impérieuses n'entraînaient point leur conviction. «Oui, disaient-ils, tu as raison. Et cependant, je ne pense point comme toi…» Ceux-là, on les disait stu-pides. Mais je compris qu'ils n'étaient point stupides mais, bien au contraire, les plus sages. Ils respectaient une vérité que les mots ne charriaient point.
Car les autres, ils s'imaginent que le monde tient dans les mots et que la parole d'homme exprime l'univers et les étoiles et le bonheur et le soleil couchant et le domaine et l'amour et l'architecture et la douleur et le silence… Mais moi j'ai connu l'homme en face de la montagne qu'il avait mission de saisir pelletée par pelletée.
Je pense certes que les géomètres, quand ils ont dessiné les remparts, tiennent dans les mains la vérité de leurs remparts. Et que l'on saura les construire selon leurs figures. Car il est des remparts une vérité pour géomètres. Mais quel géomètre comprend les remparts dans leur importance? Où lisez-vous dans leurs dessins que les remparts constituent une digue? Qui vous permet de les découvrir semblables à l'écorce du cèdre à l'intérieur de laquelle s'édifie la cité vivante? Où voyez-vous que les remparts sont écorce pour la ferveur et qu'ils permettent l'échange des générations en Dieu dans l'éternité de la forteresse? Ils y voient pierre, ciment et géométrie. Et certes les remparts sont pierre, ciment et géométrie. Mais ils sont également les maîtres couples d'un navire et l'abri pour les destinées particulières. Et je crois, moi, d'abord aux destinées particulières. Non point mesquines d'être si limitées. Car cette fleur unique c'est la fenêtre ouverte sur la connaissance du printemps. C'est le printemps devenu fleur. Car n'est rien pour moi un printemps qui n'aurait point formé de fleurs.
Non point important peut-être, en vérité, l'amour de cette épouse qui attend le retour de l'époux. Non point tellement important la main qui agite avant le départ. Mais signe de quelque chose d'important. Non point tellement important la lumière particulière qui brille à l'intérieur du rempart comme la lanterne d'un navire, voilà cependant une vie éclose dont je ne sais pas mesurer le poids.
Les remparts lui servent d'écorce. Et cette cité est larve contenue dans sa gaine. Et cette fenêtre: une fleur de l'arbre. Et derrière cette fenêtre peut-être un enfant pâle qui boit encore son lait et ne connaît point sa prière et joue et balbutie, mais sera conquérant de demain et fondera des villes nouvelles qu'il accroîtra de leurs remparts. Et voilà la graine de l'arbre. Plus important, moins important, comment saurais-je? Et cette question pour moi n'a point de sens — car l'arbre, je l'ai dit, il ne faut point le diviser pour le connaître.
Mais quel géomètre connaît ces choses? il croit comprendre les remparts puisqu'il les bâtit. Il croit que sa géométrie contient tout entiers les remparts puisqu'il suffit de l'imposer au ciment et à la pierre pour que la ville se fortifie. Mais il est autre chose qui les domine et si je désirais montrer ce qu'est un rempart en vérité, je vous réunirais autour de moi et, d'année en année, vous apprendriez à les découvrir sans jamais épuiser le travail car il n'est point de mot pour les contenir dans leur essence. Et je n'en montre que des signes comme en est signe la géométrie mais aussi ces bras de l'époux autour de l'épouse, laquelle est enceinte, lourde d'un monde, et qu'ils protègent.
Comme celui-là qui vient avec ses pauvres mots montrer à l'autre qu'il a tort d'être triste, et où voyez-vous que l'autre est changé? Ou qu'il a tort d'être jaloux ou tort d'aimer? Et où voyez-vous que l'autre guérit de l'amour? Les mots essaient d'épouser la nature et de l'emporter. Ainsi j'ai dit «montagne» et j'emporte la montagne en moi avec ses hyènes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa montée vers les étoiles jusqu'aux crêtes mordues par les vents… mais ce n'est qu'un mot qu'il faut remplir. Et quand j'ai dit rempart il faut aussi remplir. Et les géomètres y ajoutent quelque chose, et les poètes et les conquérants et l'enfant pâle et la mère qui, grâce à eux, peut s'occuper de souffler sur la braise pour réchauffer le lait du soir sans que le carnage la vienne distraire. Et s'il m'est possible de raisonner sur la géométrie des remparts comment raisonnerais-je sur ces remparts eux-mêmes que mon langage ne sait point contenir? Car ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre.
