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Difficile d'enseigner les Belles-Lettres, quand la lecture commande à ce point le retrait et le silence!
La lecture, acte de communication? Encore une jolie blague de commentateurs! Ce que nous lisons, nous le taisons. Le plaisir du livre lu, nous le gardons le plus souvent au secret de notre jalousie. Soit parce que nous n'y voyons pas matière à discours, soit parce que, avant d'en pouvoir dire un mot, il nous faut laisser le temps faire son délicieux travail de distillation. Ce silence-là est le garant de notre intimité. Le livre est lu mais nous y sommes encore. Sa seule évocation ouvre un refuge à nos refus. Il nous préserve du Grand Extérieur. Il nous offre un observatoire planté très au-dessus des paysages contingents. Nous avons lu et nous nous taisons. Nous nous taisons parce que nous avons lu. Il ferait beau voir qu'un embusqué nous attende au tournant de notre lecture pour nous demander: «Aloooors? C'est beau? Tu as compris? Au rapport!»
Parfois, c'est l'humilité qui commande notre silence. Pas la glorieuse humilité des analystes professionnels, mais la conscience intime, solitaire, presque douloureuse, que cette lecture-ci, que cet auteur-là, viennent, comme on dit, de «changer ma vie»!
Ou, tout à coup, cet autre éblouissement, à rendre aphone: comment se peut-il que ce qui vient de me bouleverser à ce point n'ait en rien modifié l'ordre du monde? Est-il possible que notre siècle ait été ce qu'il fut après que Dostoïevski eut écrit Les Possédés? D'où viennent Pol Pot et les autres quand on a imaginé le personnage de Piotr Verkhovensky? Et l'épouvante des camps, si Tchékhov a écrit Sakhaline? Qui s'est éclairé à la blanche lumière de Kafka où nos pires évidences se découpaient comme plaques de zinc? Et, alors même que se déroulait l'horreur, qui a entendu Walter Benjamin? Et comment se fait-il, quand tout fut accompli, que la terre entière n'ait pas lu L'Espèce humaine de Robert Antelme, ne serait-ce que pour libérer le Christ de Carlo Levi, définitivement arrêté à Eboli?
Que des livres puissent à ce point bouleverser notre conscience et laisser le monde aller au pire, voilà de quoi rester muet.
Silence, donc…
Sauf, bien entendu, pour les phraseurs du pouvoir culturel.
Ah! ces propos de salons où, personne n'ayant rien à dire à personne, la lecture passe au rang des sujets de conversation possibles. Le roman ravalé à une stratégie de la communication! Tant de hurlements silencieux, tant de gratuité obstinée pour que ce crétin aille draguer cette pimbêche: «Comment, vous n'avez pas lu le Voyage au bout de la nuit?»
On tue pour moins que ça.