Pour me montrer la ville, on me conduisait quelquefois sur le sommet d'une montagne. «Regarde-la, notre cité!» me disait-on. Et j'admirais l'ordonnance des rues et le dessin de ses remparts. «Voilà, disais-je, la ruche où dorment les abeilles. Au petit jour elles se répandent dans la plaine dont elles sucent les provisions. Ainsi les hommes cultivent et ils récoltent. Et des processions de petits ânes ramènent vers les greniers et les marchés et les réserves le fruit du travail du jour… La cité répand ses hommes dans l'aube puis les rentre en soi avec leurs fardeaux et leurs provisions pour l'hiver. L'homme est celui-là qui produit et qui consomme. Ainsi le favoriserai-je en étudiant avant tout ses problèmes et en administrant la fourmilière.»
Mais d'autres pour me montrer leur ville me faisaient traverser le fleuve et l'admirer de l'autre rive. Je découvrais donc, de profil sur la splendeur du crépuscule, ses maisons, les unes plus hautes, les autres moins hautes, les unes petites, les autres grandes, et la flèche des minarets accrochant comme des mâts la fumée de nuages pourpres. Elle se révélait à moi semblable à une flotte en partance. Et la vérité de la ville n'était plus ordre stable et vérité de géomètre, mais assaut de la terre par l'homme dans le grand vent de sa croisière. «Voilà, disais-je, l'orgueil de la conquête en marche. A la tête de mes cités je placerai des capitaines, car c'est de la création que l'homme tire d'abord ses joies et du goût puissant de l'aventure et de la victoire.» Et ce n'était ni plus vrai ni moins vrai, mais autre.
Certains, cependant, pour me faire admirer leur ville m'entraînaient avec eux à l'intérieur de leurs remparts et me conduisaient d'abord au temple. Et j'entrais, pris dans le silence et l'ombre et la fraîcheur. Alors je méditais. Et ma méditation me paraissait plus importante que la nourriture ou la conquête. Car je m'étais nourri pour vivre, j'avais vécu pour conquérir, et j'avais conquis pour revenir et méditer et me sentir le cœur plus vaste dans le repos de mon silence. «Voilà, disais-je, la vérité de l'homme. Il n'existe que par son âme. A la tête de ma cité j'installerai des poètes et des prêtres. Et ils feront s'épanouir le cœur des hommes.» Et ce n'était ni plus vrai ni moins vrai mais autre…
Et maintenant, dans ma sagesse, si j'use du mot «ville» je ne m'en sers point pour raisonner mais pour spécifier simplement tout ce dont elle charge mon cœur et que l'expérience m'en a enseigné, et ma solitude dans ses ruelles, et le partage du pain dans ses demeures, et sa gloire de profil dans la plaine, et son ordre admiré du haut des montagnes. Et bien d'autres choses que je ne sais dire ou auxquelles je ne songe point dans l'instant. Et comment userais-je du mot pour raisonner puisque ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre…
XXII
Mais par-dessus tout il m'apparut quelque chose d'impérieux en ce qui concerne l'héritage des hommes, héritage que de génération en génération ils se transmettent l'un à l'autre, car si, dans le silence de mon amour, je vais lentement par la ville et regarde celle-là qui parle au fiancé et lui sourit avec une crainte tendre, ou celle-ci qui attend le retour du guerrier, ou cette autre qui réprimande sa servante, ou celui-là qui prêche la résignation ou la justice, ou celui-là qui divise la foule, se dresse dans sa vengeance et prend la défense du faible, ou cet autre simplement qui sculpte son objet d'ivoire et le recommence et pas à pas se rapproche d'une perfection qui est en lui. Si je considère ma ville quand elle s'endort et fait ce bruit qui va mourant comme celui d'une cymbale que l'on a frappée et qui résonne encore et qui s'apaise comme si le soleil l'avait agitée, de même qu'il agite un essaim d'abeilles, puis vient le soir qui lasse leurs ailes et rentre le parfum des fleurs, et il n'est plus pour les guider de sillages dans le lit des vents. Quand je vois s'éteindre ces lumières et tous ces feux s'endormir sous la cendre, chacun ayant rentré son bien, qui sa moisson au fond des granges, qui ses enfants qui jouaient sur le seuil, qui son chien ou son âne, qui son tabouret de vieillard, quand enfin ma ville repose rangée comme un feu sous la cendre, et que toutes les réflexions, toutes les prières, tous les projets, tous les élans, toutes les craintes, tous les mouvements du cœur pour saisir ou pour rejeter, tous les problèmes non résolus qui attendent leurs solutions, toutes les haines qui ne tueront point avant le jour, toutes les ambitions qui ne découvriront rien avant l'aube, toutes les prières qui liaient l'homme à Dieu réservées, inutiles comme des échelles dans le magasin, sont en sursis et comme morts mais non éteints puisque ce gigantesque patrimoine, qui ne sert de rien dans l'instant, n'est point perdu, mais réservé et reporté, et que le soleil dès qu'il agitera l'essaim le rendra comme un héritage, et que chacun reprendra sa recherche, sa joie, sa peine, sa haine ou son ambition, et que ma colonie d'abeilles retournera à ses chardons et à ses lis, alors je me demande: qu'est-il de ces greniers d'images?…
Et il me paraît bien évident que, si je disposais d'une humanité encore inanimée et si je voulais l'éduquer et l'instruire et la remplir des mêmes mille mouvements divers, le pont du langage n'y suffirait point.
Car certes nous communiquons, cependant les mots de nos livres ne contiennent point le patrimoine. Et si je prends des enfants, et si je les brasse et si je les enseigne chacun dans une direction arbitraire, alors j'aurai perdu une partie de l'héritage. Ainsi de mon armée si ne s'établit point de l'un à l'autre la continuité du contact qui fait de cette armée une dynastie sans rupture. Et certes, ils recevront les enseignements de leurs caporaux. Et, certes, ils subiront l'autorité de leurs capitaines. Mais les mots dont disposent et caporaux et capitaines ne sont que réservoirs infiniment insuffisants pour transmettre de l'un à l'autre un acquis qui ne peut pas se dénombrer et ne s'exprime point en formules. Et qu'il n'est point possible de faire charrier par la parole ou par le livre. Car il s'agit d'attitudes intérieures, et de points de vue particuliers, et de résistances, et d'élans, et de systèmes de liaison entre les pensées et entre les choses… Et si je veux les expliquer ou les exposer je les démonte en leurs parties et il n'en reste rien. Ainsi du domaine qui appelle l'amour et dont je n'aurai rien dit si j'ai parlé des chèvres, des moutons, des demeures et des montagnes, et dont le trésor intérieur ne se transmet point par la parole mais par la filiation de l'amour. Et d'amour en amour ils se lèguent cet héritage. Mais si vous rompez le contact une seule fois de génération en génération, alors meurt cet amour. Et si vous rompez une fois le contact entre les aînés et les cadets dans votre armée, alors votre armée n'est plus que façade d'une maison vide et s'éboulera au premier coup, et si vous rompez le contact entre le meunier et son fils, alors vous y perdrez le plus précieux du moulin et sa morale et sa ferveur et les mille coups de mains qui ne s'expriment pas et les mille attitudes qui se justifient mal par la raison mais qui sont — car il est plus d'intelligence enfouie dans les choses telles qu'elles sont que dans les mots — mais vous leur demandez de rebâtir le monde par la seule lecture du petit livre qui n'est qu'images et reflets inefficaces et vides devant la somme des expériences. Et vous faites de l'homme une bête primitive et nue, ayant oublié que l'humanité dans sa démarche est celle d'un arbre qui croît et se continue de l'un à travers l'autre, comme la puissance de l'arbre dure à travers ses nœuds et ses torsades et la division de ses branches. Et j'ai affaire à un grand corps et j'ignore, moi, ce que c'est que mourir quand je regarde du haut de ma cité, car ici et là tombent des feuilles, ici et là naissent des bourgeons et cependant dure le tronc solide à travers. Mais par ces maux particuliers rien d'essentiel n'est lésé et tu le vois, ce temple, continuer de se bâtir et ce grenier continuer de se déverser et de se remplir, et ce poème d'embellir, et de se lustrer l'épaulement courbe de la fontaine. Mais si tu sépares les générations c'est comme si tu voulais recommencer l'homme lui-même dans le milieu de sa vie et, ayant effacé de lui tout ce qu'il savait, sentait, comprenait, désirait et craignait, remplacer cette somme de connaissances devenues chair par les maigres formules tirées d'un livre, ayant supprimé toute la sève qui montait à travers le tronc et ne transmettant plus rien aux hommes que ce qui est susceptible de se codifier. Et comme la parole fausse pour saisir, et simplifie pour enseigner, et tue pour comprendre, ils cessent d'être alimentés par la vie.
Mais moi je dis: il est bon de favoriser dans la cité la genèse des dynasties. Et si d'un petit groupe sont seuls tirés mes guérisseurs, mais disposant d'un héritage complet et non seulement de quelques mots, je disposerai en fin de compte de guérisseurs de plus de génie que si j'étends ma sélection à tout mon peuple et engage les fils de soldats et de meuniers. Et ce n'est point que je brime les vocations, car ce tronc formera un noyau assez dur pour que j'y puisse greffer des branches étrangères. Et ma dynastie absorbera et transformera en soi-même les aliments nouveaux que les vocations lui fourniront.
Car une fois de plus il me fut enseigné que la logique tue la vie. Et qu'elle ne contient rien par elle-même…
Mais ils se sont trompés sur l'homme les faiseurs de formules. Et ils ont confondu la formule qui est ombre plate du cèdre avec le cèdre dans son volume, son poids, sa couleur, sa charge d'oiseaux et son feuillage, lesquels ne sauraient s'exprimer et tenir dans le faible vent des paroles…